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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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6 mars 2017

Du "PIEUX MENSONGE"

 

Les grandes traditions, pour arracher l'esprit aux séductions de l'immédiat et aux attachements infantiles, utilisent la technique du "pieux mensonge", en faisant miroiter des perspectives séduisantes, des lendemains enchanteurs, lesquels ont pour effet de stimuler le désir et de l'orienter dans de nouvelles directions. C'est une technique à double tranchant, car l'impétrant, après avoir fait un long voyage, peiné à travers les broussailles, les ravines et les déserts, peut se retrouver fort dépourvu au regard du nouveau paysage qui se présente à lui. Il a gravi la dernière pente, le voici au sommet, il s'attend à voir un paysage magnifique de l'autre côté, et voici qu'il découvre le même paysage, les mêmes vallées enténébrées et fumantes, la même suie, la même pluie, le même temps et le même espace : s'est-on moqué de lui ? Pourquoi tout ce travail si c'est pour retrouver toujours et encore le même monde, la même peine, le même soleil incertain et capricieux, la même lune mélancolique, et le même corps, mais vieilli de quelques années, affaibli et pituitique, et la même conscience, plus lucide certes, plus fine et acérée, mais vieillissante elle aussi, plus lourde, lassée de tant d'errances, tentée par le profond sommeil de la terre.

Des deux côtés de la montagne règne le même monde. Il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais qu'un seul monde, celui où nous vivons. 

Mais alors, ne s'agit-il que d'une grotesque supercherie, d'un marché de dupes ? Pourtant il y a bien une différence : cette montagne qu'il a fallu gravir c'était le double visage de l'illusion. Double, car à l'illusion spontanée, native, universelle, conaturelle à tout être humain, s'est substituée celle du "pieux mensonge", qui a déterminé l'arrachement premier, mis en mouvement le sujet désirant, lequel dans cette nouvelle fantasmagorie, projette l'essentiel de ses aspirations, pour découvrir que là encore, il ne s'agissait que d'illusions. Cette problématique est clairement traitée dans le canon bouddhique, lequel décrit l'aspiration au nibbâna comme le moteur décisif du progrès mental, pour déclarer ensuite qu'il ne faut pas s'attacher au nibbâna, que le nibbâna est un piège, qu'il faut s'en affranchir comme de tout attachement à quelque forme ou idée, quelle qu'elle soit. 

On peut aussi faire le parallèle avec la psychanalyse : l'homme souffrant d'une névrose se confie à un "sujet supposé savoir", et ce faisant opère un passage de sa névrose à une névrose de transfert, dont il faudra sortir ensuite, notammant en découvrant que le sujet "supposé savoir", l'analyste, ne sait rien qu'il ne sache lui-même. Désillusion nécessaire, cruciale, et décisive. C'est elle en effet qui conditionne la sortie victorieuse de l'analyse.

Reste à s'interroger sur la validité de tout ce processus. Sans doute, il n'y a qu'un monde, et ce serait une grossière erreur d'imaginer que l'on puisse accéder à quelque monde meilleur, mieux fait, plus juste, plus heureux. Mais qui ne l'imagine ? La question est de savoir si cette imagination est, ou non, un obstacle, je ne dis même pas au bonheur, mais à une certaine sorte d'euthymie ou de sérénité. Certains préfèrent vivre dans l'intensité du pathos, quitte à se leurrer du tout au tout. C'est un choix. D'autres préfèrent la vérité, quitte à vivre mille déceptions. C'est pour ceux-là que la démarche évoquée plus haut a été conçue. C'est une route aride, qui ne mêne nulle part qu'aux bosquets décharnés de la vérité. Ceux-là ont pu croire un moment qu'ils avaient trouvé la clé du mystère, déchiffré l'énigme, pour s'apercevoir en bout de course qu'il n'y pas de clé, "que Dieu ne répond pas au téléphone" (Jankelevitch), et qu'il faut se débrouiller au jour le jour, errant entre l'abîme de la naissance et celui de la mort.

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Commentaires
G
C'est encore une illusion de prétendre vivre sans illusions. Il vaut mieux ne pas viser trop haut et cheminer au jour le jour - ce qu'on fait de toute façon !
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A
Qu'il est difficile en vérité de trouver son propre "pieux mensonge". J'en connais beaucoup qui l'attribuent exclusivement au croyant et, ne pensant avoir de croyance, s'exonèrent d'avoir leur propre "pieux mensonge". <br /> <br /> Ces "pieux mensonges" sont légions, se cachent à la bonne conscience et la mauvaise conscience est mauvaise conseillère. Saint Jean de la Croix exhortait les apprenants en mysticisme à fuir les visions, les fusions, les exaltations...; autant de vécus mystiques erronés selon lui. Mais lui ? Comment fit-il ?<br /> <br /> Comment cerner nos propres "pieux mensonges" ? La lucidité et l'acceptation, l'identification de ses idéaux et autres traits permettent de progresser vers un allègement. Néanmoins il est vain de croire qu'on les chassera tous...<br /> <br /> Bien à vous
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G
Oui il y a, cher Anaximandre mille sources. Et comme le note Héraclite : le chemin qui monte et le chemin qui descend, un seul et même chemin. On peut en effet regarder en avant ou en arrière, et encore inverser le mouvement du regard. Et voir en haut et en bas, explorer toutes les directions ...Merci pour ce rappel plein de sens.
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A
Il coule mille sources "...errant entre l'abîme de la naissance et celui de la mort".<br /> <br /> Regarder en aval du fleuve, du cours de la vie, voir seulement s'évanouir le courant, et la vie avec, et ne regarder que dans cette direction, c'est avoir une sorte de torticolis. Relevant l'échine, tournons-nous vers les sources, sans cesse nouvelles. Le soleil est nouveau chaque jour, et les sources aussi : sources de peine, de vie, de rires, de disparitions, de renouvellement, de nouveautés... <br /> <br /> Entre la naissance et la mort, je vois plusieurs attitudes : il y a... les "bienheureux", nous dirons les optimistes, les "malheureux", nous dirons les pessimistes, puis, selon une tripartition à la mode, il y a les tragiques, qui, eux, verraient le réel tel qu'il est, - les chanceux... <br /> <br /> J'ajouterais les comiques, qui s'éjouissent d'ironie et de dérision comme d'auto-dérision qui manquent tant aux sérieux, tragiques ou non; des comiques qui gambadent, et qui ne rechignent pas à la gaîté, légère, fugace, superficielle par profondeur comme disait l'autre -tragique. Une gaîté comique qui rit joyeusement et sans tête de carême de l'évanescence sans cesse renouvelée des flux et reflux des rivières de nos vies...<br /> <br /> J'émets une hypothèse : et s'il n'y avait ni arrière-monde, ni avant-monde, ni monde, mais rien d'autres que ces flux de phénomènes aux intensités variables, sans chaos tragique et autre volonté de puissance, et autre Dionysos...<br /> <br /> "Foin des bocks et de la limonade", et du nirvana.<br /> <br /> PS : j'ai toujours eu une préférence pour le Tao qui est toujours-déjà-là. Il suffit juste (c'est peu dire) de s'y ouvrir, sans souffrance ni pensées de la souffrance...<br /> <br /> Merci, cher Guy, d'éveiller mes pensées !
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