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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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18 août 2015

CHAP XI - De l' IMAGINAIRE

 

  

                           CHAPITRE ONZE : DE L'IMAGINAIRE

 

 

 TABLE

1 Un Deux Trois

2 L'Illusion fondamentale 

3 Du Phallus 

4 Du Manque

5 Dette imaginaire

6 Deux logiques

7 La Réalité

8 Ombre et lumière

 

 

 

 

 

1 Un Deux Trois 

 

 

Gilles Deleuze écrivait que le réel, l'imaginaire et le symbolique, dans la conception structuraliste, correspondaient aux chiffres Un, Deux et Trois. Voilà qui demande quelque explication.

Paradoxalement je commencerai par l'imaginaire, le plus familier à notre psyché, le plus facile à concevoir. L'imaginaire est l'élément déterminant de la représentation. Je vois quelqu'un dans la rue et immédiatement se met en marche une élaboration complexe, mais finalement assez répétitive. Il est grand, musclé, tête haute, il a le regard assuré : c'est un mâle dominant. Sans doute est-il chef d'entreprise, cadre supérieur, député. Il est vraisemblablement sportif, et la femme pensera peut-être que ce serait un beau partenaire. Tel autre est habillé salement, il est mal rasé, il ne sent pas la rose : c'est un SDF. Je vois passer une femme plutôt âgée, ridée, mais très maquillée, habillée avec soin, robe fendue : vieille bourgeoise en quête d'amant? L'autre, nous le voyons à travers des clichés, des images de cinéma, de magazines, d'affiches publicitaires. Ce n'est jamais l'Autre en lui-même que je vois mais une image intériorisée que je projette immédiatement sur lui, l'enfermant d'emblée dans une catégorie, ou du moins le situant dans une case de mon almanach psychique. De même pour les animaux, les plantes, et tout ce que l'on voudra. A croire que la perception du réel comme tel nous est à peu près impossible. L'accès au réel - et c'est pour cela qu'il est si difficile d'en parler - exige une sorte de rupture de la représentation, une sorte de déroute intérieure pour que puisse surgir le sentiment de l'inconnu, du différent radical, de l'étrange : "Das Unheimliche" écrit Freud : " l'inquiétante étrangeté" qui ne va pas sans une pincée d'angoisse. L'imaginaire est bien le Deux, en ce sens qu'il dédouble la réalité, recouvrant le réel d'un voile illusoire, qui ne fait au fond que me rassurer sur le perçu, et satisfaire mon narcissisme inconscient. Combien de fois n'avons nous pas fait l'expérience que voici : nous avons décidé que tel homme de vilaine apparence, comme la laideur légendaire de Socrate, ne pouvait qu'exprimer la vilenie de l'âme, nous inspirant une sorte de dégoût immédiat. Mais à causer avec lui on découvre une brillante intelligence, et, tel Alcibiade devant le même Socrate, tomber sous le charme de sa parole. On ne voit plus de laideur, on ne voit que beauté et finesse d'esprit. Mais attention : une fois le moment de surprise intégré dans la psyché on risque fort de substituer une image idéalisée à l'ancienne. Le progrès vers la connaissance ne sera qu'un demi-progrès.

L'imaginaire donc, c'est la représentation en images, souvent déterminante dans nos jugements spontanés, dans nos opinions, nos goûts et dégoûts. Combien de gens votent leur député sur une impression purement physique, un sourire, une grimace, un tic? Sans parler des choix amoureux, fortement déterminés par le "trait unaire", un petit rien qui précipite la cristallisation. Depuis ses origines la philosophie s'efforce de lutter contre cette forme ignorante et aliénée de connaissance. Socrate se voulait le torpilleur des opinions toutes faites et prônait un passage critique par la reconnaissance du non-savoir. Pyrrhon condamne toute affirmation et toute négation. Spinoza attaque inlassablement le premier genre de connaissance par ouïe-dire. Croire n'est pas savoir, et la croyance est le lieu béni, avec l'illusion, de tous les délires, individuels ou sociaux. Enfin, en psychanalyse on apprend à se défaire lentement de nos projections, c'est à dire des attributions inconscientes dont on affuble les proches, y compris soi-même. La force des projections est absolument phénoménale et il faudrait avoir exploré son inconscient en entier - ce qui est peu probable - pour en venir à bout. Pensons à la puissance des passions. Sur quoi reposent-elles si ce n'est sur une surévaluation d'objet dont on ne croit pouvoir se libérer que par la mort?

Faut-il pour autant ne plus imaginer? C'est absurde, et d'ailleurs parfaitement impossible. Mais il faudrait faire un autre étude sur la différence entre un imaginaire passif, réactif, aliéné et une force d'imagination active capable de  forger de nouvelles figures, absolument inédites et inouïes. (Voir Bachelard et ses recherches admirables sur l'imagination poétique).

Lacan affirme que l'animal reste prisonnier de l'imaginaire : c'est l'image, visuelle ou olfactive qui déclenche le réflexe de parade sexuelle. Ce qui lui manque c'est précisément la dimension du symbolique. Commençons par un exemple. Dans une drogue-party où la règle est de se masquer totalement le visage un jeune homme se toque d'une fille qui lui semble irrésistible. Elle ne manque pas, elle aussi, de succomber à son charme, rehaussé encore par le mystère du masque (l'imaginaire au galop). Il couchent ensemble. Le lendemain, dégrisé, le jeune homme découvre que sa soeur se trouvait au même endroit la veille au soir. Ils discutent, et voilà qu'ils découvrent qu'ils ont couché ensemble sans le savoir. Que va-t-il se passer? Un mot est intervenu, un mot qui va tout changer. "Cétait mon frère. C'était ma soeur"". Un acte sans conséquence apparente, par l'introduction d'un seul mot se voit investi d'une terrible angoisse de culpabilité. S'ils n'avaient rien découvert la chose passait sans trace. Mais à présent il y a effet rétroactif, qui engage de toutes nouvelles problématiques.

Le symbolique nous introduit à l'ordre du langage. Symboliser c'est mettre un mot sur la chose, c'est à dire lui donner une autre signification que celle qui découlait de la représentation imaginaire. Le prince charmant est devenu un crapaud. Le langage nous habite, nous formate, nous conditionne, nous soumet à une logique tribale, ou sociétale quasi invincible, tout en nous ouvrant à la dimension extraordinaire de la nomination, du jugement logique (ou illogique) et sur la possibilité de la connaissance. Sans langage pas de conversation, pas d'apprentissage des sciences ou de la religion, ou des traditions, de la culture donc, au sens le plus large.

