ODES POUR UN QUI FUT (X à fin)
X
« C’est joie de vivre dans la nuit aimante
Et conserver dans ses yeux, intacts
Les abîmes de sagesse. Aux pieds
Des morts fleurissent les images ».
Et s’il est loin, le père, inconnaissable
Sa parole est plus vive encore
En germe dans l’écorce. Et dès l’aurore
Fleurit la promesse d’amour.
Et s’il n’est forme ou figure sensible,
Visage où brille sa lumière,
Il parle dans le cœur de qui l’aime
De qui en lui se reconnaît.
Donne forme, ô mon âme, ô qui espères,
A ce désir informe et incertain
Désir de lui, désir de toi,
Désir d’un même et seul désir !
XI
Ensemencer, telle fut ton œuvre. La mienne
Est d’accueillir pieusement le don
Laisser germer, laisser fleurir
Prendre soin de la fleur,
Et fruir ! Car le fruit est le sens de la terre
Le vrai miracle ! Toute ma vie
J’aurai passion de garder ferme
Le cœur, les yeux ouverts,
Et l’infinie reconnaissance à qui
Délivre de la peur en guidant
Les mains ouvertes, silencieuses
A cultiver le fruit d’amour.
XII
Non tu n’es pas d’ici, tu n’es pas d’ailleurs
Nulle chose ne peut te retenir
Ton absence est la plénitude
En creux de l’irradiant.
Ton verbe haut et fort, ton verbe altier
Sonne en tiers de par le monde
Et je t’entends jusque dans le sommeil
Renversant, déchirant,
Et plaintif parfois comme un enfant
Mélancolique, abandonnique,
Tu es l’obscur qui me travaille
Au corps jusqu’à la mort.
XIII
Etincelle de vie tu brilles toujours
Hésitante et fidèle malgré
Les vents hargneux, les tumultes
Et les hivers du cœur.
Dans mon sommeil grondent les orages
Et je tombe haletant de la tour
Interdite et maudite, vers le fond
Sans fond de l’innommable.
Mais le matin tout chante en moi, la lumière
Me berce aux franges des nuages
Et la musique monte en moi comme un appel
Inextinguible et clair,
Et je m’étire, et je m’élance, et je danse
Dans l’air infiniment sensible
Et je respire à défaillir
Et les mots et les rythmes
Eclatent comme des grenades spirituelles
Et je bois avidement l’air, et les heures
Comme des fruits lentement mûris
Dilatés de lumière !
O densité, suavité charnelle !
Délices mille fois redoublés !
Ah n’être que lumière qui danse
Dans les matins d’été !
XV
Ce qui en nous résonne c’est la mémoire
Et la douleur des hommes d’avant nous
Qui errent par le labyrinthe,
Le cri des sans-patrie.
Ils exigent le site, et que l’errant
Qui se cherche lui-même dans l’errance
Leur assigne la place due
Dans la terre accueillante,
Assume le partage éternel, et puis
Se détournant, prononce le deuil
Possible et nécessaire, et selon le destin
Vive de vie nouvelle !
Mourez, mourez deux fois, ô vous qui fûtes.
Que votre passion s’épuise avec le temps
Vous avez prononcé tout ce qui fonde
Et le reste est néant.
XVI
Tu es mort, loin d’ici, en pays étranger
Tes os pourrissent sous la terre,
Jamais ta voix, l’inentendue
N’aura parlé pour moi.
Jamais je n’ai caressé ton visage, et jamais
Je ne saurai qui tu étais. Tu restes
A jamais l’invisible. Il faut laisser
Ce qu’on ne peut garder.
Je cueille mes vains espoirs, un à un, les dépose
Dans le cercueil de mon désir, mais je garde
Le meilleur, le décisif, que nul au monde
Ne pourrait m’arracher.
Et je vais, laissant au temps ce qui périt,
Images, souvenirs, regrets enfuis,
Je m’en remets au temps qui va, qui mêle
La douleur et le miel.
GUY KARL, 1993, révision janvier 2015. Tous droits réservés