De L' ESPACE TRANSITIONNEL
Il y a dans Freud une dimension tragique, et ce n'est un hasard s'il s'inspire de Sophocle (Oedipe-roi) et de Shakespeare (Hamlet) pour énoncer quelques points cardinaux de sa doctrine. A quoi il faut ajouter l'influence de Schopenhauer, qu'il reconnaît lui-même.
On reconnaît la dimension tragique à l'opposition frontale de deux principes qui précipitent le sujet dans une situation inextricable, d'où suit, dans le théâtre, mais parfois dans la vie même, la folie, le crime, le suicide, le meurtre, selon les forces en présence.
Chez Freud prédomine l'opposition des pulsions de vie et des pulsions de mort. La vie du sujet est une synthèse plus ou moins heureuse des deux pulsions, qui peut se défaire, en général au profit de la mort : dépression, mélancolie, deuil interminable, conduites suicidaires.
S'y ajoute l'opposition binaire entre le conscient et l'inconscient : ne sachant ce qu'il désire vraiment le sujet erre à l'infini dans les allées du monde, à la recherche de ce qu'il ne sait pas.
S'y ajoute encore ceci : à supposer que le sujet soit au clair sur son désir, il voit que le monde n'en veut pas, ne l'autorise pas, que ce rejet est souffrance, et que le renoncement lui-même, loin de libérer, entraîne la névrose.
Ou encore : l'opposition entre le dynamisme du ça et les injonctions du surmoi livrent le malheureux moi au désordre, s'il ne parvient pas à trouver un équilibre des forces. Et s'il le trouve, il découvre que cet équilibre est précaire, qu'il peut s'effondrer à la suite d'un deuil, d'une perte d'emploi, ou d'une mésaventure amoureuse.
En un mot le tragique repose sur l'antagonisme structurel du désir et de la réalité. Comme on ne peut renoncer ni à l'un, au désir (sous peine de maladie psychique), ni à l'autre (sous peine de perdre l'ancrage dans le monde) l'existence se déroule fatalement sous le signe de l'incomplétude et de la souffrance.
En principe il existe une solution : c'est la connaissance qui permettrait de comprendre la source du conflit et d'inventer des solutions originales.
Je dis bien en principe, car Freud lui-même reconnaîtra l'insuffisance de ce remède : on comprend mais on ne guérit pas. On sait pourquoi on souffre, mais on souffre toujours.
La grande originalité de Winnicott sera de découvrir un tiers élément qui s'interpose entre les deux principes opposés, le désir et la réalité. C'est l'espace transitionnel, élément original qui exprime et symbolise la perpétuation, la présence continuée du désir, tout en se soumettant aux lois de la réalité. La forme archaïque de l'objet transitionnel c'est le doudou de l'enfant, qui accepte d'aller à l'école à condition de conserver par devers soi ce fétiche par lequel il perpétue auprès de soi la présence maternelle. Voyez comme il lui faudra du temps avant de pouvoir s'en passer, mais c'est à la condition de le troquer contre d'autres tenants-lieu plus sophistiqués, inaugurant une longue suite d'objets culturels, jusqu'à ces formes hautement sublimées, où le sujet se réaffirme et s'exprime : chansons, poésie, journal intime, sans parler des objets technologiques aujourd'hui à la mode. Quand cette symbolisation échoue c'est le symptôme qui prend le relais.
En élargissant nous dirons que la pensée et les arts se construisent selon cette logique du tiers. Interposer entre les aspirations du désir et la dureté du monde cet espace qui réduit les aspérités, ménage des rapports, décrit des lignes de possibilités, transpose et métaphorise, injecte du sens, fait rire ou pleurer, libérant les affects, débloquant les crises : mieux vaut rire de l'avarice, de la jalousie, de la suffisance avec Molière, cela ne guérira pas les passions tristes, mais la souffrance, au moins, sera tenue à distance. Peut -être convient-il de dire, avec Schopenhauer, que le monde n'est supportable qu'à condition de le considérer comme un spectacle.
Oui, mais à choisir, sans doute vaut-il mieux encore se constituer comme agent créateur, ce que Schopenhauer a su faire avec le génie que l'on sait.