Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 056 089
20 août 2015

CHAP VIII - Du CORPS

 

 

 

                       CHAPITRE HUIT : Du CORPS

 

 TABLE

1 Corps pulsionnel

2 Observation du corps

3 Pluralisme corporel

4 L'Avant et l'arrière

5 Représentation et réel 

6 Le corps réel

7  Le ça : Groddeck

8 Flux 

9 L'heure de la sensation vraie

10 Sexualité

11 Instinct et institution

12 Santé

13 La danse de la déesse

 

 

 

 

1 Corps pulsionnel

 

 

 

Je me suis expliqué plusieurs fois, et rudement, avec certains psychanalystes, surtout lacaniens pour les nommer, dont j'ai vertement critiqué l'idéologie anti-corporelle. C'est à croire, à les entendre, que le "signifiant" commande toute la vie, au mépris des évidences les plus criantes. Il faut être immergé dans un dogmatisme sectaire pour ne pas se rebuffer devant certaines allégations proprement ridicules comme celle-ci, de Françoise Dolto, paix à son âme : " Tout est langage". Ou, de Lacan : "le sujet est un signifiant pour un autre signifiant". Ou: ' "L 'inconscient est structuré comme un langage". Tout cela sent le jésuite à mille lieues, le christianisme paulinien et le platonisme ascétique.

Revenons plutôt à la phrase de Spinoza : "Nous ne savons pas ce que peut un corps". Nietzsche approfondira cette question en remarquant que ce qui fait la pathologie humaine c'est qu'un corps est séparé de ce qu'il peut, en d'autres termes que le corps, dans sa puissance initiale d'exister, se voit contraint, corseté, mutilé par toutes sortes de forces adverses et étrangères qui le privent de l'expression naturelle de sa puissance : violence, répression des instincts vitaux, culpabilisation, passions tristes entretenues par les dévots et les prêtres, émotions négatives, exigences culturelles démesurées. Le premier Freud, celui qui découvre et théorise la nature des pulsions ne dira pas autre chose.  

La grande leçon de ce jeune Freud (par opposition à un Freud plus tardif, assez conventionnel et bourgeois, avouons-le) c'est que la pulsion est d'origine somatique. C'est bien dans le corps qu'il faut chercher l'énergie pulsionnelle, la source absolue de toute puissance de vie. Etouffez le corps, et vous ne serez plus indisposé par vos désirs sexuels. On sait bien que c'est la recette de l'ascétisme :  mortifications, jeûnes interminables, macérations morbides et au bout de quelque temps vous serez si amorphes que votre corps vous apparaîtra comme une charogne. Notons que dans la mélancolie ceci se passe pour ainsi dire de soi même : le sujet, ayant intériorisé la culpabilité et le remords sans cause se laisse mourir, ou se suicide. On retrouve la fameuse acédie des moines, forme déguisée et vénérable de masochisme généralisé.

La source de la pulsion, c'est le corps. Quel corps? Eh bien avant tout le corps des organes, des muscles, des nerfs, du coeur, des poumons, de la bouche, de l'estomac, bref le corps anatomique et physiologique. La santé c'est aussi un régime de la pulsion, et pas seulement du besoin. Et puis ce corps sera progressivement érotisé par les soins corporels, par une bouche maternelle, une main maternelle, une voix, une chaleur, la présence d'un corps bien réel, celui de la mère. Il faudra attendre les travaux de Winnicott pour qu'on s'aperçoive à nouveau que le petit homme est d'abord une chair palpitante et désirante entre les mains palpitantes et désirantes d'une mère! Winnicott découvre la nécessité du handling (le toucher manuel, la tenue du corps, la maintenance d'un organisme vivant et sentant) puis du holding (le balancement, le bercement, les stimulations multiples de la peau, de la voix, des zones érogènes, bouche, pénis ou lèvres, anus, yeux, oreilles, nez, cuir chevelu, et finalement la totalité du corps comme surface d'enregistrement sensoriel, d'échanges vivants et palpitants. Privez un enfant de tout ceci, vous fabriquez un monstre, comme on le voit dans le roman de Süsskind : Le Parfum. Ou alors un phobique, un abandonnique, un borderline. Ainsi se forme une conjonction primitive du corps anatomique-physiologique et du corps de plaisir (pulsionnel). Et nous voyons que c'est largement l'oeuvre de la mère, cette première et inoubliable amante, dont le sourire hante les rêves de certains artistes, comme Léonard! N'oublions pas pour autant cet "autre sans seins" qu'est le père ou le compagnon, et dont l'action affective et symbolique détermine en partie l'attitude maternelle.

