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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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3 novembre 2016

TABLEAUX d'un MONDE DISPARU

 

Mon grand-père était un petit homme sec, mi sanguin mi nerveux, ordinairement calme et pondéré, mais capable de rages froides lorsqu'il s'estimait lésé. Un soir qu'on lui volait les oies déplumées qui pendaient dans sa remise, il s'était armé d'un bâton, et, blême de rage, allait frapper un des voleurs, lorsque survint son fils, juste à temps. On fit venir un policier, et l'affaire se régla sans violence. Je soupçonne fort que le calme coutumier de mon grand-père ne fût que de façade, de contention si l'on veut, qui dissimulait la contrariété, voire une certaine mélancolie songeuse et irritée. Dernier-né d'une vaste fratrie de propriétaires agricoles il avait dû renoncer à la terre, suite au démembrement de l'héritage, un peu comme dans le conte du Chat Botté, et, muni d'un petit pécule compensatoire, il s'était exilé en ville, avait cherché un emploi, puis s'était marié avec une orpheline qui végétait dans un couvent de nones. Le mariage ne fut pas particulièrement heureux, les époux se disputaient, et je grandis dans une ambiance souvent lourde, en particulier lors des repas du midi et du soir. Mon grand-père rouspettait d'abondance, grommelait, critiquait le menu, pendant que ma grand-mère boudait, ruminait des propos à mi-voix, et finissait par exploser. Quant à moi je ne savais où me mettre, déchiré entre l'amour pour l'un et la tendresse pour l'autre. Plus tard, vers mes 11 ans, ma mère s'étant remariée, je connaîtrai la même ambiance délétère, je verrai les mêmes conflits conjugaux, la même acrimonie sous des formes apparemment différentes. J'en ai gardé une rancoeur générale pour la vie de famille, une méfiance sourde et inquiète. A tort. En fait les choses se passeront plutôt bien quand je fonderai ma propre famille. Précisons que je fis un mariage d'amour, et non un de ces mariages arrangés qui étaient de mode à l'époque ancienne. 

Mes grands parents étaient les dignes représentants d'un monde disparu : religion, pratique des offices, mais sans état d'âme ni bigoterie ; c'était comme ça, ils suivaient scrupuleusement les normes sociales en vigueur, le père avait son rôle, la mère le sien, étroitement définis et suivis, la pauvreté des paysans déclassés, la maison avec ses dépendances, jardin, atelier, des poules, des cochons, des lapins, des oies, un chien, un chat, pas de voiture, pas de machine à laver, pas de téléviseur, une radio, une vie régulière, sans surprise, tantôt une naissance tantôt un mariage, pas de sorties hormis la messe du dimanche, pas de voyage, pas de vacances. Cette vie dura jusqu'à la mort du grand-père, sans changement notable. J'y ai vécu jusqu'à 9 ans, plutôt heureux : il y avait ce petit monde des animaux que j'aimais beaucoup, la cour où je pouvais m'ébattre à loisir, et puis ce fabuleux jardin où mon grand-père daignait quelquefois m'accueillir pour biner, sarcler, bêcher. Et puis il y avait les arbres fruitiers, et vers la fin de l'été le ramassage des pommes, poires, coings acides, mirabelles. Mon grand père faisait du schnaps et c'était un événement lorsque l'appareil rutilant était planté au milieu de la cour, que l'on versait les fruits à demi pourrissants dans le cratère, et qu'une forte odeur de fruit bouilli remplissait l'atmosphère. Il y avait de bons côtés dans cette vie semi-paysanne, et j'en ai gardé une certaine nostalgie, en dépit de son caractère renfermé, exigu, limité, et quasi inculte. Au moins j'en ai conservé l'amour de la terre, le respect des paysans, des ouvriers et des artisans, le sens de la réalité qui toujours contrebalanceront avantageusement les risques de la pensée et les dangers d'une culture trop exclusivement intellectuelle.

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Commentaires
S
Très beau texte cher Guy ! <br /> <br /> Comment ne pas partager cet élan, cet équilibre nécessaire à toute existence qui nous invite à l’enracinement. Une image surgit : les souliers de Van Gogh, vieux souliers aux lacets, qui font signe vers le labeur et le terreux gras et humide des labours .<br /> <br /> Leur matière, leurs formes, leur vieillissement rappellent la rudesse et la solitude des chemins de campagne pratiqués dès l’aube par ces hommes qu’autrefois la terre faisait vivre…
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