En ce moment je regarde par la fenêtre de mon bureau. Je vois tomber du ciel d'étranges petites choses, en enfilade, ininterrompue. Je pense en moi-même : "il neige". Je suis passé du plan de la représentation perceptive à celui du langage. Image et mot, dans ce cas précis, font sens ensemble. Parfois c'est le mot qui "crée" la chose : Stendhal disait que si le mot "amour" n'existait pas il y aurait bien peu d'amoureux sur terre. Il n' a pas tort. Comment passe-t-on de l'attrait sexuel à l'amour, si ce n'est par les dires de la tradition, les mythes fondateurs, les romans, les films et tout le bavardage amoureux? L'amour est une construction symbolique bien différente du simple attrait, de l'excitation et même du désir. Sa valeur dépend largement des traditions culturelles : les Grecs avaient tendance à considérer l'amour comme une faiblesse de la cervelle, voire une maladie de l'âme. Aujourd'hui, avec les progrès de la vulgarisation médicale, le patient se présente chez le médecin en lui déclarant tout de go qu'il souffre de "dépression anxiogène avec symptôme d'anhédonie, psychasthénie rampante et comorbidité polymorphe"! Pauvre médecin qui ne peut même plus dire que la fille ne parle plus parce qu'elle est muette. Le symbolique est partout : dans la langue, les fêtes, les cérémonies, les statuts, les signaux routiers, les drapeaux, les insignes, les grades. Et tel veut bien mourir pour la Cause si on le traite en héros après sa mort!

Le symbolique, en d'autres termes c'est le "trésor des signifiants" mais aussi la domination de l'Autre sur nos existences. Chacun, quoi qu'il veuille, qu'il se soumette ou se rebelle, est conditionné (je ne dis pas déterminé) par le symbolique, et voit sa liberté naturelle rognée - mais aussi parfois garantie - dans ce jeu universel du langage. C'est en ce sens que le langage fait loi.

Le symbolique est bien le Trois : ce tiers langagier et législateur qui règle l'imaginaire (jamais totalement on l'a vu) dans la relation avec autrui : la parole comme médiation, accord et désaccord, garant de véracité, mais aussi, inévitablement, lieu du mensonge et de la tromperie.

Reste le Un du Réel. Prenons un exemple simpliste. Je bois un breuvage inconnu. Si je parviens à ne rien penser du tout, à ne faire aucune comparaison d'aucune sorte je peux admettre qu'il s'agisse d'un réel à peu près tel qu'en lui-même. Mais que se passe-t-il le plus souvent? L'arôme de ce breuvage va ouvrir le coffret des arômes semblables ou différents stockés dans la boîte à souvenir. La représentation se met en marche. J'évoque des expériences anciennes, je compare les goûts tels que les reconstruit ma mémoire plus ou moins défaillante. Je vais sonder mes faibles connaissances viticoles, car je suis sûr depuis le début, ou presque, que c'est du vin, et non du vinaigre! Je cherche le mot : "C'est du Bordeaux blanc. Quelque chose comme du Cadillac? Non pas. Le Cadillac est plus sucré". J'évoque mes vacances en Grèce. Serait-ce du Samos? Non pas. Ici je trouve une très fine pointe d'acidité douce, très délicate que le Samos ne possède pas. Diable, mais qu'est-ce donc? Je donne ma langue au chat (la pauvre bête!). Mon hôte, pris de pitié, et pour m'éviter le ridicule finit par lâcher : "Mais c'est du Jurançon, mon ami!"

Le réel c'est ce qui est, sans doublure ni commentaire. Un homme n'est pas une femme, voilà du réel. Un homme n'est pas un dieu, voilà du réel. Mes parents sont morts, voilà du réel. L'imaginaire c'est tout le théâtre plus ou moins fantasmatique que je me fais dans ma tête devant le mystère du monde, d'autrui, et de moi-même, me sentant, ce jour, admirable, et minable demain. 

On voit pour finir combien cette distinction radicale des trois registres est nécessaire et féconde pour une véritable réflexion philosophique. Traquer l'imaginaire, certes, mais ne pas sousestimer son rôle essentiel dans l'existence psychique. Non pas la refouler (Spinoza disait : ni rire ni condamner) mais tâcher de l'interpréter et de comprendre. Donner au symbolique sa place majeure dans la connaissance des mécanismes de la culture, dans la science, dans l'ordre juridique, moral et social où il joue le premier rôle. Quant au réel, c'est la grande inconnue, mais sans laquelle rien ne serait ni ne saurait être, à nous presque impénétrable dans la mesure où toute perception est préfaçonnée par l'imaginaire et le symbolique.

La philosophie classique européenne est fascinée par le pouvoir du symbolique : "Au début était le Verbe". Pour les Grecs la connaissance établit une sorte d'équivalence entre dire et être : Logos, loi du monde, loi du langage, savoir et action justes. Je pense, quant à moi, que c'est là une conception incomplète et trompeuse. A trop valoriser le symbolique on finit par croire que le concept donne le secret de la chose. On oublie que la chose n'est pas l'objet d'un savoir, fût-il scientifique, mais ce réel opaque à jamais distinct de nous, définitivement hétérogène. C'est là le lieu de vérité qui interpelle le poète et le penseur.

 

 

 

 

2 L'Illusion fondamentale

 

 

 

 

L'illusion n'est pas l'erreur. L'erreur peut se corriger, par l'observation empirique, le raisonnement logique ou l'expérimentation scientifique. Il en va tout autrement de l'illusion, qui ne se corrige que difficilement, voire jamais, qui ne s'origine pas de la perception mais de l'imaginaire et qui à ce titre peut résister fort longtemps aux épreuves de réalité. C'est la persistance du fantasme, aux sources de la construction illusionnante, qui semble le mieux expliquer cette incroyable plasticité, résistance, mobilité, ces incompréhensibles dérivations, déplacements et métamorphoses de l'illusion. Hydre aux mille têtes, j'ai beau couper, élaguer, déraciner, cela repousse toujours, cela rhizome et rayonne malgré mes bonnes volontés de réforme.

Cela fait série : fantasme inconscient comme support du désir inconscient, ignorance, voir dénégation du principe de réalité, prolifération imaginaire, rêves nocturnes ou rêveries diurnes, espérance et crainte, et pour finir tout l'arsenal de la passion. On comprend que la plupart des sagesses traditionnelles sont parties en guerre contre l'illusion (épicurisme, stoïcisme, platonisme, cynisme, rationalisme etc) On comprend aussi l'extrême faiblesse des résultats : l'amoureux continue d'aimer (Alceste), l'ivrogne de boire, le fumeur de fumer, l'ambitieux d'ambitionner, et l'avare de thésauriser.

