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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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2 novembre 2015

JOURNAL - I nov : Humeurs

 

L'humeur est une disposition affective spontanée et variable qui colore le monde et soi-même, indépendamment de toute réflexion. Un tel se lève "du pied gauche", tel autre du "pied droit", l'un et l'autre sans savoir ni comment, ni pourquoi. Après coup, on invoquera de beaux arguments pour justifier cette disposition, et l'on en trouve toujours. Reste que le premier mouvement est le seul authentique, exprimant notre réelle et imparable vérité du moment, quitte à en changer l'instant d'après, selon des critères qui nous restent indéfiniment insondables. Certains sont d'humeur constante, prévisibles en somme, toujours gais, ou toujours tristes. D'autres, dont je suis, expérimentent en eux-mêmes une variabilité, une diversité, une étrangeté, une pusillanimité qui les affole, qui les rend incommodes aux autres et à eux-mêmes. La psychiatrie récente a forgé l'appellation : "troubles de l'humeur" pour qualifier certaines affections où s'observent des passages brusques de l'humeur joyeuse à l'humeur triste, et inversement, selon certains degrés d'intensité, eux-mêmes variables. En fait la plupart des hommes et des femmes connaissent des variations, mais c'est l'intensité du phénomène qui qualifie la pathologie.

Ce qui me frappe c'est l'impuissance où nous sommes, et de comprendre le mécanisme, et de le réguler. Notre raison trouve là une butée, dont elle ne sait que faire. L'humeur, en effet, plonge ses racines dans une région obscure de notre conscience, ou plutôt de notre inconscience, là où se forment des images et des affects spontanés, incontrôlables, liés aux souvenirs archaïques, aux premières impressions de la vie, à notre originelle expérience affective du monde et de nos premières rencontres. Un mauvais rêve nous a torpillé dans la nuit, et nous voilà tout moroses, emmaillottés dans la poisse d'un mauvais jour. Combien de fois ai-je rêvé de chutes, chute en avoin, chute en hélicoptère, chute en ballon, chute d'un train de montagne, chute en vélo ? De quoi, effectivement, se relever tout marri et battu de son lit de misère. L'humeur continue le rêve, étend son empire obscur sur la clarté du jour, enténèbre la pensée, ennuite la raison, encage l'imagination. Vous voilà pris dans les fils de l'araignée.

Je revois l'enfant de six ans, assis à la fenêtre de la cuisine, fixant, sur la grange du voisin, la grande roue d'un treuil, lequel servait à remonter des caisses de vin au premier étage, roue qui tourne lentement, régulièrement, sans accroc ni à-coups, dans un sens et dans l'autre, comme si une force fatale et invisible animait le processus, le vent peut-être, ou quelque génie maléfique, dissimulé dans l'obscurité de la maison. L'enfant regarde, sous la pluie interminable, le mouvement circulaire interminable, et cela tourne toujours et encore, sans début et sans fin, chanson triste de la pluie, grincement triste de la roue, et grincement du vent. Il faudrait un attentat du soleil pour briser, casser la mécanique. Mais tout continue, inexorablement. L'ennui c'est de la haine qui s'ignore. Et cet ennui-là était comme l'ennui à l'école, longue agonie au fond de la classe, interminable roue qui tourne.

Et, tout à l'envers, il y a les échappées formidables dans les bois, les feuilles sur les sentiers trempés de rosée, le soleil dardant entre les branches, ruissellement de lumière rose, poussière d'or trembant au bout des feuilles jaunes, châtaignes par milliers tombant et roulant, le chemin monte vers la cime, là haut nous déboucherons à la clairière, et de là-haut nous verrons la vaste prairie, et les montagnes d'en face, et au loin, sur quelque hauteur un vieux château en ruines, rêvant nostalgique entre les hêtres et les chênes. J'ai souvent rêvé de parcourir le massif des Vosges du nord au sud, mais aujourd'hui il est trop tard, je n'ai plus mes jambes d'autrefois, je me fatigue vite, j'ai le souffle court, et mes enthousiasmes ne durent jamais. Je voyage beaucoup, mais en pensée seulement, j'envoie l'idée, comme une carte postale de par le monde, et de la sorte je me dispense de tout effort. J'ai le plaisir sans la peine. Mes souvenirs me tiennent échauffé, et l'imagination aidant, je me donne à bon compte de belles, de sublimes satisfactions. Ajoutez que par une singuliere disposition de mon esprit je ne goûte vraiment les choses que par évocation, comme si de les voir in situ je n'en recevais qu'une impression imparfaite et distendue.

C'est une étrange humeur que celle-ci, qui me fait voyager depuis plusieurs semaines dans mon passé lointain, qui me ramène aux années alsaciennes, alors que j'ai tant à me réjouir de les avoir laissées derrière moi. Pourtant j'y reviens sans cesse, comme s'il fallait en changer la signification, me réconcilier peut-être avec celui que j'étais alors, que je ne suis plus, mais qui fut moi, même si je n'y retrouve qu'une ombre, oubliant, à tort, que sous cette ombre, ou en elle, vivait un gamin qui ne demandait qu'à vivre, qui vivait mal, mais dont le désir de vie est toujours là, vif et alerte, et qui revit, vif et alerte, grâce à la magie de l'écriture.

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