Les TROIS PHILOSOPHES : apologue
Un philosophe marche sur une sente solitaire et rencontre soudain un inconnu. Il n'hésite pas, et, la mine joyeuse, s'avance en tendant ses mains. C'est un ami de l'humanité.
Un autre philosophe, en d'autres temps, marche sur une sente solitaire et rencontre soudain un inconnu. Il se rétracte, serre les poings et se prépare au combat. C'est un paranoïaque.
Un troisième, en d'autres temps encore, marche sur une sente solitaire et rencontre soudain un inconnu. Sans un regard pour le quidam il passe son chemin. C'est un sceptique.
Le premier, nourri de morale chrétienne, frotté de la pensée des Lumières, estime en chacun ce qu'il pense être le germe inviolable de l'humanité. Il voit en l'autre un proche ; il parie sur la compatibilité des humeurs, sur la réciprocité des devoirs ; il ne peut comprendre la cruauté, ni l'injustice ; il travaille à l'harmonie universelle.
Le second a certainement fait des expériences négatives. Il a subi des outrages ; il en tire par généralisation la thèse que tous les hommes sont des méchants. En quoi il n'a peut-être pas tort, à condition de préciser qu'il y a des exceptions - ce que lui ne peut admettre sans voir s'écrouler toute sa "philosophie". Voyant cet inconnu surgir devant lui, il pense : que me veut-il ? qu'est-il venu faire ici, saccageant mon asile ?
Le troisième se dit : Voilà quelqu'un. Je ne sais ce qu'il est, un homme, un dieu, un animal ? Je ne sais s'il est bon ou mauvais, agressif ou amical. Il vaut mieux passer mon chemin.
Il fait comme Pyrrhon, qui, voyant son maître Anaxarque se débattre au fond d'un marécage, passe tranquillement son chemin, jusqu'à ce qu'Anaxarque, enfin dégagé par ses propes efforts, ne le rattrappe, et ne le félicite pour sa conduite exemplaire : n'a-t-il pas souverainement fait preuve de la vertu d'indifférence ?