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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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9 mars 2020

SAUVER LA PENSEE

 

Sauver la pensée ! Elle qui est menacée de toutes parts par les impératifs d'une société mercantile, autoritaire, qui soumet la liberté aux diktats de la performance. Mais ne nous illusionnons pas : toute société, quelle qu'elle soit, repose sur le principe de l'hétéronomie, la loi externe qui organise le jeu des rapports et des ordres. On ne peut penser qu'en se détachant, au prix d'une certaine solitude, et d'un risque assumé. Ce qui fait que le problème est d'abord interne : le conflit se joue dans le rapporte entre les impulsions de la psyché et les exigences rationnelles de la pensée.

Dans l'ordre subjectif la pensée est menacée si le corps est malade. Voyez ces atrabilaires, ces hypocondriaques dont le souci dominant, parfois le seul, est de cultiver leurs maladies : angoissés quand ils sont malades, ils le sont plus encore quand ils se portent bien, estimant que ce délai ne peut être qu'annonciateur d'une catastrophe. Leur pensée est asservie à la passion de maladie, au point que, pour parler comme Montaigne, tout le reste "leur pue". Pour avoir, jadis, traversé une grippe sévère, je sais d'expérience qu'il est des états où la douleur du corps emporte tout, vous jetant dans la confusion et l'impuissance.

La deuxième source de trouble est dans la psyché. Il faut soigneusement distinguer la psyché de l'intellect. Lucrèce utilise deux termes semblables mais différents : anima pour "l'âme", animus, ou mens pour la pensée. La psyché c'est le pulsionnel, sensations, perceptions, émotions, sentiments, passions, désir, imagination. Les uns sont régulièrement débordés par leurs émotions, agissant de manière aveugle, impulsive, réactive et imprévisible. D'autres semblent ne rien sentir : tout est comme gelé, anesthésié. "Vous avez une pierre à la place du coeur" disait une jeune femme à Fontenelle. Parfois le sujet, écartant tout le pathos naturel à un être humain, se réfugie dans  un intellect hypertrophié, hyperrationnel, par lequel il parvient à créer une barrière infranchissable, sur laquelle vient se briser le mouvement de l'âme et les sollicitations du monde. Cette étrange disposition fait la joie des professeurs et des examinateurs qui crient au génie, mais elle relève en fait d'une pathologie de la raison. Si par malheur cette rigidité en vient à se fissurer le sujet bascule dans l'effondrement psychique.

Il est infiniment souhaitable qu'une libre circulation s'établisse entre les diverses instances de la personnalité : sauver la pensée ne signifie pas couper le lien avec l'émotionnel, qui nous renseigne toujours sur l'état où nous sommes, mais de manière confuse : "idée confuse" disait Spinoza, ou "idée mutilée" - dont la pleine signification ne peut être dégagée que par la pensée. Encore faut-il que la pensée accepte de se laisser déranger, interpeler, stimuler par les affects. Sans tomber, à l'autre pôle, dans une excessive complaisance, un "ressentir" pathétique ou pathologique. Regarder, voir, observer, analyser, chercher les causes et les conséquences, les implications et les rapports, la signification enfin, décisive, sans laquelle le processus reste comme suspendu.

La pensée libre peut se détacher des affections, s'ouvrant alors à la contemplation des faits historiques et universels : la société, le monde, l'univers. Et dans ce formidable élargissement mental le sujet trouvera des joies nouvelles et profondes, comprenant soudain qu'il est bien mesquin de se rapetisser sur son misérable petit moi souffrant et périssable, au regard de l'immensité inépuisable qui s'offre à la connaissance.

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Commentaires
G
Excellente remarque ! C'est ce que Schopenhauer appelait d'abord la "conscience meilleure" avant de parler de négation du vouloir-vivre, dans la contemplation, la pitié et l'ascétisme. Sur ce dernier point j'ai du mal à le suivre. Pour moi l'ascétisme consiste simplement à s'efforcer de penser hors de l'affect et de l'attachement passionnel. Je doute qu'on puisse aller au delà de cette exigence de probité intellectuelle.
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Y
Votre réflexion sur le nécessaire éloignement de l'affect comme condition pour de la pensée m'évoque la réflexion de Schopenhauer. Pour lui c’est au désir sans cesse renaissant qu’il faut s’attaquer, c’est du vouloir-vivre éternel qu’il faut se détacher, pour atteindre, enfin, cet état que vous évoquez fréquemment : le Nirvana comme condition pour que puisse advenir une pensée libre.
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