La philosophie ayant échoué, c'est la psychanalyse qui a pris le relais, avec, il faut bien le reconnaître, des armes infiniment plus efficaces. Freud montre comment le principe de réalité est en fait subtilement perverti par le plaisir de plaisir, plus fort que tout, qui déjoue la réalité en s'y adaptant pour son propre bénéfice. Il ne suffit pas de reconnaître ses désirs pour s'en affranchir, et contre Freud et Lacan, constatons que la compréhension des symptômes et même de leur cause ne guérit en rien celui qui souffre. Le thérapeute sensé conclura qu'il est vain de vouloir supprimer le symptôme mais qu'il vaut mieux apprendre à cohabiter intelligemment et souplement avec lui (Position de Groddek). Plutôt que de viser une improbable guérison on aidera le patient à comprendre, aménager, ruser, utiliser, "composer avec le mal".

Voilà pour les névroses. Mais qu'en est-il pour la mélancolie et les états dépressifs récurrents? Je crains qu'il nous faille renverser complètement une analyse qui semblait par ailleurs si satisfaisante pour l'esprit. Notons que Freud lui-même avait eu conscience du problème, l'avait honnêtement mentionné, mais s'était arrêté en route.

Freud pensait que l'analyse de la mélancolie pouvait progresser si on s'appuyait sur l'analyse du deuil. En effet, qu'est ce qu'un mélancolique sinon un endeuillé perpétuel qui pleure interminablement un objet perdu. Mais quel objet? Freud remarquait fort justement que le mélancolique sait parfaitement "qui" il a perdu, mais ne sait pas dire "ce" qu'il a perdu dans cette perte! Dès lors sa vie est un éternel "ennui", et tel Orphée il chante interminablement la complainte de l'amour mort.

Paradoxe : qu'y a-t-il de plus vivant qu'un amour mort qu'on pleure sans terme possible, au point que la vie même se confonde en quelque sorte avec la souffrance d'un deuil impossible? On comprend que la mélancolie soit la bête noire du psychanalyste, impuissant à fournir le moindre réconfort à quelqu'un qui ne sait pas de quoi il souffre. Le mélancolique ne se plaint plus : il est devenu plainte.

Le renversement vient de Mélanie Klein. Elle découvre la cause de la souffrance mélancolique-dépressive dans un paradoxe renversant : le mélancolique ne pleure pas un objet perdu, puisqu'on ne saurait perdre ce qu'on n' a jamais possédé! En d'autres termes, là où la plupart des enfants ont connu une bonne contenance maternelle qui leur a permis de construire un bon objet interne, un fondement solide de confiance et de sécurité psychique dans la relation avec l'entourage, voilà une structure perforée où la carence affective, la crainte de l'abandon, la privation réelle ou imaginaire ont créé une disposition anxieuse, quasi psychotique : à la place de la bienfaisante illusion constitutive et nécessaire qui conditionne les apprentissages positifs de la réalité, nous trouvons une faille structurelle, une sorte de trou béant, "hémorragie narcissique" avait déjà dit Freud, par où s'écoulent l'énergie psychique et les forces créatrices. D'une certaine manière le mélancolique ne vient pas au monde car ce monde lui apparaît d'emblée inhabitable, vide, mais d'un vide structurel, définitif. D'où la conséquence pratique, celle qui choque tout analyste freudien, sans parler des lacaniens : l'analyse ne consistera pas à frustrer un désir envahissant et mal intégré, mais tout au contraire à reprendre le maternage à la base pour tenter de mettre en place ce qui n'a jamais existé, un bon objet interne, une sentiment positif de présence, d'amour et d'acceptation! A cet enfant qui se vit comme mauvais, haï et solitaire dans un monde sans âme, le thérapeute, par la parole, l'écoute, et parfois une sorte de maternage psychique, va "fournir, donner, alimenter" en quelque sorte le fondement existentiel, affectif et symbolique dont il a besoin.

Il est remarquable que cette analyse, présentée ici assez succinctement, ait été reprise, approfondie et partiellement modifiée par Winnicott, pédiatre à l'origine, qui par delà Melanie Klein inventera toute une batterie de concepts et de pratiques pour réaliser dans les faits le programme de reconstruction ébauché par M.Klein. Toucher le bébé, le tenir, lui fournir une "maintenance" sensible, perceptive-affective (le Handling), le bercer, lui chanter, lui sourire, lui donner une sorte de consistance fondamentale (le Holding), et surtout lui donner sa juste place symbolique sans le martyriser ni l'idolâtrer : bref, et disons-le tout net, la mère va créer dans sa relation avec l'enfant (la mère "suffisamment bonne") une ILLUSION fondamentale de bonne contenance, une peau psychique, laquelle lui permettra de trouver le monde habitable et intéressant, et de supporter sans trop de casse les inévitables privations et frustrations de la croissance. Quoi qu'il advienne par la suite l'enfant aura connu l'amour et l'acceptation inconditionnelles, conditions de croissance et de maturation. Quant à l'Illusion fondamentale elle va bien sûr s'écorner quelque peu au fil des déceptions, mais sans perdre tout à fait son caractère protecteur et signifiant. Dans la même veine le psychanalyste Erik Erikson remarque que dès la phase orale on voit la différence entre un enfant qui est habité par la tranquille assurance de soi, et l'autre qui est rongé par le doute! Heureusement ce n'est pas un destin, une fatalité, mais une potentialité, une probabilité qui peut se rectifier par la psychothérapie, à condition de ne pas attendre cinquante ans pour l'entreprendre!

Voilà qui me semble d'une incalculable importance! Si tout cela est vrai cela explique deux choses : pourquoi chez la plupart des hommes l'illusion de désir est indéracinable, et ajoutons, nécessaire pour vivre. Cela se vérifie a contrario dans la dépression qui n'est au fond pas autre chose qu'une déstruction subite de l'illusion constitutive. Mais s'il est de "bonnes" dépressions, celles qui permettent de réaménager notre vision du monde dans le sens de la modestie et du réalisme, le désir se maintient en principe dans son fondement, mais se "corrige" un peu au contact des faits et des hommes. Deuxième point : la mélancolie nous offre le tableau inverse d'une absence d'illusion qui est une véritable catastrophe psychique qu'on ne peut compenser que par la création thérapeutique d'un substitut d'illusion fondamentale. On ne peut demander à un mélancolique qui n' a pas de bon objet interne d'en faire le deuil. Et l'on comprend du coup les ravages d'une certaine "psychanalyse" qui ne rêve que de "castration signifiante", de "désêtre" subjectif et autres finasseries qui ne seraient que grotesques si elles n'étaient criminelles.

