Le DIRE et le DIT
Dire c'est entrer dans la langue pour signifier une impression, une image mentale, une idée. Mesurons l'écart insondable qui sépare le vécu, l'imaginé, le pensé de son expression verbale. C'est un changement de plan - une métaphorisation - qui entraîne à la fois une déperdition et un gain. Déperdition du côté de l'impression dont la richesse, la nouveauté et l'intensité ne se peuvent dire correctement : les mots manquent toujours à faire sentir le senti. Et gain sur le versant de la communication : ce qui était purement subjectif accède à la symbolisation, se fait reconnaître comme une expérience intelligible. C'est pour cette raison que le dire peut avoir un intérêt thérapeutique : la souffrance du sujet, en se disant, s'allège par une sorte de transfert, hors de la sphère privée, subjective, fermée sur soi, vers la sphère de l'échange, où l'écoute et la réponse sont possibles.
Mais il y a autre chose : dire c'est produire un dit. Rien ne garantit la congruence du dire et du dit. Le dit c'est la suite des mots qui forment une phrase. Un énoncé. La question est : celui qui énonce - le sujet de l'énonciation - est-il présent ou absent de l'énoncé qu'il produit ? Comme on dit souvent : "il parle pour ne rien dire", entendant par là qu'il s'absente, qu'il se dérobe, qu'il brasse du vent. Et à supposer même qu'il veuille dire sincèrement et adéquatement ce qu'il ressent ou qu'il pense, son dit ne sera jamais à la mesure de son dire. La vérité du sujet, si toutefois une telle vérité est à l'oeuvre, se remarquera davantage dans le non-dit, dans les failles du discours, ses approximations, ses hésitations et ses ratages : lapsus, erreurs, dérobades, contradictions. Ces diverses figures de l'errement font d'ordinaire le délice du psychnanalyste, toujours à l'affût de ce qui cloche, erre et divague. Entre le dire et le dit passe une ligne de fracture que rien ne peut effacer. Il en résulte un effet de relance virtuellement infini : n'ayant jamais dit ni pu dire tout ce que j'ai à dire, je suis condamné à continuer. Analyse interminable, et, chez l'écrivain, reprise interminable des thèmes romanesques, fuite en avant, clôture impossible.
Je me mets à écrire - c'est une autre manière de dire - j'ai des choses à dire, je m'efforce autant que je puis à l'honnêteté, à la probité, à la sincérité et à la vérité ; je finis mon texte, et à chaque fois j'ai ce sentiment assez troublant de n'avoir pas su dire, qu'il y avait d'autes choses à dire, sans savoir exactement lesquelles, mais suffisammant précieuses pour exiger, demain, la reprise et la continuation. Et le lendemain cela recommence...
On n'en a jamais fini. Aucun texte, jamais, ne peut contenir, retenir, fixer, éterniser quoi que ce soit. Ceci pour faire le pied de nez aux sectateurs d'une religion, d'une idéologie, d'une doctrine qui se présente comme définitive, pour qui le dit épuise toutes les ressources du dire, enfermant l'adepte dans la stérilité et la répétition. Et à l'inverse, gloire et beauté des textes qui ouvrent sur l'infini, invitant tout un chacun à la parole libérée, à jamais échappée, pour qui le dit n'est qu'un tremplin, une invitation à aller au delà, à dériver sur des mers inexplorées.