Du SCENARIO INCONSCIENT
Schopenhauer a écrit : "Ce qui répugne au coeur, l'esprit ne le laisse pas entrer".
Cette observation chacun la fait facilement pour les autres, y dénichant quelque répugnance immédiate pour la vérité, et une vigoureuse, incoercible volonté de ne pas savoir. A l'inverse, pour soi-même, chacun fait preuve d'une singulière indulgence. Pourquoi s'embarrasser de ce qui dérange, déplace les lignes, menace le bel équilibre interne de ce précieux Moi qui représente la seule chose que nous possédions, ou que nous croyons posséder ! Cette politique d'ignorance a ses mérites, tant que cet équilibre tient, assure une certaine efficacité et donne satisfaction. On dit couramment : "ne pas changer une équipe qui gagne". Cette éfficacité repose sur une disposition intérieure, une certaine organisation des pulsions, une hiérarchie des valeurs, que nous pouvons décrire comme un scénario inconscient (Berne), ou un fantasme organisateur, qui détermine l'essentiel de nos choix et refus dans l'existence. Un tel a un scénario de gagnant - je pense à Louis XIV qui en toutes circonstances se voulait le premier et y parvenait, ou à César déclarant qu'il préférait être le premier dans son village plutôt que le second à Rome - tel autre est voué éternellemnt à la place de second (Poulidor), voire à l'échec répétitif - ce que Freud appelait la névrose de destin. On voit que cette question du scénario inconscient est d'une importance cruciale. Si l'on a constitué un scénario de perdant on est condamné à la répétition du malheur, sauf à considérer, et c'est loin d'être absurde, que dans le malheur même on gagne une sorte de jouissance confuse et honteuse : après tout le scénario, pour être coercitif et aliénant, ne laisse pas d'être sécurisant, assurant au sujet une sorte de trajectoire balisée et un gain de plaisir. On peut en conclure que, bien souvent, celui qui se plaint de son sort y trouve aussi une secrète et inavouable satisfaction.
Il faut des circonstances exceptionnelles, et souvent des épisodes tragiques, pour que le sujet consente à faire une place à la vérité. C'est l'épreuve de réel : je me croyais le meilleur, et voilà que je suis évincé par le rival. Je me croyais immortel, la maladie me cloue au sol. Révisions déchirantes, occasions précieuses de revoir mon scénario, de rectifier mon jugement. Certains s'y refusent, préférant s'obstiner dans l'illusion. D'autres en tirent une nouvelle vision du monde, gagnent une nouvelle jeunesse. Parfois, traversant les prairies du songe, à deux doigts de la mort, quelques-uns, revenant du sombre pays des mourants, accèdent à une belle et noble humanité, ayant laissé derrière eux le soin mortifère du petit moi, ouverts dorénavant à l'immensité du temps et de l'espace, à la lumière éternelle qui baigne immensément les rivages de notre monde fini.