 

 

 

3 Du Phallus

 

 

 

Il faut d'abord distinguer pénis et phallus. Le pénis est un organe anatomique au même titre que le vagin. L'un est externe et visible, doué d'un pouvoir d'érection qui marque avec évidence la présence indiscutable du sexuel ; l'autre est interne, en creux, et ne se remarque guère que sous les espèces de la fente. Dans beaucoup de sculptures anciennes, notamment grecques, on exhibe le pénis et on cache la fente. Mais récemment, en contemplant des sculptures indiennes très anciennes j'ai remarqué que la fente des déesses était discrètement visible. Il s'agissait en général de représenter la Grande Mère universelle. Le passage du matriarcat, s'il a existé, au patriarcat a entraîné la valorisation du pénis, identifié dans l'imaginaire avec le phallus, c'est à dire le signe de la puissance, que les hommes se sont assez généralement approprié de manière quasi exclusive. De là la supériorité supposée du genre masculin sur le féminin.

Dès lors, dans la psyché des enfants la question sexuelle se pose essentiellement en termes de puissance. Le garçon est très fier d'uriner debout, et se livre volontiers à des jeux de compétition que nous connaissons tous : pisser haut et fort, voilà qui vous pose un petit chef, là où les filles sont vouées à s'accroupir en dissimulant leur anatomie. Cette problématique urinaire se retrouve un peu plus tard au niveau proprement phallique : en avoir ou pas, voilà la question. mais une ombre recouvre toujours plus ou moins la fierté virile. Le sexe est exposé, donc vulnérable, à l'origine d'un anxiologie spécifiquement masculine : le fantasme de castration que la fille, en toute logique, ne vit pas de la même manière, sauf si elle se croit imaginairement pénienne. Notons que la fille se rabat quelquefois sur l'espoir d'un développement ultérieur du clitoris, ce petit pénis que l'on va triturer jusqu'à l'absurde dans l'espoir de l'allonger convenablement. On voit que la fille ne peut faire autrement que d'assumer le deuil du pénis, et le garçon doit trouver des moyens de maîtriser son angoisse de castration. Si le garçon se croit possesseur du phallus imaginaire, c'est en quelque sorte "naturel" par confusion entre pénis et phallus, ce que les faits vont démentir - en principe. La fille devrait se résigner à la perte du pénis, sans pour autant se croire démunie. En général, elle trouve une compensation dans le culte de la beauté, des parures, bijoux, et autres, savourant sa puissance phallique imaginaire dans le regard admiratif des garçons. A chaque genre sa stratégie de séduction, son manque-à-être, son angoisse d'abandon et ses ressources plus ou moins efficaces.

C'est le jeu de la parure sexuelle, observable également chez les animaux. Elle semble jouer une fonction essentielle dans les mécanismes naturels qui président à l'attraction sexuelle, condition finale de la reproduction. (Lire sur ce sujet les remarquables analyses de Schopenhauer dans "Métaphysique de l'amour".)

Mais pourquoi établir une différence entre phallus imaginaire et phallus symbolique? Ces sont des concepts lacaniens, peut-être un peu obscurs. On pourrait dire autrement : le phallus est le symbole de la différence des sexes, ce qui semble un invariant universel dans toutes les cultures. En tant que symbole il est bien plus qu'une simple image. Il nous situe sur un autre plan que celui de l'imaginaire, avec ses jeux narcissiques, ses jeux de miroir et de séduction, ses parades et ses illusions. Ici la sexualité fait loi, en ce sens qu'elle impose une détermination linguistique, un positionnement de genre (autrefois il y avait l'école des filles et l'école des garçons, et de même pour les heures de piscines!) avec des rôles, des statuts, des places, des fonctions sociales, voire politiques, et jusque dans le vêtement. On dira qu'aujourd'hui cette différenciation est moins rigide, plus égalitaire. Sans doute, mais il ne faut pas confondre égalité et identité.

"Le phallus fait loi" signifie donc qu'il symbolise la différence des sexes, ce qui a d'autres conséquences encore : comment régler la relation entre le frère et la soeur? En général on interdit l'inceste fraternel, mais aussi, et plus fondamentalement encore, l'inceste entre mère et fils, l'inceste entre père et fille. De là une législation qui codifie les relations familiales, et entraîne à son tour l'obligation de chercher un partenaire sexuel hors de la famille proche. A quoi enfin il faut ajouter la différenciation entre les générations. (Lévi-Strauss).

Aujourd'hui la symbolique traditionnelle tremble sur ses bases et ce n'est pas facile à vivre, ni pour les hommes qui peuvent se croire dévirilisés, ni pour les femmes qui peuvent être tentées par une sorte de hors-sexe plus ou moins pervers. En fait le phallus n'appartient à personne, ni aux hommes ni aux femmes, mais il symbolise ce tiers qui fait loi. A ce titre il est à la fois une symbolique éternelle du désir sexuel (ce que représentent les anciennes figures phalliques présentes dans les civilisations anciennes, le lingam des Hindous, par exemple, symbole de fertilité) et de sa loi : homme et femme sont également appelés à la vie du désir, homme et femme ont un égal accès à la procréation, et à la puissance, même si les voies anatomiques et physiologiques sont radicalement différentes, homme et femme sont également soumis à l'interdit de l'inceste et à la règle de la mesure qui condamne l'exploitation, la criminalité, le viol et la violation en général. Ce n'est pas une loi d'amour, je ne pense pas qu'on puisse imposer une loi d'amour, c'est une loi de différenciation et d'échange à la fois dissymétrique et égalitaire.

 

 

 

 

4 Du manque

 

 

 

Depuis Platon la question du désir est marquée de la référence au manque : manque de savoir, manque de sagesse, manque de beauté, et de Bien. D'où la triple caractérisation du Souverain Désirable : le Vrai, le Beau, le Bien. Donc le désir est souffrance, insatisfaction, mouvement et tension vers un objet posé comme supposé satisfaisant, avec la découverte corrélative de la frustration inévitable. A trop idéaliser l'objet on se condamne à la désillusion. D'où la remarque de Freud, fort platonicien à son corps défendant : le désir est substantiellement une illusion (et non une erreur) en tant qu'il est une création fantasmatique de l'objet, hors de toute épreuve de réalité, et qu'à ce titre il comporte en soi le risque de la désillusion. L'illusion est un jeu (ludo) dans lequel la pulsion, surtout libidinale, vient colorer, embellir, édulcorer, faire briller et miroiter l'objet, paré de toutes les merveilles, selon ce processus que Stendhal décrira si bien sous le terme de "cristallisation" : en hiver, sous la neige, les branches insignifiantes des arbres sont miraculeusement illuminés de milliards de cristaux, miroitant devant le regard émerveillé du spectateur. Analyse fort réaliste de l'énamoration. Le Beau est ce qui brille, mais c'est le sujet qui le crée de toutes pièces dans l'hallucination de son désir.

