FRAGMENTS d'ESPACE INHABITABLE - poésie 12
FRAGMENTS D'ESPACE INHABITABLE : poésie 12
I
Au néant destiné, intermédiaire et sans abri, de quel site fera-t-il sa demeure, l'homme ?
Chemins tracés par la voix intérieure, chemins d'enfance, où donc me menez-vous ? Sur ce fil incertain qui donc pourrait danser, danser sans chuter ?
Ivresse ô ma demeure ! Qui donc peut t'habiter, langue admirable, sans en être tranché, au plus vif écorché,
Amputé de ce qui nous assure, corps et fibre dans le grand univers, surface tiède et voile blanche ?
O vous chemins d'exil, par quelles traverses de bonace et d'orages, et pour quel horizon ?
Assumer vertical l'équilibre qui tangue, et de quel fil à plomb, comme lame dressée ?
"Mais suis-je bien d'ici, quand l'ailleurs sollicite et rejette, je vais de l'ombre à l'ombre, le soleil me déchire,
Orphée bavard, je vaticine aux confins des trois mondes,
Et l'ombre devant moi dessine un corps inhabitable".
II
Je suis comme la femme enceinte
La toute ramassée
Toute attentive à ce palpitement
Quelque chose du plus obscur appelle
Et je ne sais de quel appel
Intempestif et insistant
Au premier cri
Tendrement mutilée
La sillonnée, la vallonnée
A d'autres désirs se déchire...
III
Merveilleusement le nuage fleurit
Et le ciel s'ouvre comme la mer
Au détour du rocher
Plage bleutée corail et coquillage
Et l'on dirait le doux frémir
A l'infini
Des vagues piquetées d'éclairs,
Tous les instants
Petits bouts de hasards
Fragments de corps déchiquetés
Fondus dans le feu du regard.
IV
COURSIER
Dressé
Haletant aux abords du vertige,
Flanc déchiré, le mors
Arraché,
Il mesure hésitant le péril
Extrème d'un saut pur.
"Jamais tu n'atteignis le beau pays,
Beau coursier d'aventure, et jamais
Tu ne bus à la source promise,
Et la soif qui ronge tes entrailles
N'a jamais épousé le son pur".
La voix te promettait un ultime pays
De citronniers âcres et doux
D'aromates, de sel, de feuilles, de fontaines
De violettes ombres voltigeantes
De satins calmes comme des coupes,
La voix, cette merveille
La récolteuse de rosée
La rassembleuse, la fileuse
La toute parée, la sinueuse
La déchirante, la flèche qui te perce en vibrant
L'épée de feu qui te ravive
Elle t'appelle encor, la triomphante,
Aux berges de l'aurore...
Ah marteler, acier de mon soleil,
La fière lame de mon Dire !
V
LE POETE
Tout ce qui peut grandir, verdir
Ce qui se tend, ce qui s'étend
Il le ramasse en lui-même
Comme une grande peau
Comme une grande voile
Ceux qui le ragardent s'étonnent
Lui trouvent l'air emprunté,
Mais déjà il est ailleurs
Par les travées de travers
Vaisseau brisé, il regarde la mer.
VI
ETAT des LIEUX
Loin du pays où coulent lait et miel
Le présent creuse sa fissure
Frange tremblante et sûre
Entre terre et ciel
Mon seul fidèle compagnon
C'est mon bâton
Qui heurte le réel insondable
Au tranchant de la faille où je tremble
Ce qui n'a pas de nom
Lui seul est secourable.
VII
HYMNE
Par delà toute forme mortelle, le Beau
Nous illumine du feu
De son étrangeté. Soyeuse
Est la frange du ciel
Ourlée des vagues de la terre
Qui monte, et les nuages confondent leurs couleurs
Au miroir de la profondeur. Si haut,
Plus haut que tout désir
Et que toute pensée, elle règne
Et commande en souveraine la Loi
De ton intime devenir, et te mène
Dans le flux, le reflux
Au mystère indicible du dire.
La voix, cette corde vibrante
Te relie à ce monde ineffable, oublié,
Où le premier appel, le premier mot
A déchiré le coeur paisible de la nuit,
Où le jour, surgissant,
Précipitant l'irréparable,
Comme pierre te fit rouler dans les ravines,
Et le plus proche
Ainsi devint l'inconnaissable.
Ce qui fut dit ce jour là, jamais
Tu n'en sus rien, jamais
Le sens n'en put éclore indemne et manifeste,
Avant que de la pleine voix
Dans le poème inachevé, inachevable,
Tu n'en crées l'édifice pluriel,
Intemporel. Car de finir
Ce que les dieux ont initié
Nul n'en possède la mesure,
Mais le poète en sa fragile force
Persévère et assure
La gestation multiple ensoleillée
La parole déliée.
Mais en ce lieu
Nul ne peut habiter, l'insondable,
Qui pourtant nous travaille la nuit
Dans les affres du songe.
Mais au plus près,
Désertant les chantiers de ce monde
Indifférent aux prestiges du monde,
De ton exil tu assumes l'urgence
Et la nécessité,
Et tendue dans l'espace agrandi
Ta voix recompose le temps immense
Où le passé-présent féconde l'avenir.