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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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6 janvier 2016

THEORIE des FLUX (2) - du corps comme illusion

 

Qu'est ce qu'un corps ? Que ce soit un nuage, une rivière, une plante, un oiseau, une femme ? Je vois deux manières de répondre, complètement inverses l'un de l'autre, selon que vous vous placez dans la stabilité ou dans le flux. 

La première consiste à définir le corps comme un ensemble plus ou moins organisé, structuré, harmonique, d'éléments assemblés, reliés entre eux par la puissance d'une forme. C'est ainsi par exemple que les Stoïciens disent que c'est la forme qui organise une matière inerte, "femelle", passive. Ou, dans une perspective platonicienne, le triangle parfait est une pure forme idéelle, dont les triangles existants sont des copies imparfaites, corrompues par l'action dissolvante du devenir sensible. Les corps existent bel et bien, mais leur "raison", leur principe substantiel est une Idée (eidos, idea) seule accessible à l'intelligence. C'est l'esprit de la conception métaphysique, laquelle cherche la stabilité, le fondement, le savoir au delà de l'apparence sensible, des naissances et des évanescences, de la formation et de la corruption des corps. C'est la réponse de Platon à Héraclite : si les choses coulent dans le fleuve du temps, il y a un monde, une dimension du monde (le monde intelligible) où rien ne coule, parce que tout est en place dans l'éternité des Idées.

La conception épicurienne semble balancer entre deux thèses. Si je définis l'atome comme un corpuscule mis en branle par la déclinaison, j'en viendrai à concevoir le corps comme un agrégat d'atomes, plus ou moins stable, en équilibre relatif (ce que vivent les roses), et promis à une dissociation plus ou moins rapide. Des corps apparaissent, d'autres disparaissent, c'est la loi de la nature. Un perception avisée nous permet de nous y retrouver dans le monde des corps, pour peu que nous soyons attentifs, et prévenus que nul corps ne dure éternellement. D'où un sentiment relatif de familiarité, de confiance à l'égard des choses de ce monde.

Mais une autre version travaille la pensée : si l'atome était, non un corpuscule, mais une onde, un flux, une écriture qui balaie l'espace pour y tracer des caractères discrets, jetant dans le vide des structures mobiles, incertaines, éminemment fluctuantes ? C'était vraisemblablement l'idée de Démocrite, mais nous ne pouvons en juger avec certitude, faute de textes (voir Heinz Wismann). En tout cas nous pouvons reprendre le poème de Lucrèce, et y voir partout des flux, fluences, confluences et affluences. Dans ce poème extraordinaire tout se met à vibrer, couler, fluer, tempêter, tourbillonner, gicler, vrombir, hurler. Gigantesque musique des sphères, hurlement des vents, tempêtes, tornades, spirales, tournoiements, ellypses, cataclysmes et surgissements.

D'où ma question : qu'est ce qu'un corps ?  Inversant la conception classique, celle de Platon, mais aussi celle de l'empirisme, je tenterai la formulation que voici : un corps est une suspension apparente du mouvement. Seul le mouvement, le flux, est réel, et ce que nous appelons corps est l'apparence d'une stabilité, qui n'est qu'un arrêt momentané (qui dure plus ou moins longtemps : une montagne semble en arrêt pour des millénaires, une mouche pour une seule journée). Mais la montagne elle-même ne cesse de changer, érodée par l'action impitoyable de la pluie, du gel, de la chaleur etc. Nous disons que c'est un corps parce qu'elle nous paraît stable, immobile et résistante, mais elle est un flux en mouvement, parcourue des flux des éléments extérieurs, ravinée par les pressions et les mutations caloriques à l'intérieur, croulant déjà de toutes part, simple affaire de temps. Oh passion des géologues, que tu es belle !

On retrouve ce bon Montaigne : l'immobilité n'est qu'un branle plus languissant !

Mais quoi, dira un quidam, que nous importe que la montagne soit immobile ou mobile, elle est toujours là que je sache - Certes, mais ce qui vaut de la montagne vaut de nous : dire je suis un corps est encore trop dire. Il faudrait dire : ce que je prends pour un moi est un flux, mieux, un flux de flux. La question est : penser de la sorte, quelles en sont les conséquences ?

Dans son poème Lucrèce ne donne aucune recette de bonheur, aucun conseil, nulle consolation. Il décrit le monde, les étoiles innombrables, les espèces mortes ou vivantes, la souffrance et la folie des hommes, la crainte des dieux et de la mort. Nulle morale, nulle idéologie. Voici les faits : tout coule, et notre monde va à la ruine (la peste d'Athènes). Tout ce qui est composé se décompose, affaire de temps. Il est vain de s'attacher s'il n'y a, au fond, aucun "objet" d'attachement possible, si tout attachement est une construction mentale sur du vide. Peut-être qu'en dernière analyse l'illusion fondamentale qui nous attache et nous aliène c'est de croire qu'il y des corps. Sans doute vaut-il mieux épouser les flux, couler avec le fleuve, venter avec le vent, rire avec les fleurs, passer comme passe l'oiseau.

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