Toute cette analyse repose sur un préalable rarement examiné : le désir s'originerait du manque, donc d'une Faille originelle. Dans le Banquet de Platon, avant l'intervention de Socrate qui précisément définit le désir philosophique comme recherche du Bien manquant, intervient Aristophane qui nous pond une singulière histoire mythologique. Dans les temps anciens, craignant que les hommes négligent les autels et oublient les sacrifices, les dieux ont confié à Héphaistos, le dieu forgeron, le soin de couper en deux ces créatures étranges qui possédaient quatre bras et quatre jambes, complets en soi et autosuffisants, créant de la sorte la race humaine actuelle, où chacun, privé de la moitié correspondante, s'en va de par le monde à la recherche de cette partie qui lui manque. La vie humaine est marquée du sceau de la division, de la séparation, et du désir de complétude. Ce n'est qu'un mythe direz-vous, mais il exprime une réalité psychique difficile à contester : l'existence d'une Faille dans la psyché. Mais toute la question est de savoir si cette faille est une donnée réelle ou imaginaire. Un fait ou un fantasme.

On peut répondre que cette question est sans véritable intérêt s'il est patent que la chose fonctionne de toute manière. Chacun ne va-t-il pas, en effet, courir, qui après les biens et la richesse, qui vers le pouvoir, qui vers les joies d'Aphrodite, comme si un malin génie, fort peu cartésien au demeurant, s'emparait de l'âme des hommes pour y instiller le poison de l'insatisfaction, le faisant soudain se démener en tous sens comme un enragé, lui faisant miroiter des merveilles, l'une après l'autre, dans un ballet fantasque et fantastique, où chacun balance de la souffrance à l'ennui, et de l'ennui à la souffrance (Schopenhauer). C'est là le tableau réaliste, incontestable, de la conduite humaine. Le désir semble en effet s'originer d'une faille, se vivre comme manque, se projeter comme conquête, se déplacer sans fin d'un objet à l'autre, selon la logique délirante d'une métonymie perpétuelle et proprement insensée.

Il est curieux que cette analyse apparaisse à l'époque de Platon, que depuis lors elle fasse autorité, notamment chez les psychanalystes, malgré les protestations de Spinoza et de Nietzsche qui tous deux, et presque les seuls, ont tenté de définir le désir comme expressivité affirmative de la puissance d'exister. Mais la question de fond demeure : le désir est-il une création de l'imaginaire, sa "forme" structurelle invincible arc-boutée sur le fantasme - ou bien l'expression de la puissance vitale, l'"en-ergeia" fondamentale du vivant humain? Remarquons d'abord que les dits Antésocratiques ne parlent guère du désir, situent l'existence humaine dans une tout autre sphère, entre l'animalité et la divinité, comme entre-deux, non pas entre moi et ce qui me manque, mais entre le mortel et l'immortel. Je ne sais trop les implications de cette philosophie-là, mais je constate simplement qu'on peut penser autrement. Et je retrouve le même argument pour la pensée hindoue et chinoise, notamment Taoïste : on n' y cherche nullement le bon-heur, la rencontre merveilleuse qui étancherait notre soif, mais on s'efforce de coïncider avec le mouvement universel, le grand Tao, ou le Dharma. C'est une psychologie tout autre, avec des présupposés et des objectifs tout autres. Peut-être en faut-il passer par là pour se donner un accès aux pensées d'un Anaximandre, d'un Héraclite, d'un Empédocle. Autre métaphysique, autre psychologie : en quoi seraient-elles inférieures, "pré-logiques", et négligeables?

On dira : ils n'avaient pas exploré la question du manque, obnibulés par l'illusion mystique. Comment savoir? Je tenais simplement à faire voire que nos conceptions à nous n'ont rien d"universel, qu'elles sont inscrites dans une culture, qu'elles apparaissent à un moment donné, et que rien, sinon les préjugés, nous interdit de les réexaminer. Reprenant la question à son début je remarquerai d'abord que le réel ne manque de rien. La nature est la nature, en soi et par soi. Le manque est une catégorie de la conscience, une représentation. La conscience fait une divison dans le réel, distinguant d'un côté ce qui est présent, de l'autre ce qui est absent, pour moi, non dans l'ordre du réel, mais dans le champ du souhaitable. C'est évident pour les besoins, puisque je suis un vivant qui doit restaurer son métabolisme. Est-ce vrai du désir? Ce que je désire existe-t-il? Est-ce une réalité comme une autre, disposée à la surface absolue des choses de ce monde? Le sein que je désire est d'un côté un objet réel, source de nourriture, et de l'autre un objet fantasmatique, une hallucination. Notre drame est que nous hallucinons plus que nous ne percevons (Voire Freud et Mélanie Klein). Nous savons aussi qu'il est impossible de séparer radicalement les deux plans, et que l'enfant ne se nourrirait pas s'il était réduit à la pure perception. L'imaginaire, donc, contribue au maintien de la vie, offre une sorte d'étayage au besoin et contribue puissamment au développement instinctuel. On en conclura que le sujet humain ne peut se passer ni de l'hallucination, ni du fantasme, ni de l'imaginaire.

Comment, dès lors, faut-il entendre les recommandations des Epicure, Chrysippe, Diogène et autres qui tous nous invitent à la tempérance, voire au dénuement naturel? De nous méfier du désir et des passions, au point, parfois, de chanter les vertus du pur état de nature (Diogène)? L'Ataraxie c'est l'absence de troubles psychiques. On a cru que cela signifiait une éradication du désir, qui entraînerait à sa suite un état de béatitude. Si le désir est souffrance, sa suppression est suppression de la souffrance. C'est là un faux calcul. Ce qui en résulte n'est pas l'ataraxie, mais l'ennui, voire l'acédie ou la dépression. Donc l'ataraxie n'est pas la suppression du désir, mais sa régulation sous le criterium du plaisir constitutif. Les bouddhistes mahayâna avertissent : ne vous transformez pas en pierre, ne cherchez pas la suppression de la pensée, laissez venir la libre pensée sans intentionnalité qui est, en nous, la lumière naturelle de l'esprit.

Mon avis est qu'il est impossible de changer la nature humaine, que l'être humain est, d'un côté, capable de perception et d'intelligence, d'accueil au réel, et, de l'autre, indéfectiblement rivé à sa propension imaginaire. Prétendre le guérir de ses fantasmes c'est le tuer. Que le manque soit imaginaire ou réel est au fond sans conséquence pratique - hormis le cas exceptionnel de la mélancolie. Métaphysiquement je dirai qu'il est imaginaire, que le réel ne manque de rien et qu'à tout prendre nous ne désirons rien, puisque par hypothèse le désir n'est que vent et fumée, que l'objet est un leurre et que vivre c'est se leurrer sans remède. Psychologiquement je dirai que nous vivons d'illusions, que rien ne permet de vivre autrement, et que c'est une illusion funeste de prétendre vivre sans illusion. Il faut faire avec ce que nous sommes, à défaut d'être des saints ou des anges. Mais pour autant le programme de la sagesse pratique n'est pas nul : hygiène physique et mentale, réflexion, examen critique, méditation, conversation entre amis, culture du Jardin, intérieur et extérieur. Et si tout cela échoue - cela arrive, hélas - pourquoi ne pas demander à la médecine de quoi nous sustenter dans l'affliction, de réduire la douleur, et de rendre la vie supportable?

