La MONTAGNE MAGIQUE (2) : l'amour et la mort
Je viens de terminer la lecture de "La montagne magique". Ce fut à la fois un enchantement de l'esprit et une épreuve. Enchantement de nombreux passages qui s'élèvent jusqu'au sublime, comme ce chapitre "Neige" qui me laisse confondu d'admiration. Par ailleurs j'ai beaucoup apprécié les pages narratives, toujours précises et suggestives. Mais une épreuve aussi, presque un "travail" - travail du négatif si l'on veut - dans la représentation de la maladie, son horreur muette et sa dangereuse séduction, dans la succession inquiétante des décès. Ce sanatorium est à la fois un lieu de repos, un asile de paix et de liberté, et une figure obsédante des enfers : on s'y repose, on jouit du confort et de toutes les commodités, on mange cinq fois par jour, on ne se soucie de rien, on goûte à une sorte de liberté paradisiaque - et puis on voit disparaître un compagnon de table ou de jeu, on s'informe, on apprend qu'il est mort. D'autres vont suivre, et d'autres encore.
Le livre se présente comme l'entrecroisement de deux lignes de forces. Selon la première c'est un roman de formation (Bildungsroman), genre classique de la littérature allemande : représenter l'évolution mentale et intellectuelle d'un personnage à travers des événements significatifs. Hans Castorp, plutôt naïf, sans passion particulière, futur ingénieur, va évoluer au contact des autres pensionnaires, se détacher de son milieu d'origine, s'ouvrir à l'amour et aux idées qui agitent le monde. (J'avoue que je n'ai guère été touché par les longs débats théoriques, et après quelque temps j'ai décidé de les sauter pour revenir à la narration proprement dite. Je ne crois pas avoir mal fait. Ces réflexions me semblent irrémédiablement datées). La seconde ligne de force est l'expression des rapports ambivalents de Thomas Mann avec le corps, l'amour, la maladie et la mort - problématique aigue qui soutenait le récit de La Mort à Venise (livre que j'ai adoré). Avec en sus la fascination qu'exerce le jeune homme, Tadzio dans La mort à Venise, à laquelle répond, de la part de Hans Castorp, une fascination égale pour Hippe "aux yeux tartares" - et par identification et déplacement, un égal attrait pour Clawdia Chauchat, "aux yeux tartares", laquelle somme toute est une nouvelle incarnation de cet amour d'antan. Ainsi donc dans une femme on peut aimer le jeune homme qu'elle évoque en dépit d'elle par un trait singulier comme ces "yeux tartares" ! Pour Thomas Mann, la beauté, celle qui renverse l'ordre commun, celle qui chavire, celle qui inspire l'amour à mort, semble plutôt masculine, fleurissant dans le corps des jeunes gens.
J'avais relevé jadis, dans La mort à Venise, l'opposition dramatique entre le thème apollinien (la beauté, la forme, l'idéal) et le thème dionysiaque (la décomposition et la mort). L'amour est cette force ambiguë qui participe des deux, faisant vaciller le héros entre l'affirmation de la vie et la séduction de la mort. D'où son charme trouble et envoûtant. Thomas Mann est à sa manière un sorcier des abîmes.