DES CHATS
Selon une certaine légende, Armand du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, aimait fort les chats. Il en possédait plusieurs qui jouaient librement dans son bureau. Il s'apprêtait à signer un arrêt de mort de plusieurs gentilhommes, quand l'un de ses chats, dressé sur la table, renversa l'encrier : l'encre avait coulé sur le papier, maculant le texte. Les noms des condamnés étaient illisibles. Le cardinal, après un soupir, froissa la feuille et la jeta au loin. Nos lascars surent-ils jamais qu'ils devaient la vie au caprice d'un chat ?
Demandez-moi à quel animal de compagnie va ma préference, vous me jetez dans un extrême embarras. Et d'abord : pourquoi parler d'animal de compagnie ? C'est déjà un rapt, par lequel vous ramenez l'animal, quel qu'il soit, au statut de chose, de meuble, d'objet maniable et corvéable. Je ne puis imaginer un animal - un être vivant, sentant, expressif et communicatif - réduit, confiné entre les quatre murs d'un appartement, lui qui ne peut exprimer sa nature que dans un espace ouvert. C'est assez que les hommes soient parqués dans des espaces clos, faut-il en outre enclore et embastiller nos amis chiens, chats, perroquets, lapins et autres ? Le territoire de chasse d'un chat est d'environ huit mille mètres carrés, et plus à l'aventure, mais sûrement pas moins. Enfermez-le dans un appartement, vous le privez de chasse, autant dire de sa nature de chat.
J'ai de toujours je ne sais quelle tendresse pour cet animal, sa fourrure soyeuse, son port, sa démarche souple et onduleuse, sa tête magnifique, son regard impénétrable. L'immortel Immanuel Kant détestait les chats au motif que leur fourrure est "électrique" - ce qui n'est pas faux, mais ne justifie pas, à mes yeux du moins, tant de dédain. Il faut croire que dans son enfance notre philosophe n'avait pas été gratifié de la compagnie de ce noble animal, qu'il n'avait pas pu, ou su, caresser cette douce étoffe de poils tendres et musicaux ! Mais le pauvre a-t-il jamais connu autre chose que l'odeur poussiéreuse et rance de la bibliothèque paroissiale ?
Un joli mot court parfois dans certaines conversations : caressant son chat on s'imagine flatter l'échine d'un tigre. Oui, il y a du tigre dans le chat, à petite échelle, et si l'on croit le domestiquer, le gouverner, le mener à nos entreprises, on s'aperçoit bien vite qu'on se trompe. Il n'en fait qu'à sa tête, qui pour étre fort belle, n'en est pas moins fort têtue. Cossard, opiniâtre, imprévisible, capricieux, il s'amuse à déjouer, d'autant plus qu'il ne le fait pas toujours, et qu'en somme il balance fortuitement entre le prévisible et l'imprévisible.
J'étais à rêvasser dans un jardin provençal, assis sous un platane, voyant le chat noir errer entre les feuilles, et, comme mû d'une sorte de connivence silencieuse, le voilà qui s'approche et d'un bond s'élance sur mon giron, s'y roule et s'y installe royalement avant de fermer les yeux pour une sieste épicurienne ! Je me laisse faire, ravi, reconnaissant : comment diable a-t-il su que je n'attendais que cela, et que ce serait pour moi une grâce, une joie de l'accueillir, de lui prêter l'accueil bienheurex de mon corps. Il y a des grâces qu'on ne demande pas, qui vous viennent de surcroît. Ce sont les plus précieuses et les plus rares.