Le corps : source de la pulsion. Mais aussi objet de la pulsion, sous forme de "pulsions partielles", par exemple le suçotement buccal du nourrisson qui isole une zone pulsionnelle et y trouve une évidente satisfaction. Les zones érogènes, ouvertes et sensibilisées par l'action maternelle, vont devenir une à une des zones de plaisir auto-érotique, dans une sorte de masturbation primitive, plaisir d'organes, auquel l'enfant renoncera très difficilement, voir pas du tout. Qui n'a rencontré des suçoteurs très âgés, ne serait-ce que sous la forme de cette tétine tardive qu'est la bouteille ou le mégot. Origine de l'alcoolisme, du tabagisme, des addictions orales? Ou anales? Ou péniennes, ou vaginales, ou clitoridiennes ou mamaires, et tout ce qu'on voudra, des petits pieds bandés aux "aborigènes à plateaux". Du corps part la pulsion, au corps elle revient, stimulant interminablement des zones privilégiées, y creusant un sillon de plaisir plus cher que la vie peut-être.

La pulsion décrit une courbe. Elle vient du corps, elle retourne au corps. Est-ce le même corps? Evidemment, et pas du tout. Le corps-source est un corps de désir. Le corps-objet est une source de satisfaction. Entre les deux un trajet, pulsionnel précisément. Et c'est dans ce trajet que se produit l'action culturelle, l'intervention du langage. "Ne suce plus ce vilain pouce si tu veux grandir" ou  : "La masturbation rend sourd, aveugle, impuissant et condamne au feu éternel de l'enfer!". Que n' a-t-on inventé pour détourner la pulsion de sa marche naturelle, la brider, la briser, la retourner contre elle même, en fabriquant les conditions idéales de la pathologie. Par exemple ce Schreber, célèbre pédagogue du XIX, qui recommande aux parents de ficeler l'enfant pour la nuit, afin de lui éviter des attouchements coupables. L'histoire de la répression sexuelle est édifiante, plus édifiante que l'histoire des rois de France!

On dira, évidemment, que certains interdits sont indispensables. Certainement. Mais à quel âge? Et surtout, selon quelle logique, au service de quelle force culturelle? J'ai connu les forces réactives et culpabilisantes du christianisme d'Eglise. Avant de dormir il fallait se poser cette question: "Suis-je en état de péché mortel? Si oui, en dormant je peux mourir, et me retrouver en Enfer pour expier mes péchés de chair". Vous imaginez ce que cela produit au bout de treize ou quarante ans? Cela dit, certaines idéologies contemporaines ne valent pas mieux. Et je crois subodorer dans l'idéologie actuelle des relents de jésuitisme moral, d'ascétisme morbide déplacé sur la scène économique. Idéologie universelle du travail, de la rentabilité, du productivisme aveugle qui ne sont que d'autres formes de répression sociale. Même la psychiatrie se déshumanise irréversiblement vers un étiquetage impitoyable des pathologies, une morale de reprise de traval avant tout, un glissement sournois vers la normopathie générale. Michel Foucault, réveillez-nous!

On objectera peut-être que l'heure n'est pas au divertissement. L'a-t-elle jamais été? J'ai assez vécu pour pouvoir comparer plusieurs époques entre la dernière guerre et la globalisation actuelle. J'ai cru, jeune, que ce monde pouvait être moins ennuyeux, moins triste et débile. C'est tout le contraire qui se passe. Dans nos sociétés on confond le corps avec l'image du corps. Tout est récupéré en termes d'images : minceur, hygiénisme, opérations de chirurgie esthétique, dressage impitoyable des silhouettes et des attitudes, obsession de la beauté frelatée, désincarnée, hygiénisée, anémiée, anorexique du top-modèle, alors que la sexualité, tant vantée et débridée, paraît-il, s'exhibe dans une indifférence croissante. Trop d'images. Trop de cérébralité, de "machine à jouir" quand les corps s'épuisent et se taisent, hors les grognements et les bogborygmes de la souffrance commune, dont on ne sait plus si c'est celle des âmes ou des corps! Ce qui est sûr par contre, c'est que les cabinets des psychiatres sont pleins, les HP surchargés et inaptes à traiter, que les prisons recèlent plus de psychotiques que de criminels, et que tout va pour le mieux madame la marquise!

