DU SENTIMENT D'ETERNITE
"Elle est retrouvée.
Quoi ? L'éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil ! " (Rimbaud)
Que dans certaines situations exceptionnelles le sujet puisse avoir le sentiment de l'éternité, on en conviendra aisément. Mais cela ne prouve rien. D'ailleurs, à peine retombée l'extase, on revient à la banale expérience de la banalité. On se demande même si ce ne fut qu'un rêve, rien qu'un rêve, chimérique et fugace, enchanteur et décevant. Pour ma part j'ai souvent éprouvé cette troublante impression au sortir d'un concert : j'étais parmi les dieux, je retombe dans la tourbe des hommes.
Qui ne voudrait sortir des étroites limitations qui font notre condition mortelle et vivre d'une existence plus large, immensément ouverte à l'infini ? J'imagine aisément quelque astrophysicien poète qui oublierait de vivre pour se dissoudre corps et âme dans l'immensité. A trop contempler ces milliards de soleils je conçois que l'on y puisse perdre le bon sens, l'enracinement dans la terre.
L'éternité est une notion dangereuse. Elle ne saurait convenir à l'homme. Elle excède tout ce que nous pouvons nous représenter. Aussi faut-il la réserver au Tout - je dis le Tout et non l'univers, lequel n'est sans doute qu'une portion du Tout, une forme parmi d'autres. Cette éternité du Tout est lumineusement définie par Epicure : "le Tout a toujours été tel qu'il est maintenant et sera toujours tel. Car il n'est rien en quoi il puisse se changer ; et en dehors du Tout il n'est rien qui, étant entré en lui, ferait le changement" (Lettre à Hérodote, 39). Comprenons : le Tout en tant que Tout est toujours le Tout, sans extension ni diminution. Ce qui n'exclut nullement les changements, mais à l'intérieur du Tout, sans que ces changements affectent la nature du tout. Des mondes naissent, des étoiles et des planètes, des espèces végétales et animales ; des mondes disparaissent, et des espèces, et des civilisations, mouvements du hasard et des rencontres, agrégations et dislocations, mais le Tout est toujours le Tout. Parodiant Homère nous dirons: il est, il était et il sera, éternellement identique à soi.
Cette position traditionnelle de la pensée grecque, qui exclut toute création divine, a pour effet de ruiner la prétention humaine à l'explication du monde ou de l'univers : le monde est là, la nature est là, elle y a toujours été, et nul homme ne peut s'en saisir, expliquer ou comprendre comment il se fait que les choses sont là. Ce n'est pas l'homme qui comprend le monde, c'est le monde qui comprend l'homme, le tient dans ses conditions et ses limites, dont il ne saurait sortir. Il y a je ne sais quelle humilité à penser de la sorte, dépouillant l'homme de ses prétentions et suffisances, le ramenant à la vérité indépassable de sa condition.
L'éternité, pour l'homme, est une figure de l'impossible. C'est marque de sagesse que de la laisser en son gîte naturel, et de nous tourner vers notre véritable disposition, qui est de mouvement et de passage.
"N'aspire plus mon âme à la vie éternelle
Mais épuise le champ du possible". (Pindare)