QUAND IL N' Y A PLUS DE LIMITES...
Lacan a écrit : "Quand il n'y a plus de limites il y a des bornes". Traduisons : quand le symbolique (la loi, l'inter-dit) ne joue plus son rôle de frein à l'illimité du désir ou de la passion, c'est le réel (les bornes) qui, en dernière instance, fait barrage, et souvent de manière catastrophique. Songeons aux vers de Lamartine : "Borné dans sa nature, infini dans ses voeux - L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux". En guise de dieu je verrais plutôt l'homme comme un démon jailli des enfers, assoiffé de gloire, de vengeance et de toute puissance. Illimité dans ses désirs : cette mégalomanie, cette présomption qui affolaient Montaigne - responsables de tant de désastres, et de la guerre de tous contre tous.
Ce sont les généraux, lassés d'une guerre de conquête qui n'en finit pas, qui mettent les bornes, contraignant Alexandre à rebroussser chemin. C'est la cyrrhose, plus prosaïquement, qui borne, dans la catastrophe, la soif illimitée de l'alcoolique. Faut-il donc toujours en venir à l'extrême pour entendre enfin quelque chose de notre nature bornée, de notre imperfection et insuffisance? Dans bien des cas, cette leçon arrive trop tard : quand vient la raison, le moribond a déjà franchi les portes de l'Hadès.
Le Grec disait : "ou mallon" : pas plus. Pas plus que ce qu'exige la nature. Ainsi Epicure prend le plus grand soin à distinguer les désirs naturels des non naturels, les nécessaires des non nécessaires. Leçon de tempérance, éternellement valide. Mais notre époque s'est fait une règle de chercher en toute chose l'extrême, et l'au delà de l'extrême, repoussant toutes les limites, jusqu'à la consomption. C'est ainsi que l'on voit des sportifs se ruiner la santé jusqu'au grabat pour décrocher une médaille, aussi vaine que ridicule, et qui sera sitôt oubliée, au profit d'une nouvelle, plus ridicule encore. Toujours plus, toujours plus loin, plus fort, quitte à faire éclater la baudruche. Dans un film ancien on voit un "héros" s'empiffrer à mort. Ailleurs on expose, sous la rubrique flatteuse d'oeuvre d'art, des déchets, des pourritures, des moisissures, des viscères sanguinolents, des organes tuméfiés, des yeux boursouflés - et il s'en trouve pour crier au génie !
Et que dire d'une "culture" qui appauvrit les pauvres, enrichit les riches, accumule l'inutile et le gangréneux au détriment du nécessaire vital? Ailleurs on construit des immeubles de 800 mètres de haut, pourquoi pas 8000, ou plus encore - pour moi, le seul avantage que je vois à ces exhibitions c'est qu'il sera de plus en plus facile d'y ficher un supersonique en plein vol !
Au de là d'une émotion un peu facile à laquelle je me laisse aller quelquefois, il importe de réfléchir à la situation présente de l'humanité qui a fait, de soi-même, la seule référence (Auguste Comte : la religion de l'Humanité) après avoir ruiné toute autorité qui eût pu faire limite. "Jouissez - tout est possible" voilà la nouvelle religion, que l'on présente comme un progrès, un gain de liberté et de prospérité - quand il est absolument évident qu'elle nous mène à l'autodestruction. Toutes les civilisations du passé avaient l'idée d'une limite, le sacré, l'interdit, le tabou, les dieux, la Moïra, le destin et autres formes et symboles dont l'effet était de contenir l'hubris, la démesure, la passion, le déchaînement pulsionnel et la violence. Certes il y a toujours eu transgression, mais au moins elle était désignée et réprouvée comme telle. Mais aujourdhui rien ne fait limite, ou presque rien, et c'est une forme informelle de débâcle qui s'annonce. En de telles occurrences il faut craindre le recours désespéré à des formes réactionnelles, réactionnaires, mauvaises solutions à des problèmes mal posés. La déplorable situation de la politique en France et en Europe en figure, hélas, le signe annonciateur, particulièrement préoccupant.
La solution ne peut consister en un retour vers les structures ou les croyances du passé, comme l'imaginent quelques nostalgiques. La situation présente est sans exemple qui puisse faire référence. Mais il est clair qu'il faut une référence nouvelle à une situation nouvelle. Or cette référence existe, et de plus elle est totalement universelle, s'imposant à tous les Etats et tous les particuliers, avec une urgence et une nécessité absolues, définissant le seul Bien Commun à tous : la survie collective de l'humanité. On feint de tous côtés de s'y intéresser, mais cet intérêt est des plus minces, des plus abstraits. Retour à la question : combien de catastrophes faudra-t-il pour éveiller la conscience des limites ?