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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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2 juillet 2018

De la BONNE DISTANCE

 

Je dormais plus qu'à moitié, et pourtant, entre deux rêves sans doute, je me demandais avec insistance ce qui rendait la vie des hommes si difficile. Le brouillard mental où je me débattais ne m'empêchait pas de débattre avec moi-même, examinant telle ou telle hypothèse, sans parvenir à quelque solution satisfaisante. La question est plus difficile qu'il n'y paraît, et il n'y a nul mystère à ce que je ne parvinsse à aucun résultat. Je me souviens assez mal de mes ratiocinations nocturnes, hormis la célèbre expression de Kant sur l'incorrigible "insociable sociabilité" des hommes. A quoi, bien réveillé depuis lors, j'ajouterai volontiers l'apologue de Schopenhauer sur les porcs-épics, qui, ne pouvant supporter le froid, se rapprochent les uns des autres, puis ne peuvent supporter davantage les blessures que les pics infligent à leur épiderme : ils ne peuvent vivre ni rapprochés ni éloignés, ce qui traduit assez bien la souffrance ordinaire des hommes. Comment trouver la bonne distance ? Elle est manifestement mobile, incertaine, indéfinissable, changeant constamment au fil du temps.

Il y a des gens qui s'approchent à vous toucher, vous infligeant une haleine fétide par tout le visage. Vous reculez pour restaurer la distance supportable : ils vous suivent, vous collent, ad nauseam. Il n'est intimité si plaisante qui ne finisse par vous incommoder. En dehors de l'amour, où les corps volontiers s'agglutinent et se frottent, qu'on ait la politesse de vous laisser respirer !

Je n'apprécie pas davantage cette manie moderne qui oblige à embrasser la première venue, et voilà que l'on embrasse à tours de bras, même de parfaites inconnues pour lesquelles vous n'éprouvez aucune accointance. Ma politique est plutôt de faire une petite révérence, à l'orientale : elle a le mérite de faire sourire, et elle ne froisse personne.

Mais tout cela n'est que jeu et convention. La question de la distance en recouvre une autre, celle de l'attraction et de la répulsion, c'est à dire de la disposition objectale. Je m'approche de l'ami, je fuis l'ennemi - principe de plaisir-déplaisir. Il est clair qu'on ne peut aimer tout le monde (le commandemant d'aimer son prochain comme soi-même est une ânerie et ne peut mener qu'à l'hypocrisie) il serait donc logique et bienvenu de se tenir à distance de ceux que l'on aime pas, ou qui nous rebuttent.

J'ai trouvé, à lire quelques modernes, qu'ils donnent abusivement dans le culte de l'Autre, l'Autre en soi comme Autre, comme si ce statut d'Autre devait jouir a priori de quelque prévalence ou préséance, représentant  a priori une valeur à laquelle je devrais sacrifier. L'Autre serait-il le visage restitué du dieu mort ? Ou alors on nous dit que le désir c'est le désir de l'Autre, jouant sur l'ambiguïté où l'on ne sait si c'est l'Autre qui désire en moi, ou c'est moi qui désire l'Autre. Il me semble que cette formule décrit la relation névrotique de soumission à l'Autre, par où l'on passe nécessairement, mais que l'on doit quitter au plus tôt. Je tiens fort à restaurer, quant à moi, la conception antique de l'aut-arkeia (ou plutôt aut-archeia), qui désigne, non une "autarcie", image frauduleuse d'autosuffisance, mais la disposition originaire (archeia) à partir de laquelle un sujet s'affirme de lui-même (autos). Cela n'exclut pas l'Autre mais le positionne en égalité de statut, s'il est clair que lui, de son côté, peut accéder à la même position stucturelle. Ce n'est pas l'Autre qui est en position de régulateur, ni de législateur, c'est la loi, dont la fonction est de séparer ET de lier, donc de définir les rapports.

Toutes ces spéculations assez douteuses sur l'Autre en majuscule n'ont contribué qu'à obscurcir le débat. Tantôt on nous dit que l'Autre est une personne, tantôt une structure suprapersonnelle, tantôt "le trésor des signifiants", tantôt le ressort de la jouissance - et quoi encore ? Il me semble plus honnête d'en revenir tout bonnement à l'autre en minuscule, pour désigner quoi ? autrui, étymologiquement cet "autre-ci" (en allemand on dit Nebenmensch,"l'homme à côté") c'est à dire celui ou celle à qui j'ai affaire, tantôt dans la proximité d'un échange réglé, tantôt dans la bonne distance qui convient, dans l'inimitié, l'indifférence, la convention ou dans les rapports d'autorité.

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Commentaires
D
L'enfer, c'est les autres. Mais pour les autres, l'enfer, c'est nous.
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M
"L'enfer, c'est les autres" : mot, bien que lapidaire mais complexe à vraiment comprendre, est parfois si juste.<br /> <br /> Il rejoint un peu, je pense, les propos que vous rappelez du si grand Schopenhauer.<br /> <br /> Merci encore pour votre blog.
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