 

 

 

5 Dette imaginaire

 

 

 

Le Boddhisatva fait voeu de renoncer au nirvâna tant qu'il restera la moindre brindille qui n'ait atteint la libération. Gageons qu'il attendra indéfiniment. Encore qu'il soit sans doute plus facile à la brindille qu'à l'homme de gagner l'autre rive!

Que penser de tous ces esprits qui prétendent sauver le monde? C'est se charger d'une bien lourde tâche. C'est se donner bien de l'importance. L'illimité n'est pas de notre nature. Ceux-là, visant l'illimité, s'attribuent la toute-puissance imaginaire. Je n'aime pas que l'on prenne en charge ma prétendue infirmité, que l'on veuille me sauver malgré moi. Je leur dis : "Laissez-moi tel que je suis, car si je suis imparfait et impotent j'ai au moins le mérite de l'être par moi-même. Je ne veux pas vous devoir un salut que je ne convoite pas. Sous prétexte d'amour vous projetez de m'enchaîner. Qui donc êtes-vous pour savoir ce qui convient à tel ou tel"?

Libérons-nous des libérateurs!

Montaigne a su circonscrire scrupuleusement l'extension de la moralité. Rompant avec la morale infinitiste du christianisme (on n'en fait jamais assez si l'on veut vivre à l'image de Dieu) il stipule en toute simplicité, que lui, Michel de Montaigne, se contentera de faire selon ses propres possibilités, respectant les limites de sa nature, sans rivaliser avec les héros et les sages. Travailler à s'amender soi-même, et vivre content.

Le pire fléau c'est de se donner une dette imaginaire, je dis bien se donner, forçant sur le paradoxe, car qui donc demande l'impossible, si ce n'est le sujet lui-même s'attribuant une capacité plus qu'humaine? Derrière la bonne volonté apparente, les proclamations d'amour désintéressé, comment ne pas apercevoir une gigantesque vanité, un narcissisme mégalomaniaque : "Je suis celui qui te manque, je suis cet Autre que tu désires sans le savoir, je suis la vérité et la vie".

A l'impossible nul n'est tenu. Ne cherchons pas les coupables hors de nous. On peut toujours incriminer autrui, chercher des fautifs, la société, la religion, l'éducation. Mais tout le tort est de croire, de ne pas juger, de ne pas examiner, de ne pas expérimenter, sans parti pris, sans concession. Et l'on verra que l'essentiel de la faute nous revient, de ce que nous avons manqué d'à propos, idolâtrant et courbant l'échine là où il fallait se redresser. Une croyance ne devient pernicieuse qu'avec notre concours, au prix de notre relâchement.

Les parents ne donnent pas la vie, ils transmettent ce qu'ils ont reçu, de leurs parents, de leurs arrière-parents, et plus loin encore, de la nature, de la terre et des étoiles. Nul n'est dépositaire d'un bien aussi précieux. Et nous jugerons librement s'il est souhaitable ou non de transmettre à notre tour. Quoi? La vie? Peut-être. Mais aussi le langage, la culture, l'esprit, tout ce qui fait le prix de l'humanité. Ce don, qui n'est qu'un prêt, en sommes-nous l'auteur? Nullement. C'est beaucoup si nous sommes capables d'introduire une modeste dérivation, un petit écart créatif. Encore que ce ne soit jamais une création ex nihilo, mais l'humble procréation née d'une rencontre insolite entre nous et l'événement. C'est peu mais cela suffit.

 

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Boddhisatva : héros de l'Eveil selon la doctrine du Mahayana, "Grand Véhicule" bouddhiste, qui remplace l'ancien idéal du saint (Petit véhicule), en mettant l'accent sur la compassion universelle.

 

 

 

6 Deux logiques

 

 

 

Descartes, dans le "Discours de la Méthode" (troisième partie, sur la morale provisoire) se propose de ne rien désirer à l'avenir qu'il ne puise obtenir, entendons qu'il veut restreindre le désir à ce que son entendement lui présente comme réalisable, excluant tout le reste comme impossible. Remarque sage en apparence, mais tout à fait irréaliste. Où voit-on que l'entendement suffise à réduire les désirs, à écarter sans conteste ce qui nous charme, nous séduit, nous enrôle dans les appas de l'imaginaire? C'est méconnaître la nature même du désir qui tire son efficace, sa puissance et son excès des sources les plus profondes et obscures de la conscience, ou plutôt de l'inconscient. Si l'entendement suffisait à nous rendre sages et contents cela se saurait. Mais tout conspire à démontrer le contraire. Cette constatation, fort banale au demeurant, invite à plus de prudence, et surtout à un nouvel examen des rapports complexes entre l'imaginaire, dont le désir tire sa source, et la réalité. Descartes rêve d'une adéquation entre le désir et la réalité (ne désirer que le réalisable), mais cette adéquation est une illusion, perpétuellement contredite par les faits.

Deux cas de figure sont à examiner : le ratage par défaut, la déroute par excès.

Le premier cas est le plus fréquent, c'est presque la norme. Posons une droite AB d'une certaine longueur, représentant le champ du désir. En fait il faudrait dire : entre A (point d'origine) et l'infini, puisque nos désirs sont illimités. Puis une deuxième droite, plus courte, (a' b') représentant la réalité obtenue. Pourquoi plus courte? Parce que la réalité obtenue, satisfaisante au premier moment, se révèle vite imparfaite, faisant apparaître un manque, un reste, qui relance mécaniquement la dynamique désirante. Je rêvais d'une maison, je l'achète, je l'aménage à mon goût, je suis content. Puis je vois que le salon est trop sombre, l'évier incommode, le jardin trop petit. Je fais de nouveaux travaux. Je suis content. Mais voici qu'il me faut une pièce de plus pour mes loisirs. Et cela recommence. Ou alors je déplace mon désir vers les voyages. Et ainsi de suite. Entre le champ du désir et celui de la réalité s'ouvre une brèche : c'est, métaphoriquement ce petit (a) désignant le n'importe quoi qui manque, ce rien qui est toujours quelque chose, objet sans cesse convoité, raté, renaissant, de mon désir.

