De la LIBERTE du PHILOSOPHE
Pouvez-vous imaginer le bon Immanuel Kant, couché de tout son long dans un parc public de Koenigsberg, voyant passer devant lui le roi de Prusse avec toute sa cour, lui jeter au visage, comme fit Diogène naguère : "Ote-toi de mon soleil !". Cet apologue nous fait mesurer l'incommensurable distance entre la philosophie antique et la nôtre.
Tout au plus peut-on encore admirer Jean-Paul Sartre juché sur un tonneau, haranguer les ouvriers de Billancourt. C'était dans les parages de Mai 68, et depuis nous n'avons plus que de pâles bellâtres paradant à la télévision. Même Foucault et Deleuze nous semblent d'un autre âge, quand soufflait encore une petite brise frondeuse et capiteuse. Fichtre, que nous est-il donc arrivé ?
Pratiquez un peu de philosophie en public, on vous traînera au Commissariat, au pire à l'Hôpital Psychiatrique. Le libéralisme affiché de nos sociétés se range en de bien maigres allées, et vous avez vite fait de déroger à la morale officielle du bien-dire. "Cau te" disait Spinoza, considérant que l'époque n'était pas favorable au débat, et que l'exercice libre de la philosophie ne pouvait se pratiquer qu'en privé. Toutefois il sut faire voyager ses traités polémiques dans des sacs de sable, par bateau, à travers toute l'Europe. Prudence certes, mais pas au point de se condamner au silence.
C'est un vieux, un éternel problême. Comment, dans une société donnée, et aucune ne peut être absolument et inconditionnellement libérale, poursuivre le travail de la pensée, en évitant les compromissions, les servitudes et les reniements ? Les Taoïstes se réfugiaient, loin de la cour et des affaires, sur la Montagne Vide, entre les gouffres et les brumes, et clamaient leurs poèmes à la lune. Voir Li-Tai-Po. A l'ami, à l'étranger de passage, ils offraient la coupe pleine et le reflet de la lune dans l'eau : la vacuité c'est l'apparaître innocent des phénomènes, il faut chanter la spontanéité sereine des phénomènes.
"Loin du monde et du bruit goûter l'ombre et le frais" - on ne peut faire autre chose que de témoigner, contre l'obscurité et la veulerie du monde, d'une conscience éveillée à l'éternelle présence de ce qui nous dépasse de toutes parts, et dont, conscients ou nous, nous sommes.
Pour finir un petit distique trouvé hier dans le Commentaire que fit PatricK Carré du "Soutra de l'Estrade" :
"Ciel et terre ont même racine que moi
Tout et moi formons un seul corps".