DEVENIR SOI : la perte et le gain
Je verrais volontiers trois phases successives dans l'existence, reconnaissant en sus qu'il est assez rare qu'un individu parcoure intégralement le cursus complet. Dans un premier temps le sujet, de par l'aliénation nécessaire du langage, se découvre déchiré entre ce qu'il est et ce qu'il voudrait être. Avec Lacan on peut à cet égard interroger l'épreuve initiatique du miroir, où le sujet se voit séparé de soi, et tout à la fois happé, séduit, induit en erreur par une image, celle que lui renvoie le miroir, image de totalité et d'unité glorieuses, où il va se complaire, tout en devinant qu'elle n'est qu'un leurre magnifique, en contradiction flagrante avec un vécu corporel marqué par l'insatisfaction, l'émiettement, la temporalité, l'impossibilité à réaliser dans les faits la perfection fantômale de son double. D'où le déchirement entre le moi réel, fragmenté et temporel, et le moi idéal, d'où le désespoir d'une sorte de déréliction, et d'où, surtout, la quête éperdue, l'effort incessant pour s'approcher de l'idéal. A dire vrai cette course peur durer toute la vie. Dans le travail, dans l'obsession de la performance, la quête de la reconnaissance, dans l'honneur et la renommée, toujours cet aiguillon qui pousse en avant, qui ne laisse pas de repos. Cela détermine de belles carrières, mais aussi de belles pathologies, car enfin, où sera la satisfaction, où le repos et la sérénité, si chaque instant est vécu comme un tremplin pour une action à venir, belle peut-être, mais toujours condamnée à manquer son but. Qui profite en dernier lieu de cette épuisante quête ? Pour qui travaille-t-on, pour quelle jouissance ? Le sujet, dans certains moments de lucidité, ne peut pas ne pas se poser ces questions, pressentant qu'il est l'esclave d'une machination, que nul n'a ourdie, mais qui se joue de lui malgré lui. Ces questions, en général, on se hâte de les forclore, trop dangereuses, qui risqueraient de faire chavirer le fragile équilibre de la vie.
Moment critique, moment fécond : je fais halte, j'examine la situation. Que vois-je ? Je vois que je cours, et que l'objet s'éloigne d'autant. M'y suis-je mal pris, ai-je sousestimé les difficultés ? Pas du tout. J'ai tout essayé, et je suis gros jean comme devant. En fait, je suis face à l'impossible, que j'ai tenu pour possible. Je me suis polarisé sur la quête d'un objet qui n'existe pas. Ce n'était qu'un fantasme, rien qu'un fantasme.
Il va de soi que cette lucidité nouvelle ouvre la porte à la dépression. Toute l'organisation psychique reposait sur le mythe d'une réunification à venir. Me voilà sans fondement, sans objet, sans projet, sans perspective. Endeuillé de moi-même. Avec une perte sèche à consentir. Ce n'est pas drôle, surtout si ça dure.
C'est une sorte d'exil. Je voulais le tout, j'en suis réduit au rien. C'est du moins ce que je crois. Mais ce qui reste n'est pas rien : ce qui reste c'est le sujet, délesté de ses mirages, et libre pour une vie plus libre. Dans l'économie de la perte et du gain, longtemps je ne vois que la perte. Mais il temps de voir le gain.
A mes débuts je me croyais destiné à un bel avenir d'écrivain. C'était mon désir le plus cher, ma passion dominante. J'enrageais de n'avoir ni le temps - il fallait assurer la subsistance de ma famille et la mienne - ni la chance d'être dans les cercles littéraires. J'étais seul, sans appui, sans ressources, incriminant le sort plutôt que moi-même. Emporté par les nécessités j'en ai presque oublié ma passion première, jusqu'à sombrer dans une sorte de désesporir nihiliste : quel sens a donc une vie qui s'est bâtie sur l'oubli de soi ? Mais il est vrai, également, que j'avais surinvesti l'image de l'écrivain, à tel point qu'il eût fallu être un génie pour en soutenir l'exigence, et de génie je n'en ai point. Pris entre l'idéal impossible et le désespoir d'y parvenir, il ne restait qu'à éterniser un deuil également impossible, entre la rancoeur et la culpabilité. Mais à tout prendre on n'est jamais coupable que par rapport à soi-même, d'avoir renoncé à son plus cher désir, celui par lequel on peut affirmer quelque chose de soi dans le monde. Il fallait réinventer le statut et la fonction de l'écrivain, et commencer peut-être pas envoyer promener toutes les images de l'artiste, de l'homme de lettres, du génie inspiré et autres tambouilles idéalistes. Revenir au plus concret, au plus sensible, au plus réel : ce que je sens vraiment, ce que je pense vraiment, et le dire le plus directement, le plus simplement possible. Là est la voie, il n'y en a pas d'autre.
Mes échecs éditoriaux auront eu le mérite, au moins, de me ramener à l'exigence première, débarrassée de toutes les fioritures livresques qui m'ont lié les jambes et la cervelle pendant tant d'années. Quand j'ai découvert la possibilité du blog, j'ai respiré : enfin je pouvais, sans souci de personne, me livrer sans retenue ni fard à ma passion, exprimant cette puissance toute relative, mais infiniment précieuse, qui est mon être singulier, irréductible à tout autre.