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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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7 janvier 2016

AMOUR et MORT : Venus et Mars

 

 

   "Toi seule (Venus) accordes aux mortels le bonheur de la paix

   Puisque le dieu des armes, maître des combats féroces,

   Mars, vient souvent se réfugier sur ton sein,

   Vaincu par la blessure éternelle d'amour.

   Il y pose sa belle nuque, puis levant les yeux,

   Avide, s'enivre d'amour à ta vue, Déesse,

   Et ployé contre toi suspend son souffle à tes lèvres.

   Lorsqu'il se reposera, enlacé à ton corps sacré,

   Fonds-toi en son étreinte et tendrement exhale

   Pour les Romains, Grande Venus, tes prières de paix. (I, 31 à 40).

 

Quoi de plus actuel que cette péroraison ? Elle est de tous les temps. C'est le conflit entre Philia et Neikos, l'Amour et la Haine (Empédocle, auquel Lucrèce consacre un éloge marqué) - entre Eros et Thanatos (Freud) - entre pulsions de vie et pulsions de mort - entre forces de liaison et de déliaison. Chez Lucrèce ce drame est à la fois humain et cosmique. La physique enseigne que tout va à la décomposition en suivant le chemin descendant de la chute (des atomes) et de la décomposition (des corps). Selon un premier modèle, celui de la chute verticale des atomes, entraînés dans une pluie parallèle sans se rencontrer jamais,  tout va à la mort, rien ne se passe que la répétition du même, morne pluie, désagrégation des mondes, "mors aeterna", mort éternelle. C'est le triomphe de Mars : centuries, légions innombrables rangées en ordre de bataille, ordre partout, mais un ordre de mort, dévastation, croissance exponentielle du désert, éradication, extermination. C'est, aujourd'hui, la déforestation massive, l'extermination des espèces vivantes, la prolifération du capital sur le corps de la terre, la productivité sans frein, l'arraisonnement de la planète, l'exposition anarchique des déchets de par la terre et les mers, et jusque sur les montagnes : thanatocratie de la finance, de l'industrie, et de la science, et de la technoscience. Le monde va à la mort, entraîné dans la pente, emporté dans la course à l'équilibre - car l'équilibre final c'est la suppression des différences, l'abolition des singularités, la mort, entropie maximale.

Second modèle : s'il n'y avait que la pluie verticale il ne se passerait jamais rien, "la nature n'aurait rien créé". D'où la nécessité de la déclinaison, qu'il faut penser éternelle comme la nature elle-même, aussi principielle que l'existence éternelle des atomes et du vide. Pour que soit une nature - la nature - il faut trois principes, et non deux : les atomes, le vide, la déclinaison. La déclinaison est cet écart minimal à la chute qui fait qu'un événement est possible, qu'une nouveauté puisse surgir du néant, qu'une création puisse germer : "natura creatrix", "natura gubernans" - c'est le lien de Venus, c'est cet écart qui produit les rencontres, par l'infléchissement, par la petite différence, par ce minimal pensable, cette tangente infinitésimale qui va provoquer le tourbillon local, l'enchainement des chocs, les entrelacs, enlacements et déplacements, naisssance de séries causales et rétrocausales : des corps. La nature (Venus) produit des singularités, non des classements et des ordres, rien que des configurations sensibles, éphémères mais uniques, comme sont les arbres de nos forêts, jamais identiques, différents plus que semblabes. La nature est une somme insommable de singularités, seul l'homme invente la production industrielle d'objets identiques.

Pour comprendre l'univers, il faut entrecroiser les deux  modèles : une tendance descendante et disséminatrice, une autre, combinatoire et inventive : ce qui naît doit périr, mais toujours, ailleurs, en un autre temps, quelque chose doit naître : les mondes passent, tout se transforme, mais le Tout est toujours le Tout. Naissance et mort ne concernent que les systèmes ouverts, mondes, étoiles, terre, végétaux etc. 

Le poème nous donne le tableau charmant d'une scène d'amour, Mars vaincu par la grâce de Venus. Etreinte, volupté, doux sommeil du guerrier : on peut espérer que Venus l'emporte sur les passions de guerre. C'est tout le projet de l'épicurisme : décourager les ardeurs belliqueuses, purger les esprits des opinions creuses, combattre le goût de l'illimité par la connaissance de la nature. Aimer la paix ("tranquilla pax"), se contenter de peu ("non plus quam minimum"), un petit fromage et un cruchon de vin, à partager entre amis, loin des fureurs de la foule et des passions des tyrans. Resserrement sur l'immédiat. La déclinaison ouvre ce V, V de Venus, V de Volupté, cet entre-deux sensible, entre-jambe soyeux, qui, à sa manière, appelle, non les fureurs de Mars, mais le Phi de Philia, ou de Philo-sophia. Voilà une conjonction qui aurait plu à l'homme Epicure, et aux hétaïres de son Jardin !

 

 

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