FOLATRERIES : journal du 12 mai 2016
Je me suis laissé aller, hier matin, dans l'article intitulé "Glissade", à quelques développements désenchantés qui ont décontenancé quelques lecteurs, lesquels ont pris les choses à la lettre, et cru voir je ne sais quelle pathologie rampante dans ces propos, qui, à tout prendre, relèvent d'un humour décalé, plus que d'une pathétique confession d'humeur. A vrai dire, j'aime assez souvent m'amuser avec les mots, les retravailler sans complexe, les tordre en tous sens, et leur faire dire ce qu'ils ne disent guère, ou de manière tout à fait indirecte. Embarrassé par ces réactions, j'avais cédé à un mouvement de gène, et retiré le texte. Ce matin, considérant les faits avec clarté, je l'ai rétabli : il est ce qu'il est, et vraiment je n'y vois rien à redire, ni dans la forme ni dans la matière. J'ai créé cette rubrique "journal" pour me donner du lest, pour échapper à ce que les articles de fond peuvent avoir d'aride, pour m'aménager une arrière-cour où je pusse jouer en toute liberté, prendre de la distance, et, à l'occasion, me moquer de moi-même ! Il est risqué, et fort compromettant, de jouer au sage, et le premier devoir d'un honnête homme est de se déprendre de soi, et de tous les esprits pensants, pour retrouver en soi le garnement que l'on fut, et que l'on devrait s'efforcer de rester.
Il me semble, en toute humilité, gagner en fantaisie avec le temps, en liberté de ton, en espièglerie. Je n'aime plus guère le sérieux de la pensée, encore qu'il faille bien passer par là, "séjourner longtemps auprès du négatif" comme dit l'autre, mais il importe de ne pas s'y étouffer. Quand les choses essentielles sont comprises, incorporées et digérées - et je crois que pour moi c'est fait - on peut se détourner de la vérité même, s'accoquiner avec la fantaisie, et l'illusion même, sachant que l'on ne sera plus jamais dupe des fadaises qui amusent les uns, et pousssent les autres à la violence. Aucun rique d'intolérance, de fanatisme ou de prosélytisme : qui ne croit rien, ni en rien, n'offense personne, ne fait pas la guerre sainte. Il sait qu'il n'existe rien de saint, d'incontestable, de sacré, de définitif, mais que tout branle et vente comme le vent :
"Qu'est ce que le bouddhisme ?" demande l'empereur à Bodhidharma.
Réponse du sage : " Tout est vide, rien de sacré".
Sans être spécialement bouddhiste je puis apprécier cette réponse en vertu de sa valeur universelle. Encore se trouvera-t-il des esprits étriqués pour en faire un dogme, par exemple en croyant qu'il existe un vide opposé aux êtres du monde. Croire au vide ne vaut pas mieux que de croire à la réalité des choses ègale fixation, égale méprise. Le juste est de se déprendre, non de remplacer l'idole de l'être par l'idole du vide.
Vous voyez, je suis plutôt d'humeur folâtre ce matin. Je vous confesserai que ma vraie joie est d'écrire pour écrire, assez indifférent à la matière, que je prends comme elle vient. Je sais bien ce que valent les mots, fort peu de chose, mais que serions-nous sans eux ? "Avec quoi fait-on des vers" demandait un correspondant à Mallarmé, qui répondit : "avec des mots ". Stravinsky, de son côté, disait : "la musique n'exprime rien". On s'attendait peut-être à quelque envolée sur la noblesse du sentiment, sur l'inspiration, sur l'enthousiasme, eh bien non, c'est tout simple, le poème c'est des mots, et la musique des notes. Libre à chacun, après coup, d'imaginer le sublime, de dessiner des idoles, de construire des fantasmes. Cela n'est l'affaire ni du poète ni du musicien.
Composer : poser ensemble, réunir le séparé, tracer des ponts entre les mots, enlacer les sons, disposer le vers dans le rythme et la cadence, soigner les rapports, faire chanter les harmoniques. C'est le "travail "de l'artiste, car c'est bien un travail - comparable si l'on veut à une parturition, humble travail de la chair qui se délivre dans la souffrance et la volupté.