JOURNAL - 22 oct -TRACES : Roussseau
Rousseau aurait écrit : "Je suis né mourant". Voilà qui en dit long sur son idiosyncrasie, et confirme le diagnostic de mélancolie que certains bons jivaros de l'âme ont bien voulu lui décerner. Je n'en dirai pas autant pour moi, je ne dirai pas que je suis né mourant, mais animé de flamme vitale comme tout un chacun, avant que les choses ne se gâtent. Au demeurant nous naissons tous mourants, si nous considérons qu'en somme, venir au monde c'est se donner un ticket pour le trépas. "Sitôt né on est assez vieux pour mourir".
Ce qui est grave ce n'est pas tant de souffrir des inconvénients de l'existence que de se focaliser sur la mort. Rousseau se voyait perpétuellement mourir. Il est vrai qu'il souffrait beaucoup : d'un urêtre malencontreux, d'une prostate capricieuse, d'un organe calamiteux. La médecine d'alors était fort malhabile à soigner et à soulager. On imagine le pauvre homme en galante compagnie, pris d'une soudaine et irrépressible nécessité, planter là ses admiratrices pour se précipiter en quelque recoin pour soulager la nature. Cela ne vous fait pas un séducteur, ni un bel esprit. On raconte que Casanova s'étant présenté au domicile de Jean-Jacques pour lui faire ses hommages, l'ours de Genève, sans un mot, lui aurait tout simplement tourné le dos ! Sacré Jean-Jacques ! Je suis toujours, à le lire, pris d'une sorte de haut le corps devant un tel amas de bondieuserie, de menterie et d'hypocrisie morale, et dans le même temps, invinciblement séduit par ce styliste extraordinaire, cet artiste incomparable du verbe. Il m'agace et me ravit. La chose est particulièrement nette dans les "Rêveries" - que l'on vante généralement pour leur incomparable poésie, mais qui, à lire attentivement, sont plutôt une pénible rumination, un ressassement lamentable des mêmes idées fixes : angoisse et culpabilité, "méchanceté" des hommes, complot, misère, solitude sans exemple, rejet universel. Rousseau se peint avec délectation dans le rôle de la victime, vitupère, accuse, maudit - et jouit !
Pourquoi parler de Rousseau ? C'est encore un de ces retours acrobatiques auquels je me livre ces temps-ci, laissant refluer en moi ces images oubliées d'un passé dont je m'étais totalement détourné. Rousseau fait partie de mon adolescence, comme Rimbaud ou Hölderlin. J'ai grandi avec eux, je me suis déformé avec eux, avec eux j'ai espéré, avec eux je me suis trompé. A la religion chrétienne, que j'avais vomie, j'ai substitué, sans bien m'en rendre compte, une religion de l'art qui m'a longtemps détourné de la réalité. Et pour faire bonne mesure, je choisis une profession - l'enseignement de la philosophie - qui, dans un premier temps, ne pouvait qu'intensifier cette césure fatale.
De son propre mouvement le coeur va à l'illusion, jamais à la vérité. Mais il en va du réel comme de la mort, il finit toujours par nous ratrapper. Alors commence une autre histoire, de douleur et de larmes, mais de connaissance aussi, qu'il faut savoir assumer. Mais en voilà assez pour aujourd'hui.