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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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2 avril 2015

OEDIPE à COLONE (III) - le temps, la vieillesse, la mort

 

 

C'est à Kolônos (Colone), aux portes d'Athènes, que naquit Sophocle en -495. C'est ici que mourra Oedipe, dans la pièce du même nom. Sophocle écrit cette pièce, semble-t-il, peu avant sa propre mort, en -405. La pièce ne sera donnée en public qu'en -401. Il est permis de considérer "Oedipe à Colone" comme un testament littéraire et philosophique, un ultime message  : un vieil homme, à la veille de la mort, dépeint les ultimes actes et pensées d'un autre vieil homme qui s'engage résolument au delà "des portes d'airain".ne tristesse sereine tout à fait exceptionnelle dans la litérature grecque, où le moderne - surtout le vieilissant, comme je suis - peut aisément reconnaître sa propre disposition mentale, entre les illusions enfuies et le sérieux d'une fin inévitable. 

D'où, peut-être, cette insistance sur les oeuvres du temps, dans un accent quasiment héraclitéen :

""Les dieux seuls sont exempts de la vieilesse et de la mort ; toutes choses, en dehors d'eux, sont brassées par le temps souverain. La force de la terre s'épuise, la vigueur corporelle s'épuise ; la bonne foi languit, la traîtrise germe à son tour ; pour les amis comme pour les peuples, le vent change ; aujourd'hui, c'est celui-ci, demain ce sera l'autre qui trouvera odieux ce qui le charmait, en attendant de s'y plaire à nouveau".

Tout branle, seule demeure la puissance des dieux. Bientôt, pour les Grecs, les dieux eux-mêmes perdront leur souveraineté. Alors il ne restera que l'universelle branloire. Sophocle représente ce moment d'équilibre, équilibre fragile, avant que tout ne bascule.

Le temps, c'est ici, l'inévitable course à la vieillesse :

(Après tous les maux )... "survient la dernière épreuve, la pire :

L'odieuse, revêche et débile vieillesse

      Qui chasse les amis,

Mais chez qui tous les maux se donnent rendez-vous!"

- On opposera cette peinture mélancolique aux pensées plus sereines, plus apaisées d'un Epicure, qui, dans la vieillesse, recommande de se resouvenir des joies passées, d'en prolonger la douceur en évoquant les conversations plaisantes avec les amis. Mais si Epicure est "un dieu des jardins" (Nietzsche), Oedipe est un errant, un solitaire, un exilé sur la terre, comme sont tous les héros de Sophocle, ces intransigeants, ces assoifés d'absolu, ces opiniâtres qui se font fort d'incarner jusqu'au bout, et jusque dans la mort, la valeur exemplaire de leur idéal. L'héroïsme tragique et la sagesse éthique s'opposent du tout au tout, deux tendances irréconciliables du génie grec.

Vient alors cet extraordinaire chant du Choeur, qui selon Nietzsche, exprime pleinement le pessimisme secret, la pulsion de mort qui soutend la culture grecque, pulsion trop souvent négligée, voire refoulée, au profit d'une vision unilatéralement apollinienne, telle que l'a perçue le classicisme européen (Winkelmann, Goethe, Schiller), et que, le premier, Hölderlin va exhumer de la lecture attentive de Sophocle : "ils ont voulu ériger un monde de l'art, et la Grèce, beauté suprême, sombra". Mais revenons au texte :

           "Mieux vaut cent fois n'être pas né ;

           Mais s'il nous faut voir la lumière,

           Le moinde mal encore est de s'en retourner

           Là d'où l'on vient, et le plus tôt sera le mieux!"

C'est la sagesse funèbre du Silène. C'est peut-être aussi, et j'ose à peine la formuler tant cette idée paraîtra insoutenalbe, le plus secret désir, le vouloir le plus intime, la tendance la plus obscure et la plus inavouable, de tous côtés combattue, refoulée par les institutions culturelles, la morale publique et la tradition, d'un inconscient, à la fois public et privé, dont les manifestations, erratiques et sporadiques ne seront visibles et repérables qu'à l'esprit de finesse.

Le théâtre grec s'édifie sur les cultes de Dionysos. La tragédie dérive de processions chantées, dont le choeur, cette partition lyrique, accompagnée de la flûte, est la continuation directe, alors que la partie proprement dramatique (drama, l'action) est plus tardive. Le masque de Dionysos ornait la scène du théâtre. Or Dionysos est le dieu de l'ensauvagement, du délire, de la transgression. Une disposition violemment anti-culturelle s''y libère, entraînant une sorte de dissolution, de retour à l'unité primitive. La fête orgiaque est regressive, le jeu apollinien est créateur de formes. C'est dans cette union des contraires que se réalise la splendeur de cette culture inégalée, équilibre instable, qui bientôt va vaciller, puis s'effondrer.

C'est Empedocle (qui lui aussi a écrit des tragédies, toutes perdues) qui a thématisé l'opposition de Philia (Amour) - principe de liaison, de combinaison - et de Neikos (Haine) - principe de déliaison, de désorganisation, de séparation, les deux principes agissant en sens contraires dans un gigantesque mouvement éternel, façonnant et détruisant les mondes. Il serait dangereux de négliger, dans le vivant, la puissance de la pulsion de destruction, dont les manifestations, souterraines mais réelles, échappent à l'esprit superficiel, et que seul perçoit l'esprit de finesse. Pulsion de mort, dira Freud. Et de fait c'est par une mobilisation des ressources de vie, par la Philia - philo-sophia - par une juste équation des valeurs que l'on pourra combattre les séductions de la pulsion de mort.

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Commentaires
D
Très beau texte, vous écrivez si bien, je trouve. Cette série de textes résonne. Pardonnez de ne pas faire de commentaire averti, où je discuterai de concepts avec vous, mais j'ai bien du mal à donner ce rôle à l'écrit. Je préfère partager mon simple bonheur de vous lire.<br /> <br /> <br /> <br /> J'adorerais cependant vous rencontrer un jour, et faire résonner dans l'air la philosophie, dans le dialogue auquel je pense qu'elle appartient.<br /> <br /> <br /> <br /> Merci.
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D
Dans les méandres secrets de la création des formes, des inventions multiples, de la poésie chantée, rime solaire, lumineuse et féconde sous l'inspiration d'Apollon, l'autre divinité, celle de l'ivresse ensauvagée et violente ne s'est-elle pas déjà glissée plus subrepticement encore ? Faut-il combattre la pulsion de mort, elle qui nous rappelle à la primordiale entropie, au prix à payer pour cette transmutation, cette sacrilège audace qui arracha à l'organisation primitive de l'inerte quelques agencements vitaux, capables de se maintenir quelques temps ?<br /> <br /> En d'autres termes, Dionysos n'est-il pas la figure métaphorique de ce rappel à la loi de nature ? Toute création est une concentration d'énergie qui accroît le désordre du monde. Dionysos est la divinité entropique par excellence. Elle surgit avec son frère Apollon : deux métaphores vibrantes de l'énergie primitive convertie en matière et en forme, retournant à à son principe, inlassablement. La vie ? un cas particulier de la mort...
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