Désespoir de poète : Leopardi
A SOI MEME
"Or tu domiras à jamais,
Harassé, mon coeur. Mort est le dernier mirage
Que je crus éternel. Mort. Je sens bien
Qu'en nous, des chères illusions
L'espoir, le désir même est éteint.
Dors à jamais. Assez
Lutté ! Aucune chose ne vaut
De t'agiter, ni de soupirs n'est digne
La terre. Fiel et ennui,
La vie, rien d'autre ; fange est le monde.
Calme-toi, désormais. Désespère
Pour de bon. A notre genre le sort
N'a donné que le mourir. Méprise désormais
Toi-même, la nature, le brut
Pouvoir, qui, inconnu, commande au mal commun,
Et l'infinie vanité du tout. - Leopardi, Chants, 28.
Dans cette "traduction" j'ai tenu à conserver le rythme haletant du vers, qui seul exprime le rythme intérieur, et l'ordre des mots, quitte à bousculer l'usage en notre langue. Le poème possède sa propre logique interne, dont il importe de faire sentir la cadence originaire.
Je connais assez bien cette humeur et la partage assez au spectacle du monde tel qu'il va. Mais je ne la cultive pas. C'est déjà bien assez de la sentir, la noirceur de la désespérance, sans y ajouter la complicité de l'âme, et de la pensée. Mais c'est le privilège du poète, et son droit le plus sacré, d'exprimer, en son nom propre, ce qui l'affecte en profondeur, et que nous connaissons tous, pour peu que nous ayons une juste perception de nos mouvements internes. Nous y gagnerons en perspicacité. Reste à voir ce que, en conscience, nous en ferons pour la conduite de la vie.
Juste un mot encore : nous trouvons, dans notre bon Montaigne, que nul ne soupçonnera de mélancolie pathologique, un passage fort célèbre sur "le fient du monde" où nous croupissons tous, loin de la lumière éternelle des astres, et de splendeur de l'Etre.