LE CHANT DES ORIGINES : Chant Premier : (1) prologue
LE CHANT DES ORIGINES
Aux amis d'aujourd'hui et de demain
Amants de la vérité
CHANT PREMIER
1
PROLOGUE
O Muse, c'est toi souveraine qu'invoque le poète, ô Muse,
Mais où es-tu, où donc es-tu ô Muse ? J'invoque en vain
La douce musique de ton nom. Serais-tu donc
Avec les anciens dieux descendue aux Enfers,
Nous laissant seuls, sans voix, sans espérance,
Tels des enfants abandonnés ? J'erre par les rues désertes
Et le coeur me fait défaut, et ma pensée bredouille
Comme des mots d'enfants dans les ténèbres.
Mais quoi, il faut tenir jusqu'au coeur de l'absence,
Persévérer, marcher dans la soif et la peur,
Traverser le désert de l'âme, assumer la douleur
D'être seul, ignoré, ignorant, jusqu'au puits d'abondance
D'où couleront, parmi les fleurs, les vignes, les senteurs d'orangers,
Ces paroles ailées, ces doux accents du poème,
Que je compose pour toi, ami, dans les matinées claires
Quand la lumière du jour brille dans le feuillage,
Quand l'esprit régénéré embrasse toutes choses
Et contemple, lucide et calme, la genèse du monde.
Il ne faut rien attendre des dieux, mais l'esprit seul
De sa solitude, lui-même, doit tirer l'abondance
Et la musique, et la beauté, le rythme et la cadence
Qui feront voir en toutes choses le vide et la beauté.
Les feuilles doucement s'agitent sous la brise
Un couple de pies jacasse dans le feuillage ;
L'une s'agite et court de branche en branche, et l'autre
La poursuit avec la diligence du désir, ainsi fait
Tout ce qui vit de par le monde. Volupté
Tu nous tiens, nous étreins, nous enlaces et nous jettes
Hors de nous, nous propulsant vers la beauté de l'autre,
Et nous fais espérer dans l'étreinte un bonheur sans mesure ;
Ainsi se fait malgré nous, tout en nous, le grand jeu de la vie,
Le cercle infernal et sublime, la roue du désir
Et de la mort, s'éternisant, nous traversant, nous brûlant
De sa flamme amère, irrépressible et délectable.
Parfois je me lamente au spectacle, et parfois
Je m'émerveille, complice, de ce jeu cruel, désespéré,
Où chacun croit trouver ce qui lui manque, pour repartir
Bredouille, et sot comme devant. Car le désir se joue
De chacun, de chacune, et l'éveille, et l'agite
De mille soubresauts, de faux espoirs, de vaines illusions
Qui ne font que le jeu de l'espèce, et l'oeuvre faite,
La nature aussitôt l'abandonne à la funeste mort.
Nous ne vivons que pour passer. A peine nés
Nous voici assez vieux pour mourir, et notre oeuvre
Ne vaut que pour nos descendants. Ainsi
Me détournant de l'immense théâtre,
Je veux, ami très cher, consacrer ce peu de vie qui reste
A composer mes chants mélodieux, non pour la gloire
Incertaine et fragile, mais pour toi, et pour ceux
Qui, loin de la foule et des désirs anxieux,
Sauront, libres et justes, dans ces poèmes, voir
Une image de la vérité. Rien qu'une image certes
Qui couvre, ainsi que feuille agitée par la brise,
Le fond obscur, indicible et térébrant
D'où surgit toute vie, à quoi elle retourne
Selon le Temps, dans les plis infrangibles de l'éternité.
Toi qui espères le bonheur, comme font tous les hommes,
Je te dirai en toutes choses la limite. Ce qui était,
La douce enfance, le joli pré des premières amours,
Le tendre visage de celle que tu as courtisée,
Tout ce qui a glissé comme une eau entre tes doigts
Jamais ne reviendra. Et ta vie elle-même
Coule et roule dans les eaux toujours nouvelles
Et s'emporte elle-même, et rien ne peut
Tenir l'instant. S'il est pour l'homme une félicité
C'est de nager dans le grand Fleuve
Sans s'insurger, sans protester, sans ricaner
Mais de vivre l'instant qui passe
A chaque fois unique, et neuf, et vif, surgi des profondeurs,
Comme une chance unique,
Entre douleur et allégresse,
De le porter à la plus haute puissance
Où le hasard se fait nécessité.