De la SIMPLICITE (2) art et nature
Simplicité n'est pas simplesse. Il faut être bien simple pour s'imaginer que le grand art soit le fruit d'une spontanéité toute naturelle, et qu'il suffise d'écouter son coeur pour écrire de beaux poèmes. Vous connaissez sans doute ce passage fameux de Tchouang-Tseu consacré à l'art du boucher : s'il est capable, aujourd'hui, de découper son boeuf sans la moindre hésitation, suivant l'écheveau compliqué des articulations, tranchant et taillant d'un seul mouvement continu et fluide, c'est au terme d'une très longue pratique. Au début il voyait le boeuf entier et se demandait comment faire, puis il vit de mieux en mieux les parties, et à la fin il n'avait même plus besoin de considérer la carcasse : le couteau, de lui-même, comme animé d'un mouvement autonome, s'activait et procédait, tranquille, calme et résolu. C'est la vraie simplicité, celle qui se conquiert, et qui réalise l'heureuse rencontre du naturel et de l'acquis. Le grand art paraît facile parce que l'exécution est aisée, et que l'oeuvre est belle.
"J'ai la beauté facile et c'est tant mieux" (Eluard).
J'ai vu de grands maîtres en arts martiaux exécuter certains mouvements, extrêmement difficiles, mais entre leurs mains tout semblait instantanément évident, simple, aisément reproductibles. On se dit : "ça coule de source". Puis, quand on essaye, on se couvre de ridicule.
Lorsque les Chinois parlent de spontanéité ils ne désignent nullement ce qu'on pourrait faire à partir de la pure nature immédiate, qui, chez l'homme, est imparfaite, hésitante, trébuchante : voyez l'enfant qui ne sait rien faire par lui-même et qui s'essaie à imiter l'adulte. Il faut passer par les phases douloureuses de l'apprentissage, et l'on sait qu'en Orient il était très rigoureux, voire tyrannique. La nature primitive est éduquée, formée, transformée - certains diront déformée - par un dressage minutieux et implacable. J'ai vu jadis un film sur la formation des petits danseurs de l'opéra de Pékin, et ma foi, cela m'a donné de l'urticaire, tant le dressage était violent. Chez nous l'éducation est bien plus douce, peut-être trop, et il se trouve bien des jeunes qui n'apprennent rien du tout. Quoi qu'il en soit, le résultat, lorsque l'éducation n'a pas totalement détruit les aptitudes naturelles, c'est un composé extraordinaire de nature et d'art, le grand danseur, le musicien accompli, le poète au faîte de son génie. Alors les qualités naturelles, renforcées par l'éducation, peuvent s'exprimer avec éclat, alors le sujet accède à la vraie spontanéité. Il peut enfin exprimer ce qu'il est, en dominant son savoir, et en le mettant au servive de son génie. Le spectateur ne voit pas le travail accompli, il voit l'aisance, la liberté, la spontanéité, la simplicité.
C'est pour tout cela que je reste indéfectiblement attaché à l'art classique, non pas au sens d'un classicisme historique, depuis longtemps éteint, mais comme tendance générale, dont on peut d'aventure trouver des modalités aussi bien aujourd'hui que hier ou avant-hier. Le classique est de tous les temps, au moins virtuellement. C'est le goût de l'équilibre, de la mesure, c'est l'harmonie du sentiment et de la raison, c'est le refus de la laideur, de l'extravagant, de la bassesse, de la complaisance à la médiocrité et aux passions tristes. Jeune, comme tous les jeunes je suppose, j'ai été fort romantique, appréciant sans mesure l'expression des sentiments et des passions, que j'avais plutôt violentes. Mais avec les progrès de la connaissance je révisai bientôt mon jugement. Moi, admirateur inconditionnel de Beethoven, je découvris plus tard la beauté incomparable de Mozart, et n'en délogeai plus. Aujourd'hui, entendant Beethoven - je n' y vais jamais de moi-même mais il arrive que sa musique se fasse entendre ici ou là - j'éprouve un mélange assez troublant d'admiration et de gêne. C'est magnifiquement composé, mais c'est "trop" - trop de quoi je ne saurais dire au juste, sauf que la mélancolie que je ressens me plonge dans une sorte de malaise : le rôle de la musique est-il de faire souffrir ?
Je vois de même certains peintres modernes se rouler sans retenue dans la pire abjection, exposant de grotesques carcasses sanguinolentes, organes découpés, exhibés comme des pièces de boucher, justifier leur pénible mascarade par le recours à quelque fumeuse théorie de réalisme ou d'hyperréalisme. D'autres se font fort de provoquer, de choquer, d'interloquer le pauvre public qui n'en demande pas tant, et qui croyait naïvement avoir affaire à des oeuvres d'art comme on en voit à Rome ou à Florence, et qui se retrouve ahuri dans un abattoir ! Ce goût morbide de la chair crue, de la décomposition, cette odeur de cimetière, de laboratoire de médecin légiste, tout cela me soulève le coeur - si toutefois je me vois contraint d'assister à ce spectacle lamentable, ce que je me garde bien de faire de mon propre chef. Un seul mot pour résumer le tout : dégoût. Et la raison, reprenant les commandes, me dit : pulsion de mort. Que l'art soit contaminé par la pulsion de mort, voilà une bien triste affaire, car qui, si l'art démissionne, nous donnera le goût de la vie, d'Eros et et de la beauté ? Sûrement pas la politique, ni la science, laquelle s'est fâcheusement mise au service du pouvoir d'Etat et de la technologie impérialiste. "Il nous reste l'art pour ne pas périr de la vérité" - mais je crois bien qu'il ne reste rien du tout, si l'art lui-même abandonne sa fonction régalienne pour se vautrer dans l'abjection.
PS : abjection, et sottise. Voilà deux ans j'ai cru faire oeuvre utile en visitant une exposition d'art contemporain. Au détour d'un escalier je débouche sur un tas de briquettes de chauffage. Croyant à une négligence du personnel de service, je baisse les yeux, et je vois une signature : pincez moi si vous pouvez, c'était, le croirez-vous, une oeuvre d'art !