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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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18 août 2016

MELANCOLIE de l' ART

 

Tous les potaches de France et de Navarre, je veux dire ceux d'autrefois qui apprenaient encore un peu de littérature dans les classes de lycée, connaissent la phrase célèbre de Malherbe : "Un poète n'est pas plus utile à l'Etat qu'un joueur de quille". Malherbe visait je suppose les enthousiasmes un peu débridés de Ronsard, lequel avait donné dans l'emphase politique, se croyant autorisé à donner des leçons au Prince et au peuple de France. C'est un vieux débat qui remonte à l'Antiquité. Le poète est-il un prophète, un thaumaturge, un inspiré qui boit à la source divine - ou un pauvre diable qui soupire et met en vers les affres de la passion et les délices de la volupté, donnant forme publique à ce qui se vit en privé dans le coeur des hommes, espoir, souffrance, désir, mélancolie du temps qui passe, désespoir d'amour, allégresse et chagrin. Malherbe a raison : il en est de la poésie comme de la philosophie. On y cherchera en vain quelque utilité publique. La poésie ne guérit pas la douleur, elle aurait plutôt pour effet de l'entretenir en la parant de toutes les vertus de la beauté et de la publicité. "Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle !" - N'est ce pas là raison plus que valable d'éterniser la nostalgie d'un amour manqué, de se complaire à l'infini, maintenant que le corps est décrépi, les sens émoussés, dans le souvenir des rares moments de félicité qui illuminèrent et troublèrent la jeunesse ? Mieux vaut encore souffrir d'un passé de souffrance que de ne plus rien éprouver du tout. La poésie entretient nos langueurs, étire le temps, mêlant une jouissance ambiguë à la perception du temps qui passe.

   "Le temps s'en va, le temps s'en va, Madame

   Hé le temps non, mais nous nous en allons

   Et très bientôt serons tous sous la lame"

Mélancolie de l'art : ce n'est pas tant le sujet traité qui est mélancolique - il est des poésies allègres et juvéniles - c'est le contraste entre le présent éternel du texte, à jamais identique à soi, "tel le phénix renaissant indéfiniment de ses cendres", et la conscience intime de l'écoulement irréversible du temps. La dame de Ronsard frémit à se ressouvenir de ses amours manquées, elle contemple les rides de son visage, sa taille allourdie, ses seins défraîchis, mais le texte, à chaque fois, ressuscite la belle jeune fille fraîche et désirable qu'elle fut, à jamais identique à soi dans les vers du poète. Contraste insoutenable : ce face à face est tragique. On dira qu'il en est ainsi de toute mémoire, que chacun de nous a le souvenir, gravé en nous, du jouvanceau qu'il fut, qu'il souffre du décalage et de la fuite du temps. Oui, mais ici l'image est gravée dans le marbre, indéfectible, là où la mémoire s'arrange si bien pour adoucir les contrastes, polir les aspérités, entraînant les images du passé dans un processus ininterrompu de relecture et de réactualisation. L'art est impitoyable : voilà ce que fûtes, vous n'y changerez rien.

Il en va de même pour la photographie. Combien il m'est désagréable d'être pris en photo ! Je suis comme ces hommes d'autrefois, effarouchés devant l'appareil, craignant qu'on leur volât leur âme ! D'aucuns aiment contempler à foison les images de leur parentèle, s'esclaffant et s'émerveillant ; moi cela ne m'inspire qu'une sourde mélancolie, d'autant plus amère que je ne puis l'avouer à personne sans passer aussitôt pour un sans-coeur, un égoïste et un goujat. Bel exemple de ce qu'on appelle de nos jours la communication, si vantée, et qui n'existe que dans le voeu pieux. La seule chose que nous sachions communiquer c'est son irréductible impossibilité.

J'aime immensément l'art, mais d'un amour ambivalent. Je ne puis me départir d'une secrète angoisse, qui colore en ré mineur les plus exquises voluptés. La mélancolie de l'art tient à la conscience aiguë du temps, qui emporte tout, alors que l'art s'entretient de la douce illusion de le maîtriser. Mais fixant les choses dans le tableau, le poème ou la photo, nous ne faisons que rendre plus douloureuse encore l'irréversibilité. Il vaut mieux, au total, renoncer à nos prises, laisser couler et rouler toutes choses, et rouler sans regret ni mémoire dans les eaux du grand Fleuve immortel.

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Commentaires
F
Il y a aussi ce beau poème de Charles d'Orléans :<br /> <br /> <br /> <br /> Au puits profond de ma mélancolie <br /> <br /> L´eau d´espoir que je ne cesse de tirer<br /> <br /> La soif de réconfort me la fait désirer<br /> <br /> Mais souvent je la trouve tarie<br /> <br /> Je la vois un moment propre et claire et puis je la vois devenir trouble et mauvaise <br /> <br /> <br /> <br /> Au puits profond de ma mélancolie <br /> <br /> De cette eau je dilue l´encre de mon étude <br /> <br /> Quand j´écris, mais pour mettre mon coeur en colère <br /> <br /> Fortune vient déchirer mon papier <br /> <br /> Et jette tout par grande perfidie <br /> <br /> Au puits profond de ma mélancolie.
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