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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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9 novembre 2015

JOURNAL - 9 nov - incertitudes

 

Je remarque, rétrospectivement, que dans ces pages j'ai très peu parlé de l'élément féminin. J'ai vécu pendant dix ans au contact de ma grand-mère plus que de ma mère, qui, après un ou deux ans, s'est absentée durablement pour travailler dans le commerce. Cette absence, après celle du père, mort avant ma naissance, a déterminé largement le climat affectif de mon enfance, à la fois très entourée - il y avait là outre mes grands-parents, une ribambelle d'oncles et de tantes, plus tard de cousins et cousines - et marquée d'un sentiment poignant de manque, d'ennui et de solitude. J'aimais mes grands-parents qui me donnaient tout ce qu'ils pouvaient, et c'était beaucoup, mais ils étaient impuissants à me rendre la mère qui, tout petit, assurait mon bien-être et me donnait la sécurité et le réconfort. Il dut y avoir là une rupture dans le lien primaire, une cassure, dont je n'ai aucun souvenir conscient, mais qui génère parfois, aujourd'hui encore, une incompréhensible tristesse mêlée d'angoisse, à laquelle je n'ai pas grand chose à opposer, et dont je ne puis faire autrement que d'attendre patiemment qu'elle passe - jusqu'à la prochaine fois. Car elle revient toujours, et nulle entreprise de compréhension ou de clarification ne peut durablement l'effacer. Je vis comme je peux avec un deuil qui n'en finit pas, qui colore de sa grisaille les plus belles choses, et me dispose à voir en tout lieu et en toutes circonstances le côté obscur, autant, sinon davantage, que le côté lumineux. Mon histoire me prédispose à un scepticisme universel, si profond, si radical qu'aucune forme de croyance n'a jamais pu se développer durablement sur une souche si abîmée. J'ai essayé quelquefois de me forcer à croire, j'ai caressé un temps l'idée de me ranger à quelque doctrine en vogue, mais il y manquait toujours la conviction profonde qui fait le croyant. Après avoir rompu avec le christianisme je me suis essayé à la politique, au marxisme, à la psychanalyse, au structuralisme, à tous les ismes en vigueur, mais ce fut toujours trop volontaire, forcé et intellectuel, et la première objection emportait facilement et coulait le navire. A la fin je me résolus définitivement à ne rien savoir, ne rien croire, ne rien espérer, ne rien vouloir. J'en suis là, et c'est en somme assez commode : à défaut de savoir je fais du non-savoir une devise universelle.

Voilà au moins une philosophie qui se tienne !

Dans ma huitième année, à l'école, la maîtresse nous pria de faire une belle image pour la Fête des mères. Je fis de mon mieux, et, le jour venu, me trouvai dans un embarras majeur. Contre toute attente ma mère était venue ce dimanche-là, or il était clair pour moi que l'image revenait de droit à ma grand-mère, puisque c'est elle qui jouait, quotidiennement, le rôle maternel. Je lui offris donc mon cadeau, puis me tournant vers ma mère, je lui dis, embarrassé : "la prochaine fois ce sera pour toi". Je ne sais ce qu'éprouva ma mère, mais elle eut un sourire gêné et dit : "Bien sûr, mon petit chéri, la prochaine fois".

Deux mères, et aucune qui fût véritablement ma mère.

J'attendais la venue de ma mère chaque dimanche, dans l'espoir et l'incertitude. Et quand elle venait enfin c'était le paradis sur terre. Mais la présence marque moins que l'absence, qui paradoxalement est plus réelle, si bien que dans cette affaire c'est surtout de l'absence que je me souviens, et c'est d'elle que je porte la marque. On se demandera à juste titre comment cette béance peut être comblée, par quel artifice, quelle opération de substitution, quel oeuvre de langage ? Et s'il faut vraiment chercher à combler, si toute tentative de ce genre ne sera pas perçue instantanément comme un lamentable colifichet, un misérable cache-misère, tout juste bon à leurrer un imbécile ? Si au contraire il ne faut pas en prendre acte, renoncer à tout replâtrage pour tirer de cette béance même l'énergie d'une création nouvelle ?

Il me semble que cette disposition particulière de ma vie familiale m'a précipité, enfant, dans une expérience trop précoce de ce que chaque être humain est amené à vivre un jour ou l'autre, le deuil d'un parent ou d'un ami, l'abandon d'un aimé, la trahison d'un ami, la perte de la sécurité professionnelle etc, toutes épreuves qui nous font toucher à l'insécurité constitutionnelle de l'existence, à la vanité de nos  espoirs, à l'incertitude de nos liens affectifs. Il faut souhaiter à chacun d'en faire l'expérience le plus tard possible, quand le moi est solidement constitué, et qu'il puisse gérer sans trop de casse l'insupportable. D'une manière ou d'une autre cela nous arrivera fatalement, car c'est le lot des Mortels. Je n'ai fait qu'anticiper l'expérience commune, et d'autres ont connu des situations pires encore. Mais ce n'est pas forcément catastrophique. En tout cas, si cela ne vous détruit pas, cela vous donne une intelligence aiguë de la destinée humaine.

 

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Commentaires
D
Le bonjour d'un autre sillon, mais qui provient d'une même(?) incertitude.
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