CE CHER FANTASME
Pour une conscience philosophique c'est une banalité : chacun croit diriger sa vie et ne fait que suivre son fantasme. C'est évident à observer les autres, c'est très obscur à qui prétend s'observer soi-même. Il faudrait être à la fois en soi-même et hors de soi, pour s'éprouver dans ses émois et se voir dans ses comportements, étalés sous l'oeil scientifique et critique. Aussi ne peut-on guère progresser qu'à repérer les choses dans l'après-coup : voilà ce que j'ai fait, alors que je voulais faire tout autre chose. Comment expliquer cet écart entre le vouloir et le désir ? Cela encore n'est pas satisfaisant : un acte isolé ne signifie pas grand chose, c'est par la répétition que se dessine une série, laquelle reverra à la structure (inconsciente).
Telle jeune femme s'arrange toujours pour se faufiler dans les relations d'un couple marié, pour y creuser un trou par lequel elle observe le jeu des partenaires, y puisant quelque obscure et indicible satisfaction, celle d'y être en imagination, encore que cette immixion soit sans effet réel, sans conséquence notoire, ni pour elle ni pour les autres, sauf à entretenir la douce illusion d'être indispensable. A moins que la jouissance tienne davantage de la position de regard : voir c'est se donner l'illusion de savoir. Mais savoir quoi, là est la question, car, en somme, il n'y a rien à savoir outre ce qu'on sait déjà : c'est un couple, et il est raisonnable de lui supposer des relations de couple - ce qui implique en fait l'exclusion du tiers, lequel en est, au bout du compte, pour ses frais. D'où les aller-retours, et l'inévitable déception qui suit. C'est par exemple la force de Fitzgerald, dans "Tendre est la nuit", de présenter l'histoire du couple à partir de la position d'une amie, qui est tantôt en dehors, tantôt mêlée à leurs déboires, regard indirect, comme sont tous les regards, regard voilé par la position subjective. On ne sait jamais l'exacte vérité parce qu'il n'existe pas d'exacte vérité. Rien que des rapports de rapports, miroirs à l'infini.
Je me dis quelquefois qu'il est bien dommage de devoir quitter la vie sans avoir véritablement compris le jeu de la vie, et en particulier cette question : quel aura été mon désir, mon vrai désir, qui m'aura conduit à être ce que je suis ? J'ai l'impression que je n'aurai connu qu'un long et pénible tâtonnement, errant de ci de là, ballotté en tous sens, ballottant et balançant, alors que, jeune, je disposais devant moi, dans mon ignorance, un champ de possibles séduisants et prometteurs. Mais cela ne se passe pas ainsi : il faut accepter la part d'errement, d'errance et d'erreur - errare humanum est - qui est le lot indépassable des mortels. Bienheureux, si au soir de la vie on peut estimer avoir franchi quelques étapes, parcouru quelque route inconnue, résolu quelques énigmes, caressé quelques roses, ou écrit quelque poème estimable. C'est peu de chose, et c'est beaucoup. J'ignore si notre savoir peut atteindre au delà.
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L'excellent Schopenhauer, s'étant avisé que la vie est décidément une énigme, se proposera de consacrer la sienne à la déchiffrer. Mais déchiffrer c'est transposer une langue dans une autre, comme fit Champollion pour l'égyptien en langue française. C'est supposer implicitement que le texte original est bien un texte, et non un chaos, une production parfaitement aléatoire et dénuée de sens. En quoi Schopenhauer est encore un métaphysicien, lequel ne peut se dégager du préjugé qu'il existe bien un ordre des choses, fût-il détestable, qui préside à la production et à la destruction. C'est là la pierre d'achoppement de la philosophie, en vertu de laquelle les penseurs se distribuent nécessairement en deux catégories : les tenants de l'ordre, optimistes (Leibniz) ou pessimistes (Schopenhauer), et les autres, ceux pour qui l'idée d'ordre, ou de sens, ou de finalité ne peut être autre chose qu'un mirage du désir. "Chaos sive natura" écrira Nietzsche, et cela me semble le formulation la plus rigoureuse de ce qu'un homme peut tenir pour vérité. Dès lors le projet de déchiffrement lui-même se révèle caduc : il n'y a rien à déchiffrer parce qu'il n'existe pas de texte original. Il faudra se contenter de naviguer à vue, de louvoyer d'ile en île comme fit Ulysse dans l'Odyssée. Si texte il y a, ce n'est pas le grand livre du monde, mais le modeste récit de voyage d'un sujet égaré en haute ou basse mer, errant d'île en île, entre deux ports, celui de la naissance et celui de la mort.