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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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17 juillet 2020

SUR LE GAI SAVOIR

 

Les Abdéritains, craignant pour la santé mentale de Démocrite, adressent une supplique à Hippocrate pour qu'il consente à venir soigner le vieux sage : "La grande sagesse dont il est plein a fait de lui un malade. (...) Oublieux de tout, et de lui-même pour commencer, il reste éveillé jour et nuit, trouvant dans les grandes et les petites choses autant de sujets d'hilarité, et estimant que la vie entière n'est rien. (...) De plus notre homme prend l'Hadès et ce qui s'y passe comme objet de ses recherches, dont il garde trace écrite ; il assure que l'air est plein de simulacres, il écoute la voix des oiseaux, il se relève souvent la nuit et semble chanter à mi-voix ; parfois il prétend voyager dans l'infini, et qu'il y a d'innombrables Démocrites semblables à lui". (Hippocrate, Sur le rire et la folie, Collection rivages)

Fantastique ! Voilà en quelques touches rapides et précises le portrait du Gai Sage, ou du Gai Savant, de l'homme souverainement détaché de toutes les valeurs et opinions courantes, poursuivant, débusquant la vérité multiforme et mobile, aussi bien dans le vol des oiseaux que dans le tourbillon des astres, des comètes et des atomes. On le soupçonne de visiter l'Hadès - de chercher le secret de la vie et de la mort, de franchir impieusement les frontières sacrées du vivant. Démocrite, que ses contemporains surnommaient "La science" était incontestablement l'esprit le plus universel de l'Antiquité - comme en témoigne la liste impressionnante des livres qu'il a consacrés aux sujets les plus variés, de l'astronomie à la météorologie, de la biologie, de l'anatomie à la médecine etc.

Démocrite c'est l'incarnation du savoir. Mais plus encore du savoir gai : son hilarité est proverbiale, si résolue, si universelle qu'elle a pu passer pour une forme de démence : "il rit de tout et de tous, et de lui-même au premier chef". Son esprit large et puissant embrasse toute chose, en discerne l'origine, la forme et le contour, voit en toute chose le mouvement qui embrasse tout, le tourbillon vertigineux qui l'amène à l'existence et la dissout irrévocablement, qui fait que rien ne dure, que rien ne résiste à l'action du temps, et que tout se transforme.

Savoir tragique ? Oui si l'on considère le mouvement et le devenir à l'aune du désir de permanence, de stabilité, si l'on veut s'assurer des choses et de soi comme d'un bien solide et permanent. Ce désir-là est en effet battu en brèche, renversé par le spectacle du mouvement perpétuel. Peut-être faut-il consentir à la douleur de cette perte-là, faire le deuil de nos désirs non plus chers. Mais l'on voit d'emblée que Démocrite a largement dépassé ce stade : il peut rire de tout parce que rien ne possède d'être, de substance et de permanence, et que dès lors l'esprit, libre de toute attache, vogue souverainement détaché à la surface du monde, ouvert à toutes les occurrences, à toutes les offrandes, à toutes les occasions de se réjouir, jouissant sans retenue du divin kaïros - comme fait le poète à qui vient un mot inespéré, une consonance insolite, une belle trouvaille.

Le gai savoir est une gaïté savante, qu'il faut bien distinguer de la gaïté naïve, spontanée d'un heureux tempérament. Il est bien possible que dans un premier temps le savoir attriste : il culbute nos illusions et nous mène insensiblement dans le royaume du négatif. La belle humeur n'est plus, les choses paraissent incertaines et grises. Mais l'exemple lumineux de Démocrite, et à sa suite d'Anaxarque et de Pyrrhon, nous enseigne un au de-là de la tristesse, laquelle, à tout prendre, est encore une forme particulière d'attachement. Mais quand le deuil est consommé, rien n'attache plus l'esprit qui pourra s'ébattre comme un aigle dans la lumière du ciel.

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Commentaires
X
Le gai savoir n'est possible que quand on à régler avant certaines choses dans sa vie et qu'on à atteint une haute estime de soi, la capacité de pardonner aux autres et à soi-même, la gratitude envers la vie, la capacité à vivre dans le présent, la clarté d'esprit vis à vis des choses du monde, la capacité à accepter ses émotions négatives, la capacité à ne pas avoir peur de sa propre créativité, la clarté de ses propres limites actuelles et la clarté de ce que l'on veut vraiment dans la vie.
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G
Bel approfondissement, qui marque bien les tentations et projections anthropocentriques à l'oeuvre dans le savoir ordinaire qui vise pour l'essentiel la conservation de la vie. Mais on peut y opposer un tout autre savoir, actif dis-tu, qui exprime la puissance d'un sujet qui ne recule pas devant l'effroi ou l'énigme, et qui fait le procès du savoir. Epreuve radicale dont Pyrrhon et Montaigne témoignent admirablement. La gaîté est le fruit de la liberté, Est gai le savoir qui exprime la vérité conquise d'un sujet désaliéné. Alors en effet viennent la musique, la danse et la poésie.
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D
Voilà une excellente approche du gai savoir lequel ne va pas sans une aptitude à se défaire de ses cristallisations imaginaires, de sa « tentation fétichiste » comme dit Nietzsche. Comme je l’ai suggéré tantôt, il est utile de se demander de quel affect le savoir est le nom ou l’expression déguisée. Dans une perspective assez commune, il est la forme policée, savante, instruite de la domination sociale et politique, de la division scientifique, de la maîtrise sur toute chose. Tout le problème réside alors dans la compréhension du passage du passif à l’actif car la belle humeur, la gaité (Heiterkeit) ne fait pas l’objet d’un décret.<br /> <br /> Chez Démocrite comme chez Spinoza ou Nietzsche, le savoir devient actif en ce qu’il relie l’homme à ce qui le libère de ses crispations fossiles, de ses passions ressentimenteuses, de ses délires anthropomorphiques.<br /> <br /> Le rire, la joie et la danse à la lisière du réel et sur les cimes du désespoir comme dirait l’autre sont les formes déliées d’un joyeux désespoir qui ne sauve de rien et libèrent pourtant des sirènes du savoir.
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X
Quand on étudie les rêves on rencontre beaucoup de doubles et on descend aussi en enfer. Et puis on vient aussi de la mort car avant de naitre on était mort, on connait forçément le chemin vers la vie...
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