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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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31 octobre 2016

Le TRAVAIL du SOUVENIR

 

Une ou deux choses que je sais de lui...

J'ai dix ou douze ans. C'est une intense curiosité qui me pousse, curiosité de quoi, je ne sais pas. Je monte l'escalier branlant qui mène au grenier, attentif à tous les bruits de la maison, craignant qu'on me surprenne et me somme de redescendre. Voici la porte, elle grince horriblement, mais peu importe, je continue l'exploration. Le grenier est sombre, mais une joyeuse lumière filtre par la fenêtre fermée. Dans mon souvenir je ne me représente qu'un seul meuble de bois marron, massif et rustique, sur la droite. Je vois le garçon s'approcher, ouvrir des tiroirs, tout est vide. Rien à voir, rien à toucher, lorsque, tout soudain il met la main sur une photo jaunie, en noir et blanc. C'est ma mère, mais elle n'est pas seule. Elle se tient à côté d'un homme, plus grand qu'elle, plus agé aussi, vers lequel elle tourne un visage attendri, enjoleur. Cet homme, ce ne peut être que mon père. Etrange sensation de transgression, de honte, de gêne, comme si j'avais trahi un secret, perpétré un crime, vu ce qu'il ne fallait pas voir. J'étais horriblement troublé, mais non sans une secrète satisfaction d'être passé outre, d'avoir franchi un obstacle, exhibé un savoir interdit. On ne m'avait montré aucune image de lui, aucune photographie, je ne pouvais, jusque là, m'en faire aucune représentation, ce n'était qu'un mot, ou un prénom, nullement un être avec un corps, un visage, une expression du regard, moins encore une voix que l'on pût entendre, voix de colère, d'autorité, ou de tendresse, rien qu'une absence irreprésentable, un nom vide de contenu et de résonance. Comme tout cela est difficile à exprimer par des mots : comment désigner une structure vide, qui tout en étant vide n'en existe pas moins de quelque manière, mais sur le mode du non-être de l'être ? On me pardonnera peut-être ces essais laborieux pour dire ce qui échappe dramatiquement au langage.

Il existe une espèce de réel, très particulier, que je connais fort bien, et qui semble échapper à la conscience commune : le réel d'absence, qui n'est pas absence de réel mais présence (psychique) d'un réel qui échappe à toute détermination. Ce n'est certes pas de la forclusion - qui initierait la psychose - mais le minimum pensable d'une structure, bien réelle, mais vide. Inutile d'ajouter qu'une telle structure engendre l'appétit forcené d'un savoir, qui donnerait quelque consistance à ladite structure : appel de pères substitutifs, soif de connaissance, ivresse historique, toutes entreprises qui ne vont pas sans un danger d'aliénation.

Je possède une autre photo du couple parental que je conserve précieusement dans mon portefeuille. Mon père y apparaît détendu et souriant pendant que ma mère se tourne vers lui avec un visage d'amour. Il ressemble vaguement à Richard Wagner, mais en plus effilé, plus nerveux, et une grosse bosse sur le front, qui lui donne une expression éminemment humaine : que lui-est-il arrivé ? s'est-il cogné contre un meuble ? A-t-il été frappré lors d'un engagement physique ? Ma mère ne semblait pas encore enceinte, les visages expriment le bonheur conventionnel des jeunes mariés, rien n'annonce le décès imminent, le veuvage, le drame de la solitude. Moment suspendu entre deux abîmes, illusion bienheureuse.

A vrai dire je me demande tout à coup pourquoi je me livre à ces évocations du passé : quels bénéfices en puis-je tirer, s'il est patent que ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été ? Certes, mais c'est la résonance du passé dans le présent qui compte, plus que le passé comme tel. On ne peut changer le passé mais on peut modifier l'image qu'on s'en fait, par exemple en déplaçant l'angle d'approche, comme un photographe, ou comme un peintre. Ce qui était important, ou que l'on croyait tel, peut se révéler surfait, ou trompeur, et à l'inverse certains détais oubliés peuvent transformer la perception d'ensemble. Il en va ici comme dans l'interprétation des rêves : c'est parfois le petit détail qui compte, plus que les grandes fresques, séduisantes mais fallacieuses. Elles occultent plus qu'elles ne révèlent. Ainsi des souvenirs.

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Commentaires
G
C'est une grande joie, cher lecteur, de vous retrouver dans ces pages. Rencontre qui me gratifie ! Puisse-t-elle être féconde pour vous et vous inspirer !
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K
Chouette texte ! <br /> <br /> Le mot "travail" dans le titre prend tout son sens ! J'aime cette idée que le passé ajoute du sens au présent, qu'il y est encore actif, à tout moment, pourvu qu'on le sollicite. Et que son sens s'éclaire avec ce travail du présent...<br /> <br /> Good !<br /> <br /> NK
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