Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 056 089
16 avril 2020

DU TEMPS PRIMAIRE

 

J'essaie de me représenter ce que pourrait être la perception primaire du temps, telle qu'elle s'effectue dans la petite enfance, avant que les cadres sociaux ne se mettent en place. Ce qui m'apparaît d'emblée c'est ceci : le temps c'est la douleur de l'attente, l'intervalle pénible qui sépare le besoin de la satisfaction. Cette remarque éclaire le vécu spécifique de l'enfant confronté à l'absence (de l'objet), dans l'expérience de l'alternance : objet présent, objet absent, et, entre les deux, la tension vers la satisfaction.

Voyez ce petit diable qui s'agite, pique sa colère, tout rouge, tout boursouflé d'impatience : donnez lui sa pitance, et bientôt il se calme, s'apaise, avant de s'endormir gentiment dans les bras de sa maman. Lui aussi pourrait dire comme je ne sais plus quel roi de l'histoire de France : "j'ai failli attendre".

Etudiant la logique de la pulsion, Freud ne se démarque guère du besoin lorsqu'il dégage quatre termes génériques : la source (le vécu psychocorporel), le "travail" (l'énergie mise en  oeuvre), le but (la satisfaction) et l'objet (ce par quoi la satisfaction est obtenue). Par là nous trouvons une confirmation de notre hypothèse : le temps c'est l'écart plus ou moins douloureux entre le moment d'apparition de la pulsion et celui de la satisfaction. C'est le travail pulsionnel qui est la cause de la douleur, réactivée par la sensation pénible de privation, qui elle même relance l'excitation, parfois jusqu'au paroxysme de la rage.

C'est un modèle circulaire : excitation, tension, travail, satisfaction, détente, réactivation, travail, satisfaction, et ainsi de suite. Cela tourne en rond, cela se répète indéfiniment, seuls changent les objets, de plus en plus désincarnés, utiles ou futiles, mais la roue ne change pas. Roue d'Ixion, dirait Schopenhauer. Samsârâ. Pas étonnant qu'on en ait fait le modèle de l'asservissement.

Hölderlin exprime cela dans un autre langage : c'est un temps où riment l'origine et la fin. L'origine et la fin s'appelent l'une l'autre, comme une rime dans un poème. Plus radicalement encore, je dirai que l'origine et la fin coïncident : la fin obtenue (la satisfaction) est nécessairement l'origine d'un nouveau cercle, qui répète le premier. Mais où serait la nouveauté ? Dans la variation indéfiniment ouverte des objets. L'agriculture remplace la chasse, puis vient l'artisanat, puis l'industrie, nouvelles techniques, nouvelles marchandises, nouvelles valeurs. Et c'est ainsi que nous avons le sentiment d'être les auteurs d'une histoire toujours nouvelle, tout en répétant inlassablement le même circuit pulsionnel : eadem sed aliter, plus ça change plus c'est la même chose.

Le même Hölderlin pense, bien avant Nietzsche, que l'époque moderne voit s'effilocher ce modèle temporel, qu'il est possible à présent de concevoir un temps "où l'origine et la fin ne riment plus ensemble". On voit toujours l'origine (le besoin, la pulsion, le désir) mais c'est la fin qui se dérobe. Par exemple, l'image chrétienne d'une "fin des temps" qui achèverait le processus de l'histoire, réaliserait enfin la parousie dans une union finale de l'homme et de dieu - tout cela parle-t-il encore à une conscience moderne qui a pris la mesure de la séparation infinie, pour qui Dieu est mort ("le Père a détourné des hommes son visage"), et qui dès lors est livrée à la solitude et à l'errance ? Le temps ne s'organise plus sur le modèle du cercle, rien ne se referme, tout s'ouvre béant sur l'incertitude.

La tragédie moderne, selon Hölderlin, serait l'exposition de cette révolution mentale, dont il croit saisir la première figuration historique dans l'Oedipe de Sophocle, cet a-theos, ce sans dieu qui erre dans les plaines d'Athènes, après sa tragique énucléation. Pour lui, premier moderne, l'origine et la fin ne riment plus ensemble.

Il semblerait que dans les faits les deux modèles coexistent en chacun de nous : pour l'inconscient il n'y a pas d'autre temps que circulaire, d'autre logique que la répétition, d'où la mécanique stérile de nos passions et de nos emportements. Mais l'intelligence, et elle seule, nous permet de concevoir ce temps indéfiniment ouvert, temps de la création infinie de la nature, temps des surgissements impromptus, aiôn sans début et sans fin.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
154 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité