Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 056 089
14 octobre 2023

HELLENIQUES -Poésie 16 - (4 à 5)

 

MARS et VENUS : LUCRECE

 

"Toi seul accordes aux mortels le bonheur de la paix

Puisque le dieu des armes, maître des combats féroces

Mars, vient souvent se réfugier en ton sein

Vaincu par la blessure éternelle d'amour.

Il y pose sa belle nuque, puis levant les yeux

Avide, s'enivre d'amour à ta vue, ô Déesse

Et ployé contre toi supend son souffle à tes lèvres.

Lorsqu'il reposera, enlacé à ton corps sacré

Fonds toi en son étreinte et tendrement exhale

Pour les Romains, Grande Vénus, tes prières de paix"  LUCRECE I, 31à 40)

 

Vous connaissez peut-être le grand tableau de Botticcelli, du même nom : Venus et Mars. On y voit Mars allongé sur la couche d'amour, tout alangui après la jouissance, pendant que Venus le regarde avec tendresse, mais non sans un certain détachement paradoxal. Elle est toute habillée à la florentine, le corsage sagement fermé, pendant que son amant expose sa virile nudité et sa béatitude. Etrange contraste! Le moderne s'attendait sans doute à voir Vénus denudée, au moins en partie, et Mars plus pudique. Non, c'est Mars qui exhibe ingénument les signes évidents de  la douce fatigue qui suit l'amour. L'ensemble du tableau respire la volupté païenne, affranchie de toute censure, dans le détachement souverain des corps, et l'innocence espiègle de la jeune fille, triomphalement libérée. Bientôt suivront la magnifique Naissance de Venus et le Printemps, dont il est vain de célébrer la splendeur matutinale!

 

 

HESIODE

 

Que serait une faille, un trou que ne délimite aucun bord? Voilà une question de Moderne qui visiblement n'embarrasse pas Hésiode quand il rédige la Théogonie. Relisons quelques vers :

Or donc, tout d'abord, exista Chaos, puis par après

Terre Large-Poitrine, base sûre à jamais pour tous les êtres (vers 116 et 117)

 

De Chaos naquit Erèbe et la Nuit toute noire

De Nuit naquit Feu d'en haut et Lumière du jour (vers 123 et 124).

 

Quel est ce mystérieux Chaos d'où procèdent tous les éléments de l'univers? Chaos : ouverture, bâillement, hiatus. Originellement le mot n'évoque pas particulièrement le désordre. D'après ce texte Chaos est totalement indéterminé. On n'en peut rien dire, si ce n'est précisément qu'il est antérieur à tout temps mesurable, à toute histoire. Les choses commencent avec la naissance de la Nuit, du Ciel, du feu, du jour, et de la terre. Toute explication, toute interprétation serait ici incongrue. Il suffit au poète d'énumérer. En donnant le mot juste, il donne définitivement le sens, il "réalise" en quelque sorte la Vérité. Le Logos qui énonce est auto-suffisant, et le poète est toujours vrai. C'est du moins ainsi que les Grecs de la tradition voient les choses. Dans le poème la Parole de Vérité séjourne et brille, immédiatement sensible aux auditeurs.

Le traducteur (Jean-Louis Backès dans Folio) propose Faille pour Chaos. Cela évite le contre-sens sur le désordre. Mais aussi, comment concevoir une Faille qui ne serait pas déchirure d'un tissu préexistant? Nous voilà pris aux rets de la raison raisonnante. C'est le meilleur moyen de rater l'esprit de cette Vérité du poème, plus vraie que toute vérité rationnelle.

Nous n'en sommes pas si loin quand nos astrophysiciens évoquent une nébuleuse "soupe primitive" supposée antérieure aux premières secousses du temps. L'origine est rigoureusement impensable. Dès lors le mythe conserve à jamais son éclairante obscurité. Notre science est notre mythologie, à ceci près qu'elle n'a aucune vertu poétique. D'où l'actualité paradoxale d'Hésiode.

Mais cette aporie est précieuse pour saisir l'essence du langage. Que je dise Faille, ou Chaos, ou Tao, ou Soupe Primitive, peu importe en somme puisque je ne dis rien, si ce n'est mon impuissance à nommer, me réfugiant dans une pure logomachie? Un signifiant ne se définit que par différence avec un autre. Le langage, pour exister comme tel, suppose originellement deux termes qui se distinguent.  Le poète qui nomme le Chaos ne livre aucun savoir, il le sépare de ce qui suivra, il délimite, il écarte, il isole le domaine de l'originaire, le contient, le retient et le protège comme savoir impossible. "De Chaos il n' y a rien à dire. Toutefois je le nomme, non pour en révéler la nature, qui m'échappe autant qu'à vous, mais pour le situer, et le situant, le conserver dans la mémoire des hommes, inexploré et obscur, trace d'un Avant inconnaissable. Il vous suffira d'en recevoir le nom. Rien de plus pour les mortels.

L'édifice du langage repose sur un indicible. Vouloir le saisir par le langage même relève de la démence. Peut-être la poésie, et le mythe, sont-elles une sorte de délire dont la fonction paradoxale serait de désigner par le verbe, de sauvegarder ce qui, à jamais, est celé dans le pli de l'impossible.

 

 

           

Publicité
Publicité
Commentaires
G
Ces deux points de vue, le vôtre et le mien, ne s'excluent nullement: ce sont deux plans différents; Le langage échoue de nature à dire le fondement, il faut en prendre acte, mais sans doute n'est-il pas fait pour cela, au premier chef. Vous avez raison, je crois, de souligner sa fonction essentiellement humaine de faire lien pour les hommes, et c'est sans doute une étrange disposition, celle du poète ou du penseur, de le détourner de sa fonction première pour dire, ou mi-dire, quelque chose de l'être, qui nous échappe par nature et nécessité.
Répondre
E
"Que je dise Faille, ou Chaos, ou Tao, ou Soupe Primitive, peu importe en somme puisque je ne dis rien, si ce n'est mon impuissance à nommer, me réfugiant dans une pure logomachie? " Dites-vous ? <br /> <br /> J'aurais plutôt envie de dire que je dis beaucoup : à chaque mot une filiation à un paysage de pensées, un paysage qui dit une époque ou un temps, un lieu, une culture, une histoire derrière le mot, et des interprétations, des traductions, la promesse de nouveaux horizons de pensée (de nouvelles métaphores). Tous ces mots content la variation du sens, non un sens unique et originel, non une Vérité, mais la pluralité de la création, ce mystère fabuleux (et à la fois douloureux) de l'existence, de l'humain, ce potentiel infini, cette intuition du réel : le langage dans toute son hétérogénéité, sa variabilité, sa pluralité de formes et de sens. Ces mots disent que le langage n'a pas seulement une fonction pragmatique, communicative, mais une fonction mytho-poétique et réflexive : ce qui fait son pouvoir humanisant... face à la barbarie. Le langage comme une source, une ressource. Et son appauvrissement, son instrumentalisation, sa réduction à une fonction pragmatique est sans doute le plus grand danger pour l'humain ici bas. Comment utilisons-nous le langage ? Les mots sont parfois meurtriers, hélas !<br /> <br /> Mais, j'ai pour ma part beaucoup d'intérêt pour le langage, les langues humaines : le langage ne repose pas sur un indicible. Il est là pour dire la complexité de la relation, ce qui relie l'homme au monde, aux autres. Voilà, je crois que je vois le langage ainsi, non comme une impuissance à nommer, mais la possibilité de sentir, de ressentir, de donner du sens (dans les trois sens du termes)... Évidemment aucune recherche de Vérité absolue (la quête ne présente pas/plus d'intérêt à mes yeux), mais la possibilité d'entrevoir des vérités à hauteur d'homme. Soyons modestes après tout. Ce langage qui n'est rien sans la parole (et les gestes, et le corps), permet la communication qui met en lumière un enjeu fondamental : la (l'inter) compréhension humaine. La poésie est peut-être alors une voix comme une voie vers la compréhension... <br /> <br /> Bref ! Me voilà emportée par mon discours qui est clairement une célébration du langage ! Et désolée pour la longueur... je n'écarte pas l'idée non plus de ne vous avoir point compris ici. <br /> <br /> Cdt
Répondre
Newsletter
154 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité