Du REVE comme dynamisme
Quoi de plus décevant que les rêves ? On espérait en tirer quelque leçon définitive, quelque révélation suprême sur l'énigme de notre existence, comme les Anciens qui pensaient que c'étaient les dieux qui leur parlaient dans les brumes du songe, à la manière de la Pythie sur son socle enfumé, ivre dans les vapeurs qui montaient du sol. Mais les dieux se sont tus depuis longtemps. Quant à l'inconscient, supposé tenir quelque vérité et la représenter pour nous, il en dit trop ou pas assez, nous abreuvant d'images hétéroclites, de petits récits sans queue ni tête, tout justes bons à éblouir des enfants. La vérité c'est qu'il n' y a pas de vérité définitive, que toute représentation est par nature lacunaire, trouée, et qu'il est assez vain de recoudre, comme fait Pénélope chaque nuit, les fragments épars d'une histoire inachevée. Il n'existe pas de "dernier mot", car le dernier mot, s'il existait, serait la mort, qui précisément ne parle pas. Toute "parole ultime" est mensongère, elle n'a aucune valeur, aucun sens tant que nous sommes en vie, tant que les choses continuent, tant que l'affaire suit son cours. D'où la déception : le rêve ne renvoie à rien d'autre qu'à notre existence comme telle, c'est l'autre côté de la vie, soeur nocturne, soeur jumelle de la clarté du jour.
Le rêve se fait en nous comme se fait la respiration, la digestion, le mouvement et la pensée. Nous rêvons comme nous marchons, parlons, pensons, avec cette réserve - essentielle - que le contrôle y est presque absent. Nul ne dirige ses rêves à volonté, heureusement, car de la sorte peut se laisser jouer la force imaginative, qui présentifie notre part obscure, lui donne droit de cité. Cela nous rappelle que notre tendance innée est plutôt de délirer, d'halluciner avant que de percevoir, que toute perception résulte d'un effort d'accomodement, d'une concession à la réalité, d'une sorte d'humiliation. En rêvant nous revisitons les étapes oubliées de notre histoire, nous refaisons le chemin à l'envers, entre régression et ressourcement. D'où l'extrême liberté que nous y prenons avec les catégories du temps - lequel, lui aussi, est une acquisition tardive, voire controuvée, s'il est clair que le temps psychique ne se règle pas sur la régularité linéaire des montres. S'il est un intérêt des rêves c'est de nous mettre en présence d'une sorte d'intemporel, ou d'une temporalité multiple, confondant les périodes, renversant les ordres, malaxant et brouillant les repères, soumettant le tout à une logique autre, celle du besoin présent.
Peut-être faut-il voir le rêve comme une activité spécifique, une mise acte immobile, puisque le corps est au repos, mais d'une grande intensité pulsionnelle et émotionnelle, une sorte de préparation, d'anticipation, un montage énergétique, une mobilisation imaginative, au service de l'action diurne. Mais tout cela se fait sans la conscience, ce qui tend à prouver que la conscience n'est pas toujours nécessaire, et que les actes les plus efficaces se font "tout seuls", comme on voit chez le sportif de haut niveau. Nous ne savons pas comment se sont intégrés en nous tous les mécanismes indispensables à la réalisation d'un projet, et on peut imaginer que nos rêves y ont contribué à leur manière.
Si le rêve ne livre aucun secret existentiel ou métaphysique, on peut estimer qu'à l'inverse il est de la plus haute utilité au service de la conduite de la vie, laquelle échappe pour beaucoup aux vaines prétentions de la conscience.