DU KARMA et de la LIBERATION
Je me pose la question : présentement, qui suis-je ? Je note d'abord que j'utilise ce verbe "être" sans être dupe : ce n'est qu'une commodité de langage qui n'implique nullement une quelconque essence stable ou permanente. Il se trouve que selon l'usage de la langue française je ne puis dire autrement. Je dirai être", de moi, comme je dirais d'une plante ou d'un nuage, à cette différence près, qui n'est pas nulle, que je suis celui qui peut dire "je suis", redoublant de la sorte l'existence physique d'une sorte d'existence langagière et consciente qui semble inconnue aux phénomènes purement naturels.
Cela étant, qui suis-je ? Cette question me jette d'emblée dans des difficultés inextricables. Tout au plus puis-je examiner ce que je suis. Il m'apparaît que tout ce que je suis c'est la somme des actions, paroles, pensées, fantaisies qui se sont formées, qui sont nées et qui ont transité, les unes exerçant une influence durable, les autres passant comme nuages dans le ciel. Ces événements, à leur tour, sont pour partie des créations personnelles, et en grande partie la marque des influences subies, venant du mileu familial, régional, national, de l'histoire, de la profession, de la formation universitaire, des lectures etc. Tout cela constitue un ensemble hétéroclite, baroque, divers et multiple, fluctuent, composite, où l'on peut à la rigueur déceler quelques lignes de force majeures, dont l'insistance se remarquera dans les habitudes de comportement et de pensée, dans les répétitions, les prégnances observables. La personnalité actuelle apparaît ainsi comme le fruit largement inconscient d'une somme vertigineuse de causalités multiples, apparentes ou inapparentes, reconnues ou ignorées. On se pose parfois cette redoutable question rétroactive : dans telle circonstance, par exemple le choix de la profession, aurais-je pu faire autrement ? Ai-je alors expérimenté la liberté comme un éventail de possibilités largement ouvert ? Abstraitement, on peut dire : j'aurais pu faire autrement. Mais si l'on entre dans le détail des conditions cette liberté en droit s'effiloche, il ne reste qu'une liberté en fait, à savoir qu'il fallait entreprendre une formation, gagner sa vie, et que la plupart des autres débouchés possibles n'exerçaient aucun attrait, ou étaient fermées d'office par manque de talent, ou de place, que le goût personnel poussait plutôt de ce côté-ci - et, de la sorte on s'aperçoit qu'en bout de course le "libre" choix était en quelque sorte déterminé par la somme des causalités existantes.
Il est bien vain de définir la liberté comme une absence de détermination : c'est parler pour ne rien dire. Dans la réalité tout acte, toute parole, toute pensée est une expression causée, même si cette causalité nous demeure impénétrable. Parfois la cause nous apparaît après coup, et alors on voit que, les choses étant ce qu'elles sont, on ne pouvait guère agir autrement. "J'aurais pu, j'aurais dû" - voilà les expressions abstraites et mélancoliques d'un sujet qui gémit sur son sort, s'invente un destin rétrospectif, aussi vain que ridicule. De plus c'est se munir à bon compte d'une souveraineté divine, au delà des contingences ordinaires de l'existence - Voir le chapitre de Montaigne : "Du Repentir".
Si l'on veut absolument se servir de la notion de karma - mais je ne pense pas que cela soit très éclairant - je dirai que le karma c'est la somme des causes, des conditions et des déterminations qui ont engendré l'état présent d'un être, végétal, animal ou humain. Rien de plus, rien de moins. Le karma c'est l'action causante et en même temps l'action causée, la causalité exprimant la relation nécessaire entre des réalités impermanentes, interconnectées et sans substance. Dans l'univers tout agit et interagit, tout est en mouvement, tout se transforme selon la logique de l'interaction universelle et éternelle.
On veut tirer le karma vers le fatalisme : tout serait réglé une fois pour toutes à l'avance. C'est une erreur. Si les événements passés ne peuvent plus être changés (Epicure : on ne peut faire que ce qui a été n'ait pas été) et s'il est rationnel d'en décrire le cours selon la ligne des causes, chacun peut voir que cela n'implique pas nécessairement la répétition du même à l'avenir. Pourquoi cela ? Parce que les conditions peuvent changer - puisque tout change. Il est vrai, malheureusement, que la répétition est difficile à déloger, mais ce n'est pas impossible. Tel alcoolique semble voué à se rouler indéfiniment dans la fange de son vice. Pourtant le voici, ayant rencontré l'amour, qui va se faire soigner - puisque l'alcoolisme est d'abord une maladie psychique - jure de ne plus boire et de changer sa vie. Pourquoi estce possible ? Parce qu'une nouvelle passion a surgi, plus forte que la première, qu'il voit se lever un nouveau possible, que la vie s'ouvre à nouveau, qu'il regagne une certaine estime de soi, et que dès lors les conditions ont totalement changé.
C'est le ressort de toutes les ambition éducatives, de toutes les formes de psychothérapie, et de la philosophie elle-même : créer une conscience, là où règnent l'inconscience et l'ignorance, en pariant sur la puissance de la raison, ou, à défaut, en combattant une passion par une autre. L'analyste par exemple encourage la passion de transfert pour faciliter la levée du refoulement, et ainsi permettre au sujet un réaménagement de sa vie psychique. C'est l'amour, sous ses diverses formes, qui souvent rend possible un tel travail : il offre une motivation puissante, avec, évidemment, le risque d'un autre attachement, qu'il faudra défaire lui aussi. En bout de chaîne, de quelque manière qu'on s'y prenne, il faudra bien se détacher, si l'on peut, et de celui-là même qui aura présidé à notre libération.
L'avenir n'est pas écrit. Le fatalisme est cette pensée paresseuse qui remet la destinée entre les mains d'une instance souveraine qui aurait prononcé (fatum c'est le "dit", de fari, dire) ou écrit l'histoire avant qu'elle ne se réalise. Dès lors il n' y aurait plus qu'à se laisser bercer sur les flots du devenir. Si la répétition s'observe souvent, trop souvent, comme image d'une morne rengaine, si l'expérience nous montre partout la difficulté à s'arracher au passé et à promouvoir un avenir, à créer de la nouveauté, il reste que la chose est possible. C'est là qu'il faut qu'apparaisse un désir, un vrai désir de changement, sans lequel la conscience, à elle seule, aurait bien du mal à opérer la mutation. Toutes les grandes doctrines de sagesse élaborent à cet effet des "moyens utiles" voire de "pieux mensonges" pour mettre en mouvement l'être souffrant, lui faire désirer un état supérieur - tels l'ataraxie épicurienne, l'adiaphoria de Pyrrhon, ou même le nirvâna - quite à révéler plus tard qu'il faudra bien se libérer de l'attachement à ces idées, et apprendre à vivre sans béquilles. A titre d'exemple, un des soutras les plus remarquables de Bouddha expose impitoyablement la somme de toutes les désidentifications auxquelles l'impétrant devra consentir, et tout à la fin, il précise que l'esprit libre ne s'attache pas au nirvâna, qu'il se désidentifie du nirvâna ! C'est le seul soutra connu qui termine par ces mots : "Mais les moines ne se réjouirent pas des paroles du Bienheureux". Décidément, c'est était trop ! Même un moine, formé de longtemps à la discipline du corps et de la pensée, peut trouver la vérité trop amère !