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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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24 juillet 2020

LA PORTE DE LA DEESSE : PARMENIDE

 

Toujours dans la question du franchissement, voici le début du poème de Parménide, dans la traduction de Jean Bollack. Peut-être pour la première fois, une puissante rhapsodie qui contient en germe tous les développements futurs :

 

 "Les juments, qui me portent, aussi loin que va mon désir,

   Me conduisaient, depuis qu'elles m'avaient mis sur le chemin de riche langage

   De la Déesse, celui qui porte l'homme de savoir dans toute ville.

   C'est sur ce chemin que j'étais porté, c'est là que me portaient les juments de riche discours.

   Elles tiraient le char ; les filles montraient le chemin.

   L'axe dans les moyeux lançait un crissement de flûte

   En brûlant ; car il était pressé par le double tourbillon

   Des cercles de chaque côté, quand, se dépêchant de le mener

   Les filles du Soleil laissaient derrière elles les maisons de la nuit

   Pour la lumière, et de leurs mains repoussaient les voiles loin de leur têtes.

   Les filles lui parlèrent ; elles avaient des paroles de douceur

   Et la persuadèrent intelligemment de repousser pour elles

   Vite, la barre verrouillée, et de dégager la porte.

                                          La porte s'envolait

   Elle faisait des battants la béance vacante..."

 

Ce sont là les premiers vers de ce qu'il est convenu d'appeler  "Le poème de Parménide". Il offre une mise en scène grandiose du chemin de vérité : un char tiré par des juments, ou des "cavales" selon d'autres traductions (notons le caractère féminin), les filles du Soleil qui accompagnent le voyageur, la vitesse de la course, soulignée par les crissements de roues, le "tourbillon", le feu ("en brûlant") - jusqu'à la porte, et au delà.

Il s'agit bien d'un passage, d'un franchissement, à la fois mythologique, poétique et philosophique. Premier moment : "elles laissent derrière elles les maisons de la nuit - Pour la lumière (Phaos)". Premier moment, premier degré : il est mentionné comme en passant, sans insister. Car le vrai passage est le franchissement de la porte, qui ouvre singulièrement sur la béance (khasma, de même souche que khaos : ouverture infinie). Le poète, pour mieux dire encore, redouble le Khasma par "akhanes", infini, vaste, immense. Béance infinie, infiniment ouverte et sans contenu aucun.

Le chemin de vérité mène à cette épreuve du vide, ou de la béance, qui est peut-être ce moment suspensif où se découvre la faille du langage, l'incertitude structurelle du langage - s'il est vrai qu'on peut soutenir et affirmer n'importe quoi, mentir, dissimuler aussi bien que dire la vérité. C'est l'épreuve redoutable de la pensée qui en tant que telle ne peut se justifier par soi. Aussi faut-il, si l'on veut faire oeuvre de vérité, un soutien indéfectible. Où trouver ce soutien, cette garantie ? C'est à quoi répond le poème. Le voyageur est soutenu par les "Filles du soleil", conduit par l'ouverture de la porte, qui n'est plus une clôture mythologique mais un passage initiatique. Au de là de la "béance vacante", voici la merveille :

    "Et la Déesse, venant à moi, m'accueillit avec bonté ; elle prit ma main droite

    Dans la sienne. Voici le discours qu'elle tint ; elle me parlait :

    Jeune homme, tu as été le compagnon d'immortelles cochères,

    Avec les juments qui te portent. Tu arrives jusqu'à ma maison,

    Réjouis-toi car ce n'est pas un mauvais destin qui t'a mené de l'avant

    Sur ce chemin-ci - car vraiment il est à l'écart de la grand'route des hommes -

    Mais c'est bien Loi, c'est Justice".

C'est bien la Déesse (thea), sans le savoir clairement, que le poète cherchait depuis le début de cet extraordinaire voyage. Encore un principe féminin, après les juments et les filles du soleil. De cette Déesse nous ne saurons pas davantage. Elle ne saurait être confondue avec quelque divinité féminine du panthéon populaire. Elle est la Déesse, et cela suffit. C'est elle qui va procéder à la révélation de ce qui est, attribuant selon la justice à chaque chose le terme adéquat, refondant l'édifice du langage sur la juste perception de ce qui est. En précisant : "à l'écart de la grand'route des hommes" qui n'ont souci de la vérité.

Le texte dit : Themis et Dikè. Themis c'est la loi divine, Dikè l'usage, la justice des hommes. La parole de la Déesse fonde les deux ordres à la fois, réunissant la totalité pensable, énonçable, dans le discours vrai qui fait loi pour le penseur.

Deux remarques pour finir. Parménide, comme Héraclite et Empédocle, procède à une ramaniement critique de la mythologie. Si l'on conserve les termes (Apollon, Phoibos, Zeus, Themis, Dikè etc) le penseur élabore une autre lecture, un autre texte, dépouillant les images pour introduire à un ordre de pensée tout à fait différent, suggérant des principes intelligibles qui font loi pour la pensée. En second lieu, dans ces oeuvres inaugurales de la pensée d'Occident, pensées de l'originaire, le moderne peut puiser à l'infini : outre leur charme inépuisable ils offrent une merveilleuse polyphonie, une surdétermination de sens qui engendre les interprétations les plus diverses. Leur caractère fragmentaire ajoute encore à l'énigme. D'où la nécessité d'une lecture très attentive, secondée par les travaux de la philologie.

Enfin, à titre personnel, je m'interroge sur la présence quasi absolue du féminin - à l'exception du Soleil (Hélios). Pour le moment je ne dispose d'aucun élément pour l'interpréter, sauf à dire : la Déesse c'est Aletheia, la vérité, la non-voilée, celle qui ne trompe ni ne cache. 

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Commentaires
J
Bravo pour avoir osé évoquer Parménide ,le philosophe grec le plus mystérieux mais aussi le plus fascinant puisque qu'on lui attribue la découverte de l'être qui <br /> <br /> à l'origine de la métaphysique<br /> <br /> <br /> <br /> Amitiés LJM
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Les filles du soleil apparaissent parfois sous les traits de jeunes femmes blondes dans les rêves et incarnent le Soi comme le soleil, un niveau de conscience supérieur. Le double tourbillon de cercle me fait penser au chiffre 8 qui est le chiffre de l'union du conscient et de l'inconscient et la carte de la Justice dans le tarot est justement la carte 8. A voir également les peintures d'Alphonse Osbert...
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