LA ZONE ROUGE : journal du 29 mars 2020
La zone rouge c'est l'espace-temps qui vous met dans le voisinage immédiat de la mort. Le médecin qui soigne des personnes infectées par le virus est entré dans la zone rouge. Ou le militaire sur le front. Et, plus banalement, le vieil homme de soixante quinze ans, surtout s'il souffre de pathologies cardiaques ou respiratoires. Voici donc que j'y pénètre à mon tour, sachant que la chose peut survenir à n'importe quel moment, dans un jour, dix, mille ou trois mille. L'épidémie, qui a déjà touché des proches, m'enveloppe de son macabre linceul invisible, comme elle enveloppe tout un chacun. Mais je refuse de sombrer dans le pathos, considérant les choses avec la froide raison. Et la raison me dit : "tu es entré dans la zone rouge, tu ne peux être sûr de rien, ni de vivre longtemps, ni de mourir demain, mais d'une manière ou d'une autre tu mourras bientôt". Eh bien, dans cette incertaine certitude, je ferai exactement comme j'ai toujours fait, je ne changerai pas d'un iota, je garderai les mêmes intérêts, je cultiverai les mêmes passions, je me complairai aux mêmes habitudes, tâchant de goûter aux mêmes plaisirs, bref, affirmant sans relâche mon obstination à vivre selon ma complexion naturelle.
Création continuée, voilà mon credo.
Tant que le corps va à peu près, que l'intellect est bon et la thymie docile, je ne me plaindrai de rien.
Ce n'est pas de mourir qui m'angoisse, c'est de plonger un jour dans un état funeste où mes facultés seraient à jamais amoindries ou annihilées. Est-ce vivre que de sombrer dans l'impuissance, la dépendance ou l'imbécillité ? Le bon sens me dit : il faut s'aménager une sortie.
De tristes sires soutiennent que la vie ne nous appartient pas, qu'elle est à Dieu qui seul en dispose, ou à l'Etat, ou à qui vous voudrez. Mais je demande : est-il quelque chose qui vous appartienne en propre si votre propre vie ne vous appartient pas ? Jusqu'où iront-ils pour vous contraindre à la dépendance, à la servitude et à l'aliénation ?
Oui, ce qui se passe présentement dans le monde, de la Chine jusqu'en Amérique, a de quoi nous faire réfléchir. Outre la question sanitaire, économique et planétologique, cette crise nous convoque à des réflexions intimes, existentielles, où nous apparaissent l'extrême fragilité, l'extrême précarité de la vie, face à quoi il nous appartient de poser clairement notre exigence éthique : vivre certes, mais non en zombies, en cadavres ambulatoires, mais en êtres humains conscients et volontaires.