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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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5 mars 2020

VARIATIONS SUR L ENFER

 

Jacques Lacan, dans une de ces saillies dont il avait le secret, déclara : "ce que l'homme désire c'est l'enfer". L'affirmation ne vaut qu'à la condition de distinguer soigneusement le désir du vouloir. L'homme ne veut pas l'enfer, il lutte de toute son intelligence pour le repousser. Mais voilà, ce qui est repoussé fait invariablement retour, et ce n'est pas toujours en raison de circonstances défavorables, ou de la malignité du sort. Il y a bien du désir là-dessous, d'autant plus pernicieux et agissant qu'il procède de la méconnaissance. Désir inconscient, ou, désir de l'inconscient. Les moines du passé, qui n'étaient pas tous ignares, avaient une formule pour cela : je vois le bien, je le veux, mais je ne puis m'empêcher de désirer le mal. Par "mal" il ne faut pas entendre ce qui est condamné par la morale, mais ce qui est clivé, rejeté, mis à l'index, qui ne cesse de produire une attraction, une séduction, une fascination. Oui c'est bien vrai, je veux le bien (ce qu'on appelle le bien) et je désire le mal (ce dont je prétends me séparer et m'affranchir, et qui pourtant est encore un élément de ma psyché, tentateur et séducteur. Rappelons que séduire c'est conduire de côté, détourner, asservir à une puissance autre).

Mais la formule va plus loin : pourquoi l'enfer, pourquoi soutenir que c'est l'enfer que l'homme désire - gageons que tout un chacun aille se récrier, soutenant qu'il ne désire rien de tel, que c'est là une de ces affirmations gratuites, inutilement scandaleuses de la psychanalyse. Mais à considérer l'histoire humaine dans son ensemble on en vient très naturellement à penser qu'il y a du vrai dans cette assertion. Il y eut quelques pages heureuses, et d'innombrables pages de misère, de rapines, de guerres interminables, de famine, de douleurs sans nom. En fait l'histoire est un hôpital d'aliénés à ciel ouvert. L'enfer est bien là, il suffit d'ouvrir les yeux. Lucrèce, examinant quelques thèmes de la mythologie, Tantale, Prométhée, Ixion, les Danaïdes, conclut sa description par cette pointe : non, l'enfer n'est pas le lot d'un autre monde, il est la vérité de ce monde-ci, celui qu'ont échafaudé l'ignorance et la cupidité.

"Eadem sunt omnia semper" - toujours les mêmes sont les choses, non pas qu'il ne se passe rien, mais que ce qui se passe, en dépit des variations superficielles (l'écume), est toujours de même sorte : répétition des mêmes passions, mêmes obsessions, mêmes effets des mêmes causes : rien de nouveau sous le soleil.

Peut-être faut-il faire un rapport entre l'idée d'enfer et celle du chaos : destructuration des formes, ensauvagement, désorganisation, suppression de toutes les normes, désordre jubilatoire, libération pulsionnelle - et la guerre de tous contre tous. (voir Hobbes). Il y a manifestement de la jouissance là- dessous, jouissance du négatif, pulsion de mort.

Le désir, dans sa forme radicale, serait désir de jouissance. Mais comme le sujet n'est pas totalement stupide il entrevoit le danger. D'ailleurs toute l'éducation a consisté à le mettre en garde contre cette dérive, multipliant les interdits, posant des règles et des normes, imposant les canons de la socialisation. Mais toutes ces mesures, pour efficaces qu'elles soient au niveau de la conduite, ne sauraient modifier les structures inconscientes. On refoule, on ne supprime pas. Si bien que ce fantasme jubilatoire et infernal poursuit, dans les profondeurs, son indéracinable cours et décours.

Je veux bien que quelques esprits particulièrement fins et souples parviennent à une intelligence intime de ces faits, mais ils n'ont pas le pouvoir de modifier quoi que ce soit. L'humanité continue sa course, déchirée entre la volonté consciente d'organiser et de gérer son devenir, et ce désir inavoué de propager l'enfer. Dans les formes nouvelles que prend aujourd'hui ce conflit, on reconnaîtra sans mal la permanence du conflit qui, à travers les péripéties de l'histoire, est dans sa structure éternellement le même.

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