Disons que la réalité impose une privation, que la douleur de l'insatisfaction est vécue comme frustration. La plupart s'en plaignent, mais aussi en jouissent, puisque par là ils se donnent le sentiment de vivre. La vraie solution n'est pas de prétendre magiquement (Descartes) ramener l'illimité du désir à la limite imposée par la réalité - puisque c'est impossible - ni de courir en frénésie pour rattraper le mirage, mais de considérer placidement les faits, de prendre acte, de comprendre, et d'accepter. L'insatisfaction n'est ni factuelle ni circonstancielle, elle est structurelle. Il y a dans le psychisme humain une dimension d'illimité qui s'appelle l'imaginaire, une soif qu'aucune réalité ne saurait étancher, qui inspire les actes les plus fous, les délires les plus extravagants, les espérances les plus vaines. Le désir est le désir : il est d'une logique autre, étrangère à l'entendement, d'une inépuisable fécondité, que l'on peut diriger vers le pire ou le meilleur, qui inspire les arts et les artistes, qui produit les rêves et les rêveries, à jamais éloignée de la réalité comme telle. Réfléchissons : quand nous disons vouloir réaliser nos fantasmes que disons-nous? N'est-ce pas là une contradiction dans les termes si toute réalisation abolit sur le champ l'imaginaire en tant que tel? Ce que je trouve est toujours autre chose que ce que j'espère, non par quelque différence de quantité ou de qualité, mais parce que la perception est par nature différente de l'imagination.

La Grèce que je rêvais, je ne l'ai trouvée ni à Athènes ni à Corinthe, j'ai trouvé tout autre chose, pas forcément moindre, mais autre chose.

Prendre acte de cette différence structurelle, c'est accepter que le désir soit de sa nature irréductible à la réalité, que je puis désirer, non pas une impossible extinction du désir, ni sa réalisation plénière et intégrale, mais sa perpétuation à l'infini : un désir qui demeure désir, comme une étoile brillante au fond de la nuit.

Le second cas mérite également notre attention. Ici c'est la réalité qui excède absolument et soudainement toutes nos représentations. Ce qui surgit n'était pas désiré, pas même imaginé : c'est une fracture brutale, une déchirure du moi, vécue dans l'émerveillement, et plus souvent dans l'angoisse. C'est Hegel saisi de stupeur devant le Mont Blanc, et disant : "es ist so "- c'est ainsi! Et en effet c'est ainsi, au delà de tout ce que le bon Hegel pouvait imaginer. C'est Schopenhauer épouvanté devant le spectacle de la douleur du monde, ces bagnards de Toulon verrouillés à leurs chaînes jusqu'à ce que mort s'en suive, c'est l'infinie misère du peuple, c'est la vision horrifique de la répétition universelle, dans le crime, la haine et le sang. C'est, plus près de nous, l'accident stupide qui emporte un proche, bref c'est le réel. Car ici ne parlons plus de réalité mais de réel, puisque, ce qui surgit ainsi, c'est précisément ce que nulle représentation n'avait anticipé, et qui frappe comme un coup de poing en pleine figure.

Ici la logique du désir est totalement renversée. Il n'est nullement question de superposer le désir et la réalité. Nous sommes dans le réel pur. Je considère, quant à moi, que c'est par cette expérience, aussi déroutante et effrayante soit-elle, que nous entrons proprement dans le champ du philosopher. Bouddha rencontrant soudain la vieillesse, la douleur, la maladie et la mort. D'où la recherche, puis l'Eveil.

En somme il y a le désir, indestructible, irréductible, jamais complètement satisfait, toujours renaissant comme l'Eros platonicien. Et puis il y a la réalité, connue ou inconnue, à laquelle nous sommes contraints de nous mesurer, avec cet écart insurmontable entre les deux ordres. Ecart mais non opposition absolue, puisque nous agissons sur la réalité, nous la remodelons par la création et le travail - sans épuiser pour autant la source désirante. Et puis il y a le réel, dont la réalité est une trompeuse image, qui échappe de nature à nos prévisions et à nos manigances, excédant notre représentation, nous forçant à des remaniements, qui contribuent à enrichir la vision de la réalité - sans que, ici non plus, il ne puisse y avoir adéquation entre les deux.

Pactiser avec le désir, y voir la source, y boire sans perdre la raison, se tenir dans la réalité morcelée du monde, sans illusion mais sans haine, et puis, c'est essentiel, faire place, dans une conscience éveillée, à la vérité, c'est à dire à ce tout autre, qui est tout, et que nous appelons le réel.

 

 

 

7 La Réalité

 

 

Qu'appelons-nous "réalité"? Cela paraît trop évident pour qu'on s'y arrête. Mais il en est de la réalité comme du temps, dont Augustin disait qu'il savait bien ce qu'il était tant qu'on ne lui en demandait pas une définition. Nous avons un sentiment naturel de la réalité lorsque nous sommes éveillés, conscients, lucides, mais il suffit du moindre trouble de l'âme pour que cette tranquille assurance se mette à vaciller, nous jetant dans d'interminables incertitudes. D'autant que le rêve lui-même ajoute à notre trouble, nous présentant comme assurée et indubitable une kyrielle de situations parfaitement extravagantes. C'est au réveil que nos prenons la mesure de notre aveuglement : "bah! ce n'était qu'un rêve, pas la peine de s'inquiéter". Ce fameux sentiment de réalité est si souvent pris en défaut qu'il se révèle peu fiable. Mais alors, faut-il croire que nous rêvons tout éveillés, et que, comme le dit le poète, "la vie est le songe d'un songe" ?

Réalité renvoie à « res », la chose. La réalité est le monde des choses par opposition aux affects, aux opinions, aux idées. D'où la notion commune de réalité matérielle : la terre, les arbres, une table, un crayon, un litre de vin. Cela se touche, cela se sent, se perçoit, pèse, résiste, se transforme, se casse, mais dans tous les cas cela oppose un quantum de force aux forces que je peux déployer pour les saisir, les déplacer, les modifier, ou même les penser. La chose est en dehors de moi, présentant une sorte d'inertie, de densité insondable, ou de mouvement irrépressible, qui me persuadent que j'en ignore la nature intime, la secrète puissance. Je suis face à la chose, elle est face à moi, elle ne sera jamais moi, je ne serai jamais elle. Cette hétérogénéité constitue la chose en tant que telle, qui ne disparaîtrait que dans le cas d'une absorption totale de la chose en moi, ou dans mon annihilation en elle. La réalité de la chose tient dans le fait que la chose me résiste.

Dans l'imaginaire je peux traverser les murs, d'un souffle renverser les montages, vider les océans. Dans la réalité c'est impossible. Voilà un critère sérieux. Dans le feu de ma passion je cours, je me précipite, je dévale les escaliers, et voilà que je dérape, je me foule la cheville : voilà, indéniablement, qui est concret, perceptible et réel. C'est dans ce sens qu' Epicure soutenait que le vrai est le réel sensible.

