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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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19 mai 2015

DE l' EFFET de REEL

 

Je voudrais risquer ici une formule, sans garantie : le réel c'est ce qu'on ne voit pas. Formule éminemment paradoxale, à rebrousse-poil de l'opinion courante, qui, à l'inverse, déclare réel ceci que je vois, dans l'évidence de la perception immédiate. Mais justement, la perception n'est jamais immédiate, elle est toujours déjà formalisée par l'habitude, la mémoire et les codes langagiers. "L'opinion est toujours vieille" disait Bachelard, et comme telle un obstacle épistémologique, une entrave à la libre vision des choses. A croire que ce que nommons réalité est en fait un système sédimenté d'images et de souvenirs, nullement un contact frais, neuf et vivace avec le monde.

"Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui" - où donc est-il si nous sommes trop vieux pour le monde ? Il faut quelque chose d'inhabituel, une surprise, un choc, pour soudain s'apercevoir qu'il y a "quelque chose" hors de nous, que nous rêvions notre vie au lieu de la vivre. Alors, pour quelues instants, la bulle se déchire, quelque chose surgit, s'impose dans l'imparable, fait relief, ou mieux, fait trou : cela est.

C'est évidemment une rupture de la perception, soudain disqualifiée, inadéquate, mensongère. C'est par exemple l'accident imprévisible, quand, au volant, nous révassons en oubliant de regarder la route. C'est la déconvenue de Paulette, dans la fable célèbre, qui comptait veaux, vaches et couvées, laissant échapper le pot au lait.

C'est en ce sens qu'on peut soutenir que le réel c'est ce qu'on ne voit pas : on ne voit que ce l'on a envie de voir, ou ce qu'on a l'habitude de voir, ce qui constitue la "réalité", qui n'est que la construction ordonnée de nos espoirs et de nos craintes. Je ne vois l'accident que lorsqu'il s'est déjà produit, effractant le tissu de ma représentation. On a beau se préparer à toutes sortes d'occurrences, multiplier les assurances et les précautions, on aura tout prévu, sauf précisément cela, qui semble un coup du sort, une malversation du destin, un mal-heur, mauvaise chance. C'est le ressort ordinaire des films de gangters, qui rêvent le crime parfait, et se font prendre à cause d'une misérable anicroche dans le déroulement de l'affaire, infime retard dans l'exécution, survenue d'un gardien, présence inopportune d'un enfant sur la scène du vol - qui oblige au meurtre, entraînant la cascade des imprévisibles.

C'est aussi le ressort de la comédie et de la tragédie, qui sont l'envers l'une de l'autre, ne se séparant que par le style de présentation. "Drama", l'action, c'est l'irruption d'un inopiné qui produit des effets, dont le déroulement fait la substance de la pièce. Mais tout est joué dès le surgissement de l'imprévu : le retour du mari dans la scène d'adultère, la lettre retrouvée, le testament inique (Agatha Christie), la "résurrection" du mort etc.

On pourrait esquisser un théorème : moins le réel est prévisible, plus il est efficient. Ou encore : l'efficience du réel est inversement proportionnelle à sa prévisibilité. Ce qui fait d'ailleurs qu'en cette affaire il n'y a pas de différence significative entre le bon-heur et le mal-heur : certains, gagant au loto, éprouvent un tel choc qu'ils ne s'en remettent pas. On meurt de joie comme on meurt de chagrin, si la joie est absolument torrentielle, comme dans le cas de cette femme spartiate, qui, croyant son fils mort à la guerre, le voyant soudain revenir, rendit l'âme sur l'heure.

Toute notre psyché est organisée autour d'un trou, que nous ne voyons pas, ne sentons pas. Toute notre existence se soutient d'une dénégation principielle, par laquelle nous nous tenons dans une relative familièreté, ce que nous appelons notre monde, ou notre sphère animée, immunologique, ou mieux encore, notre bulle. C'est une banalité de déclarer que chacun vit dans sa bulle, c'est qu'il ne peut faire autrement. Il faut prendre cette phrase dans sa radicalité, c'est la condition expresse et incontournable de l'existence. Mais le rôle du philosophe est de sonder plus avant, de scruter la structure dans son fonctionnemment, et de déceler ce autour de quoi ça tourne. Cette découverte ouvre de profonds abîmes, sur la psyché individuelle, mais aussi collective, car chaque culture repose sur la nécessaire dénégation de la vérité.

Reste simplement à bien distinguer une heureuse et vivable dénégation, d'un déni catastrophique, lequel libère les pogromes de la dictature et du fanatisme.             

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