JOURNAL du 14 mai 2020
Que deviendra ce blog quand je ne serai plus ? Je me pose parfois la question, renvoyé à la fragilité de la vie et à la précarité de nos oeuvres. Le père laisse une entreprise florisssante que le fils dilapidera en costumes, en bals, en alcools, courant la gueuse et le cotillon. Quant au père il n'en peut mais, dissous en fumées, ou pourrissant sous terre.
Avant de mourir Louis XIV avait pris des dispositions testamentaires pour gérer la transition, le futur Louis XV n'étant pas encore en âge de régner. Il croyait que son autorité légitime ferait loi. Il n'en fut rien. A sa mort on se sentit libre de faire tout autrement. La régence, contre l'avis du roi, revint à Philippe d'Orléans.
Je n'ai pas la sottise de penser que ce blog soit digne de figurer au nombre des oeuvres immortelles. Mais il m'est douloureux d'imaginer qu'il soit effacé du jour au lendemain, comme s'il n'avait jamais existé, quand je vois qu'un nombre significatif de lecteurs l'ont consulté, et peut-être apprécié. Sans doute végétera-t-il quelque temps, des mois durant, au plus un an ou deux, avant d'être oublié tout à fait, mourant tout doucement de sa belle mort.
On dira : "que vous importe le futur, quand vous ne serez plus, vous n'aurez aucune connaissance de ce qu'ii en adviendra, ni le moindre pouvoir de changer quoi que ce soit. Il faut vous en remettre au hasard, à la bonne ou mauvaise volonté de vos successeurs qui feront comme il leur plaira". - Objection irréfutable. Mais il reste que maintenant, moi vivant, je ne peux pas ne pas m'interroger sur le devenir de mon travail, d'autant que l'écriture implique nécessairement la durée, le souci de l'avenir. On écrit à quelqu'un, et l'on pose comme implicite la durée qui s'écoule entre l'acte d'écrire et la réception par un tiers. L'écriture a un effet retard, contrairement à la parole qui se déploie dans l'instantanéité. Si donc on prend la peine d'écrire c'est qu'on s'en remet à une temporalité longue. C'est particulièrement évident pour les livres. Ce l'est moins pour le blog, qui est une sorte de compromis entre la parole et le livre. Mais enfin le blog relève pour l'essentiel de la logique de l'écriture.
Quant à moi, je l'avoue, je suis un homme du livre. C'est le livre qui m'a formé, nourri, stimulé. Mon rêve de jeune homme était d'écrire un jour une oeuvre qui dure. Je n'y suis pas parvenu. Mais il est bien clair que ce n'est pas là une question de volonté. Quant au succès c'est encore une tout autre affaire. J'ai cru voir dans le blog une solution personnelle à ces difficultés, et j'y ai mis le meilleur de moi-même. C'est pour cette raison qu'il me déplaît d'envisager sa disparition pure et simple.
Ces questions m'agitent ces temps-ci parce que j'ai le sentiment d'être entré, à mon corps défendant, dans une étrange période, qui m'apparaît souvent comme la dernière, encore que je ne puisse savoir quelle en sera la durée. D'abord cette pandémie qui nous attriste et nous meurtrit, jetant un voile noir sur nos relations et nos plaisirs. Ensuite le décès d'un homme très proche que j'aimais beaucoup, mourant dans des conditions épouvantables. Et voici que je me sens doublement, définitivement, mortel, mort en sursis, chancelant au bord de l'abîme. Qu'est ce que la vie quand un rien, un tout petit rien, fait tout basculer ?
Soit, je m'en remettrai au hasard, et ne pouvant rien ou à peu près rien, je me resserrai en moi-même, j'irai comme je peux, cahin-caha, je laisserai le temps me traverser, et m'emporter, et pour le reste je ferai comme j'ai toujours fait, tant que je pourrai, sans rien changer à ma manière, comme si j'avais l'éternité devant moi...