"LA MORT N'EST RIEN PAR RAPPORT A NOUS" - Epicure
Si l'on veut se faire une juste idée de la position épicurienne face à la mort il faut prendre ensemble deux propositions apparemment contraires mais qui sont comme les deux branches d'une pince :
"Face à la mort nous sommes tous une citadelle sans murailles".
"La mort n'est rien par rapport à nous, puisque, quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus".
Il ne s'agit donc nullement de vivre en niant la réalité de la mort. Une lecture superficielle de la seconde phrase pourrait amener le lecteur à croire qu'Epicure opère une dénégation, "la mort n'est rien...". Bien au contraire, s'il rappelle le caractère mortel de l'homme, et plus généralement de toutes les productions de la nature, c'est pour marquer le sens de la mesure qui prévaut dans son éthique. Peut-être ceux qui se laissent emporter par l'hubris, la folie de l'ambition, du pouvoir et de la gloire, sont-ils victimes d'une illusion d'immortalité, tel Alexandre se faisant adorer comme un dieu. Ou mallon : pas plus que ce qu'autorise la condition mortelle.
Comment l'être mortel devrait-il se comporter, sachant la limite, face à la mort ? C'est le sens de la seconde phrase : une fois qu'on a intégré et digéré la vérité de sa propre mortalité, il est vain, ruineux, désastreux d'en faire une préoccupation obsessionnelle, comme si d'y penser sans cesse on pouvait lever l'échéance ou échapper au destin. Considérons plutôt les faits : la mort est une rupture absolue qui supprime la sensibilité, et par conséquent la douleur. Tant que je vis j'éprouve des sensations, des affects, je produis des images et des idées. Quand la mort est passée, comme un couperet, toutes ces affections et productions sont supprimées. Le sujet retourne au néant d'où il est sorti.
Remarquons bien que cette analyse porte sur le mourir, cet instant infinitésimal qui supprime la vie. Il n'est pas question du souffrir - qui est une marque du vivre : tant que l'on souffre on vit. Soulager la souffrance, ce qui est fort légitime, relève d'une autre approche. On se demandera si les personnes qui redoutent la mort ne craignent pas plutôt les douleurs de l'agonie. Si l'on calmait cette douleur, le mourir, peut-être, serait plus facile.
Mais ce qui empoisonne la vie c'est le souci de l'au de-là, la peur des châtiments infernaux qui font le pain béni de tous les empoisonneurs. Il faut donc couper court à toute fantasmagorie de la survie de l'âme. Voyez les faits : le corps se défait et périt. Or il n'existe pas de pensée, de représentation ou d'image qui ne supposent le substrat du corps. On dirait aujourd'hui : pas de pensée sans cerveau. La ruine du corps entraîne la ruine de l'"âme". Démonstration imparable, mais qui, hélas, ne découragera nullement le croyant de croire. Contre la rage de croire la philosophie ne peut rien. Disons qu'à sa manière elle est un principe de sélection : elle renforce ceux qu'elle nourrit, elle écarte les autres.
Si l'on ne craint ni le mourir ni les chimères de l'après vie il reste la condition mortelle dans sa vérité, ouverte sur le présent et l'avenir. Montaigne a raison lorsqu'il parle d'un "nonchaloir", d'une sorte d'indifférence placide à l'égard de sa mort à venir. Nous le savons, n'y pensons plus, et vivons !
J'en suis là. A l'aube de mes soixante-quinze ans, sachant bien que je suis mortel, et mortel au carré, assuré de rien, ni même de demain, j'en écris pour tester ma propre disposition philosophique, mon courage et ma lucidité. Ce cher Epicure, que j'ai découvert et aimé depuis mon adolescence, m'aura accompagné tout au long de ma vie, inspiré et soutenu. J'y vois une beauté, oui une beauté qui se mêle à l'image d'une île au soleil, Samos assurément, où il naquit, patrie de la vigne et du vin. Peut-être saurai-je, moi aussi, atteindre sur le tard cette gaillarde sérénité qui égalise les choses, d'avoir compris qu'"il n'y a rien de redoutable dans la non-vie".