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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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11 mars 2016

STIMULANTS PSYCHIQUES

 

Je me demande parfois si c'est bien moi qui écris, tant l'expérience d'écrire est mystérieuse, j'allais dire "impersonnelle", comme si je ne sais quelle instance intérieure prenait les commandes. "Voix intérieures" dirait Hugo, et c'est en effet un vieux topos de la tradition poétique d'invoquer l'inspiration comme source du poème. Si "Je est un autre" c'est de cet autre qu'il est question, mais sans verser dans la mythologie, on peut évoquer une altérité intérieure, par exemple les images et les symboles inconscients qui font retour lorsque l'auteur fait silence et se recueille pour entendre.

Voici quatre ans j'ai passé deux mois en clinique à la suite d'une intervention cardiologique. Je n'y étais pas spécialement malheureux mais je ne pouvais rien faire que lire ou regarder la télévision. Théoriquement, j'aurais pu écrire, dans un cahier par exemple comme je faisais jadis, avant de disposer de l'ordinateur. Mais je n'avais aucune idée, aucun sentiment, comme anesthésié, stuporeux et somnolent. Je lisais, mais fait extrordinaire, à peine avais-je lu une page que déjà j'en avais oublié le contenu, si bien que j'aurais pu relire indéfiniment la même page, comme un poisson qui tourne sans fin dans le même bocal. Et pourquoi cela ? Parce que je ne pouvais fumer. Il en irait de même ici, dans mon bureau, si je m'abstenais, car mon esprit, et c'est ainsi depuis toujours (je me revois somnolent au fond de la classe, gamin ignare et indifférent) ne se met en marche qu'avec l'adjuvant du café et du tabac. De nature je suis fort indolent, paresseux, mou, somniaque et avachi, et j'eusse pu dire avec La Fontaine :

            "J"ai passé deux moitiés de ma vie

            L'une à dormir et l'autre à ne rien faire"

si bien que sans ces stimulants indispensables je n'eusse jamais ni pensé ni écrit. Mais après quelques bonnes bouffées de tabac - ô mes pipes, fidèles et douces, belles amies de ma solitude - voilà que mon esprit s'ouvre, c'est comme un voile qui se déchire, je vois devant moi un monde vivant et palpitant, je sens sourdre en moi "les voix intérieures", c'est comme un clapet qui se lève, et les mots, ces amis de rencontre, de misère et d'enchantement, les mots se mettent à danser ! A se demander si c'est la pipe qui écrit ou l'infortuné qui la tient entre ses dents ! Si j'étais psychanalyste - heureusement je ne le suis pas ! - je dirais que le tabac (et la pipe, joyeux symbole phallique) fonctionne comme Nom-du-père, instance symbolique fondamentale qui soutient tout l'édifice du langage - la preuve étant que sans elle les mots s'absentent définitivement dans la nuit.

Je sais bien que pour la santé rien n'est plus préjuciable que le tabac, surtout pour un cardiaque. Le choix est simple : ou m'abstenir, et c'est le mutisme définitif, ou continuer, avec les risques bien connus. Ou encore : ou l'esprit ou le corps. Je veux bien avoir un corps sain - par ailleurs je fais tout pour cela, gymnastique, relaxation, chi Gong, yoga, promenades, etc - mais je ne puis consentir à cette torpeur stuporeuse qui s'empare de moi en l'absence de stimulants psychiques. Ma foi, j'ai tenu ainsi jusqu'à l'âge de soixante dix ans, je ne suis pas malade, et avec un peu de chance je durerai encore quelques années. Et si je sombre un jour dans l'abrutissement, le mutisme ou la légumisation, je sais ce qu'il me restera à faire ! Puissé-je alors avoir la conscience éveillée, et la main prompte !

Je remarque enfin que toutes les civilisations, sur tous les continents, et à toutes les époques, ont eu recours à certains stimulants naturels ou artificiels, toxiques le plus souvent. C'est là un chapitre important de l'histoire humaine, et qui n'est guère développé dans nos manuels. J'y vois une marque spécifique du phénomène humain, que l'animal ignore. Cette constatation apporte une lumière intéressante sur une certaine tendance contemporaine à l'hygiénisme intégral, qui rêve d'une pureté virginale, d'un naturalisme dévot, ramenant le désir au besoin physiologique, dans un discours moral digne des pires élucubrations piétistes. 

Sentant venir la fin, Epicure se fit couler un bain d'eau tiède, commanda un verre de vin pur (les Grecs buvaient le vin coupé d'eau), et ainsi, au milieu de ses disciples, livra son dernier enseignement tout en se laissant glisser doucement dans la mort.

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