ESPRIT DE LIBERTE - ESPRIT DE VERITE
Quand la gigantesque émotion qui a saisi le pays ces temps-ci sera un peu retombée, il faudra se poser, à froid, quelques questions essentielles, en particulier sur cette liberté d'expression revendiquée comme un droit inaliénable et fondamental de la République. Je m'en réclame évidemment, comme citoyen et comme auteur, car, sans elle, que vaut une parole, quel crédit accorder à la parole, si elle est d'emblée soupçonnée d'être platement conforme au discours en vigueur, opportuniste et mensongère ? Dire sans crainte est la condition de la pensée, et de la création. C'est l'honneur de la République de rendre possible une juste contribution de chacun au débat public, et à l'auteur, à l'écrivain, au philosophe, la garantie d'être entendu comme le sujet authentique de ses oeuvres. Là dessus il n'y a pas à revenir.
Mais cette liberté d'expression, d'écrit et de parole, n'est que la condition formelle d'une liberté plus essentielle encore, celle de la vérité. Sans liberté de parole, pas de vérité, car la vérité suppose, en préalable, la véracité, la véridicité, le pouvoir-dire selon son coeur ou sa raison. Est-ce un motif pour dire n'importe quoi, selon le caprice, ou pour assouvir quelque secrète vengeance, pour dénigrer, offenser, ridiculiser, comme on voit faire à tour de bras, au motif assez dérisoire de faire rire à n'importe quel prix, au risque même de détruire tel ou tel qui s'est malencontreusement rencontré dans le débat, imprudemment exposé au feu de la rampe ? J'ai souvent déploré, chez certains de nos humoristes ou amuseurs publics, un manque flagrant de retenue, de bienséance, de pudeur, et au total, de responsabilité. Invoquer la liberté d'expression ne dispense pas de la responsabilité, elle n'en est que la condition. Chacun devrait se poser la question : la franchise (étymologiquement franc veut dire libre) peut-elle être absolue, sans condition ni réserve, quitte à blesser, à détruire, sous prétexte de liberté ?
La philosophie antique, épicurienne et cynique, avait proposé ce beau terme de "parrhesia" : on peut tout dire, mais selon le vrai. La vérité est plus haute, le souci de vérité doit régler la parole, et s'il y a lieu d'être franc, ce n'est pas un prétexte commode pour se laisser aller au pathos, à l'affect, à l'émoi, à l'injure et au dénigrement, en un mot pour exposer sans pudeur ses propres passions mortifères. Là encore l'expressivité pure est le plus bas degré de la liberté, qu'il importe de contrôler, de soumettre au jugement rationnel, de modérer et de dépasser. Ecrire un livre pour se venger ce n'est pas de la vérité, c'est un subjectivisme de bas étage qui détruit l'esprit de liberté en saccageant l'esprit de vérité.
Celui qui s'esprime en public a des responsabilités plus hautes que le commun. Non qu'il doive se censurer par complaisance au goût du jour. La réserve n'est pas la censure, c'est un respect de l'adversaire, que l'on combattra peut-être au niveau des idées, mais qu'on évitera de salir. Personnellement je n'ai aucune sympathie pour les religions, en particulier pour les religions monothéistes que je considère comme des aberrations mentales, mais je me garderai toujours de me moquer du croyant. Derrière la foi, que je ne partage pas, je vois un homme comme moi : qui suis-je pour mépriser ou condamner ? D'autant qu'en ces matières la discussion est parfaitement inutile. Je me retire, voilà tout, je m'abstiens. Si l'interlocuteur est prêt à discuter sérieusement, je serai son homme, je ne refuse jamais la discussion si elle est réglèe par l'esprit de vérité. Si ce n'est pas le cas, inutile de discuter.
Le pire, c'est de se laissser entraîner dans une joute pathétique, où se perdent la raison et la mesure, comme on voit fréquemment en matière politique, et religieuse plus encore.
Il ne faut pas braquer inutilement les croyants : on ne produira qu'un funeste raidissement identitaire, dans une société qui est déjà, hélas, travaillée par l'esprit de discorde. Laissons chacun à ses convictions tant qu'il ne cherche pas à les imposer par la violence. Que le débat soit digne, s'il faut vraiment débattre. Mais pour l'essentiel que la séparation des églises et de l'Etat soit et reste le principe inaliénable qu'il doit être. Que les sphères respectives du public et du privé soit clairement distinguées, ce qu'elles ne sont plus guère de nos jours, et un peu de paix pourrait revenir parmi nous.