En allemand perception se dit : wahrnehmung, littéralement "prise de vrai". Percevoir c'est tenir pour vrai, attribuer à la chose ou à la situation un caractère de vérité. La chose ne trompe pas, du moins c'est la conviction commune, qui repose sur des millénaires d'expériences répétées et incontestables. Disons que cette assurance se justifie dans le domaine de l'action pratique et des conventions langagières. Elle ne tient pas dans le cadre de la recherche scientifique, laquelle se soutient d'une toute autre exigence.

Possède une réalité ce que le langage et la convention posent comme tel. La conviction personnelle ne suffit pas, et en cas de doute je demande confirmation à l'autre : "pince-moi, dis moi que je ne rêve pas". J'attends de l'autre qu'il me rassure sur mon bon sens, me délivre du soupçon de délire. Si nous sommes deux, et plus encore, à voir la même chose, je supposerai que cette tranquille communion de pensée fournira un critère suffisant. Sauf à supposer que nous délirons de conserve.

Serait réalité ce qui se mesure dans le concret comme possédant une existence avérée et confirmée par la convention commune déposée dans le langage commun. Cette définition peut à la rigueur tenir pour la réalité matérielle, mais qu'en est-il des affects, opinions, idées? Elles ont bien une sorte de réalité puisqu'elles produisent des effets, comme les passions, ou des actions. Freud, fort justement, distinguait la réalité (matérielle) de l'effectivité (psychique), employant respectivement le terme de Realität pour l'une et de Wirklichkeit pour l'autre. "Prenez vos désirs pour des réalités" disait-on en mai 68. C'est ce que nous faisons le plus ordinairement, et sans le savoir. Tout le problème est de ne pas confondre les deux ordres. Par exemple : l'enfant est longtemps persuadé de la toute puissance des idées, sous-estimant le poids spécifique de la réalité matérielle. L'adulte apprend que le désir est une chose et la réalité une autre. Il s'est structuré psychiquement en distinguant le principe de réalité du principe de plaisir. Un désir n'est efficace, ne peut agir sur la réalité qu'en tenant compte des lois de la réalité : agir sur la réalité en s'y soumettant. Si je veux construire un pont il me faut du matériau.

L'homme est ainsi divisé en lui-même entre la puissance du désir - réalité psychique - et la nécessité de s'adapter à la puissance de la réalité (matérielle). A quoi s'ajoute encore la puissance de la réalité sociale, coutumes, règlements, interdictions, obligations, rites, traditions culturelles. Réalité à la fois extérieure et contraignante comme la réalité matérielle, et pourtant mobile, évolutive, transformable, amendable, dans le meilleur des cas. Ajoutons, pour ne pas simplifier les choses, qu'elle est largement intériorisée jusqu'à se confondre en partie à la réalité psychique, sous les espèces du Moi socialisé et du Surmoi. La vie psychique est de la sorte elle-même divisée entre l'effectivité du désir et l'effectivité de la norme sociale.

S'il y a diverses formes de réalité, comment s'y retrouver? Si la réalité est tantôt matérielle, tantôt psychique, tantôt sociale, il faut bien reconnaître que ce n'est pas au même titre. Si nos idées et nos désirs ont une certaine réalité, celle-ci ne va jamais sans un coefficient plus ou moins grand d'imaginaire. De même évidemment pour la dite réalité sociale, qui repose sur des représentations et des valeurs parfaitement contestables, mais impérieuses. Je peux toujours contester les décisions d'un procès, reste que si je suis condamné c'est toute la réalité de la peine qui tombe sur moi. Si bien qu'au bout du compte, de quelque manière que l'on prenne le problème, la vraie et seule réalité incontestable est celle de la chose, l'extériorité irréductible de ce qui existe en dehors de nous, comme fait massif, résistance, hétérogénéité absolue, c'est à dire le réel comme tel.

 

 

 

 

 8 Ombre et lumière

 

 

 

 

Pindare : "l'homme est le rêve d'une ombre". Ombre qui rêve d'une existence accomplie à l'image des dieux incorruptibles et bienheureux, et qui n'est que l'ombre du rêve.

Mais toute ombre, en sa face tremblante et fugitive, révèle la lumière qui, par contraste, la constitue. Pas d'ombre sans lumière, sans son versant solaire. Pour les Grecs il y a un accord secret et nécessaire entre les dieux - Theoi : les Lumineux - et les mortels, "nés tous deux de la même mère", la nature omni-enveloppante. C'est d'un même mouvement qu'ils naissent et qu'ils procèdent, comme l'ombre et la lumière. L'homme rêve le dieu comme un double glorieux, et le dieu exprime dans l'homme sa face d'ombre et de finitude. Ainsi il est de la nature de Zeus de s'accointer avec des mortelles et de concevoir : la séparation entre les deux genres n'est pas absolue, d'où la naissance d'hybrides, comme ce Dionysos, fils de Zeus et de Sémélé, dieu qui naît et qui meurt, pour renaître encore. Il y aura une histoire des dieux comme ii y a une histoire des hommes, histoire double, la même histoire.

Et en tout homme ce double aspect, soleil et lune, lumière et ombre, logos et pathos. Cette force incompressible du rêve, et la césure brûlante du réel. Nous ne pouvons cesser de rêver et dans le même temps de nous plier à la nécessité. De vivre pour l'immortalité et de vivre selon l'ordre du temps, ce maître impitoyable.

Je ne suis pas sûr que l'humanité ait beaucoup gagné à inventer un dieu unique, créateur et transcendant, concentrant en sa substance éternelle et toute puissante ce qui faisait la magie des dieux antiques. Une telle monstruosité logique ne pouvait que périr de sa propre hypertrophie. Et ainsi se propagea le désenchantement : " tout à la fin il ne reste que le désert". (Murakami : "Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil").

Le polythéisme avait l'immense mérite de faire chanter les forces de la nature, multiples et contradictoires, dans un gigantesque poème où l'homme pouvait reconnaître les figures mobiles et contrastées de son âme. Toutes les raisons, toutes les passions, eros et thanatos, jour et nuit, ombre et lumière, toutes les pensées, tous les affects, tous les rêves trouvaient quelque répondant glorieux dans la destinée des dieux. L'ombre trouvait son rêve et l'âme son destin. Et l'homme n'était pas seul.

Bien sûr ces formes antiques ont perdu pour nous toute signification. "Leur manière (des anciens) est trop éloignée de nous" disait Hölderlin. Nous ne réenchanterons le monde qu'en nous réenchantant nous-mêmes.

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