TRAHISON et TRADUCTION : de la vérité et du semblant
Le moment zéro nous ouvre à la vérité. C'est le moment de vérité. En théorie cette expérience devrait nous permettre d'établir en nous le plan de la vérité. Mais l'expérience nous montre que ce plan n'est pas tenable, qu'il nous est imposible de nous y maintenir en durée et constance. Très vite nous revenons aux conditions de l'existence ordinaire, avec ses nécessités et ses possibilités, tout en conservant par devers nous la certitude irrécusable du vrai. Notre hypothèse est que si nous revenons à l'existence dite normale, ou ordinaire, c'est autrement, avec la conscience aiguë que ce plan de la convention ne saurait valoir en soi et par soi, qu'il est sans être, et que l'on n'y saurait subsister qu'au prix de l'artifice : c'est le plan du semblant.
Le sujet, qui fut au plus près de la vérité, consent à s'aliéner dans le semblant : trahison du sujet, mais traduction aussi, puisqu'on ne saurait y tenir tel quel le discours de la vérité. Qui s'y risque se condamne au pire. Tout au plus pourra-t-on, au prix d'un déguisement, faire signe vers ce qui ne se dit pas, d'être rigoureusement indicible, soit interdit, soit impossible. De toute manière le mot n'est pas la chose, et c'est la chose, ou plutôt la non-chose qui soutient l'expérience de vérité.
Sur le plan du semblant, où le mensonge fait loi, tout au plus pourra-t-on pratiquer le mi-dire, dire à demi, signaler, faire signe, in-diquer, in-duire, pointer le manque, le ratage, l'insuccès, exhiber l'insu, provoquer la salutaire crise qui ébranle la certitude, ouvre un espace à la pensée. Pratique kunique : "Roi, ôte toi de mon soleil". C'est le sens originel de alètheia : dévoilement, désignation d'une place vide pour la vérité, à défaut de pouvoir la dire.
L'originalité de notre position tient en ceci : le sujet, s'il ne peut faire autrement que de se trahir dans le consentement au semblant, s'y aménage une place paradoxale à partir de laquelle il s'assure de soi par une pratique double : démasquer, déconstruire en exhibant la faille, par une sorte de "kataphore", travail négatif de démystification, et, d'autre part, la remontée, depuis le lieu du vide, plan de la vérité, vers un mieux-dire, approximation toujours, mais qui exprimerait quelque chose de la vérité impossible, sous les espèces de la parole, de l'art, de la poésie au sens authentique du terme, poièsis, création de forme, "poema", oeuvre de langage - métaphore, transport, transposition d'un plan à l'autre, de l'indicible au dicible, symbolisation efficiente, révélation toujours partielle et inacomplie, mais efficiente - suffisamment en tout cas pour figurer comme événement du vrai. C'est ainsi qu'Héraclite pose le Logos comme figure indépassable de la vérité du monde.
Kataphore descendante, métaphore ascendante : l'une défait et ouvre, l'autre donne à voir et à penser. Aucune des deux n'épuise l'inépuisable.
Mais c'est déjà une grande libération de pouvoir se déprendre du semblant, d'interrompre la chaîne des enchaînements, de percer le voile, et s'il faut bien revenir et vivre de semblant, y pouvoir opposer, par ailleurs, un dire et un faire qui ne soit pas que semblant : la parole qui fait signe, le poême qui dessine un possible.