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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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29 septembre 2020

"LA MONTAGNE MAGIQUE" de Thomas Mann

 

Il est risqué d'écrire sur un livre dont on n'a pas fini la lecture car c'est souvent dans la conclusion que se délivre le sens.

C'est la troisième fois que j'entame la lecture de "La montagne magique" de Thomas Mann. Deux fois je m'étais juré de le lire, et deux fois j'ai capitulé au bout d'une centaine de pages. Mais cette fois-ci, quelques quarante ans plus tard, c'est différent : j'ai déjà lu six cents pages et je sais que j'irai jusqu'au bout. Certains livres attendent leur lecteur, ils ne sont pas pressés, ils savent qu'ils sont exigeants, difficiles, austères, ils découragent l'amateur superficiel, mais aussi le jeune épris de sensationnel, de passions fortes, d'actions spectaculaires. Car ici il ne se passe rien : comme dans une tragédie de Racine tout l'intérêt réside dans une lente, graduelle, quasi insensible évolution des dispositions intérieures.

Un jeune homme fortuné, un peu naïf, va rendre visite à son cousin qui séjournait au sanatorium de Davos pour soigner sa phtisie. La visite devait durer trois semaines. Elle durera des mois. Hans Castorp (c'est le nom de notre héros) découvre dans ces hauteurs le charme ambigu de la maladie sous l'aplomb de la mort - bien des internes décèdent discrètement et disparaissent - mais aussi la richesse des conversations et des méditations solitaires. Voilà qui "résume" les mille pages du livre ! De quoi décourager, en effet, le lecteur pressé qui se risquerait imprudemment dans ces parages.

Il faut accepter de voyager très lentement dans un temps lent, privé des repaires ordinaires qui rythment la vie des gens occupés - ceux de la plaine - un temps sans événements saillants où ce qui compte c'est l'horaire des repas, des promenades et des "cures" de sieste obligatoire, chaque jour identique au précédent et au suivant, longue suite de jours qui se fondent dans une sorte d'éternité. Le temps météorologique, lui aussi, conspire à produire cette impression de ralentissement, de ressassement : pas de saisons ici, l'hiver se déclare en plein été, l'été surgit dans l'hiver, tout s'égalise dans la perception d'une sempiternelle mêmeté. Ajoutez à cela les injonctions du médecin chef : "pourquoi voulez-vous nous quitter ? N'êtes-vous pas bien parmi nous ? Allez, encore quatre ou cinq mois ! Après nous verrons !" Celui qui entre ici, comme le damné de Dante, a toute les chances de perdre toute espérance.

Le cousin de Hans, excédé d'attente, partira au bout d'un an et demi, à moitié guéri. Il lui tarde de retrouver son régiment. Hans préfère rester. C'est qu'il se découvre peu à peu des intérêts auxquels il ne pouvait songer "là bas" dans la plaine : cosmologie, botanique, politique, philosophie - non qu'il devienne un savant, mais plutôt un homme capable de penser, et bientôt de penser par lui-même, de s'opposer à ses "maîtres" dont il avait, dans un premier temps, accepté et recherché l'influence. Dans une clairière isolée, seul parmi les oiseaux et le chant des sources, il s'accordait des moments de méditation par lesquels il parvenait à "gouverner" (c'est son mot) ses impressions et ses imaginations.

Dans le foisonnement baroque de ce livre immense, le plus intéressant, à mon goût, c'est l'aventure intellectuelle de ce jeune homme, assez fade au départ, conventionnel et pétri de certitudes apprises, qui s'ouvre à un monde absolument opposé, renforcé par ce leit-motiv du "en bas" et du "en haut", de la plaine et de la montagne, du travail productif en bas, avec son sérieux et sa rigueur, et de l'étrange villégiature d'"en haut" où ne comptent plus que la considération obsédante de la maladie, des soins, des caprices du thermomètre dans la bouche, les arrivées et les départs.

D'un autre point de vue, on peut estimer que le personnage principal c'est le temps, ce temps lent du roman qui fait résonner le temps lent des évéments, si toutefois il est juste de parler d'événements : ce sont plutôt de rares brisures dans un écoulement continu qui est à lui-même sa propre justification.

Jeune, je ne pouvais lire ce livre. Cela me paraît évident. Quarante ans après, dans la maturité d'un esprit éduqué, j'y goûte une suave amertume. Il est stimulant de voir l'éveil d'une jeune intelligence, surtout si cet éveil se fait dans ce lieu si particulier. La maladie cesse d'être une réalité purement externe, occasionnelle, que l'on considère de loin comme un accident fâcheux, c'est dans son élément, consubstantiel à la vie, que la conscience acquiert une profondeur nouvelle, inconnue du bien-portant qui se perd dans les occupations sérieuses du commerce ou du régiment.

Il me reste à lire quelques trois cents pages. Peut-être me suggèreront-elles de nouvelles considérations. A voir...

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Commentaires
K
Merci je vais le lire avec intérêt.
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G
Il y a aussi le très remarquable roman de Haruki Murakami : La balade de l'impossible. L'auteur fait discrètement référence à La montagne magique avant de décrire un lieu thérapeutique retiré dans les montagnes, isolé du monde, régi par des règles particulières - lecture japonaise du retrait méditatif. Les personnages du roman sont extrêmement attachants. Une oeuvre qui fait longtemps songer et rêver.
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K
Merci pour cet excellent article. J'ai également rencontré ce livre qui m'a bouleversé, cette lenteur, ce silence, cette blancheur, cette hauteur, qui donne à ce roman une force qui irradie le lecteur persévérant.<br /> <br /> Je le mets en perspective avec le désert des Tartares de Dino Buzzati.
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