Petite énigme pour finir (ou ne pas finir) : Voici quatre propositions. Laquelle préférez-vous?

Travailler plus pour gagner plus

Travailler plus pour gagner moins

Travailler moins pour gagner plus

Travailler moins pour gagner moins

Décidément le travail est la meilleure des polices (Nietzsche). Le drame c'est que peu de gens peuvent vivre sans travailler. Mais aussi, pourquoi penser qu'il n'est pas d'autres formes d'activité que le travail?

 

 

 

 

2 Observation du corps

 

 

 

 

Qui a dit : "C'est dans ce corps long de cinq coudées que je trouverai le monde, l'origine du monde, la cessation du monde et le sentier qui mène à la cessation du monde"?

Gageons que ce n'est pas un penseur occidental, et même le sublime Epicure, si soucieux de la santé et de l'équilibre du corps n'est allé jusque là.

Le corps et non l'esprit, l'âme, ou le moi, et le soi encore moins. Car l'esprit est comme un singe qui saute de branche en branche. Et l'âme est introuvable, le moi illusoire et le soi une chimère. Non, de quelque côté qu'on se tourne, seul le corps fournit une assise solide pour l'examen de la réalité.

Faut-il en conclure que l'esprit n'existe pas? Certes non, mais il faut examiner le corps dans le corps, les états et mouvements du corps dans le corps, l'esprit en relation avec le corps, les états et mouvements de l'esprit en relation avec le corps. D'où une attention soutenue à la sensation, car la sensation est une modification qui se produit dans le corps et qui, du même mouvement, affecte l'esprit : j'ai froid, cela ne se peut dire que si ma peau est stimulée par l'excitation, que si les nerfs transmettent la stimulation et que le cerveau élabore cette stimulation en sensation locale ou globale. C'est pourquoi toute méditation commence par l'observation minutieuse et accueillante des sensations. Hors de quoi nous ne saurons jamais rien, ni sur le corps ni sur le monde.

L'observation nous montre ce qu'est la sensation, comment elle naît, ce qu'elle provoque, plaisir, déplaisir ou état neutre, comment elle passe et disparaît. Nous découvrons ainsi que tout ce qui a pour nature d'apparaître a nécessairement pour nature de disparaître. Cela signifie que tout plaisir est éphémère, qu'il est vain d'en souhaiter la permanence, que l'état de bien-être subit la variation. De même pour la douleur, et c'est déjà une bonne nouvelle. Devenant attentifs aux processus sensoriels et perceptifs nous découvrons que nous avons un certain pouvoir qui résulte de la connaissance : considérant plaisir et déplaisir dans leur naissance et leur disparition, nous apprenons à nous en dissocier graduellement. Ce qui m'arrive est plaisant ou déplaisant mais j'en serai d'autant moins affecté que je les considérerai comme des phénomènes relatifs et impermanents. Je ne suis pas ce qui m'arrive, je ne suis pas cette tristesse qui vient, je l'observe et la laisse passer. C'est ainsi que l'on apprend à méditer.

C'est la respiration qui fait le lien du corps et de l'esprit. Cela se perçoit bien dans l'état de stress où l'agent stressant provoque d'un seul jet le trouble physiologique, la respiration saccadée et l'agitation mentale. Dans un stress relativement mineur il suffit de calmer la respiration pour rétablir l'équilibre, cela s'apprend, ou devrait s'apprendre dans tous les métiers qui imposent de se présenter devant un public : conférenciers, acteurs, professeurs, chanteurs etc. Apprendre à respirer calmement et profondément (respiration ventrale) est un préalable, et en soi une cure de santé physique et mentale. Tout pratiquant de Yoga ou de Relaxation sait cela. Et au delà c'est la clé d'une méditation complète, qui au delà du calme mental visera l'observation méthodique des sensations, perceptions, formations mentales et mouvements de la conscience.

Dans la citation ouvrant cette discussion Bouddha voulait signifier que c'est par l'observation du corps que l'on pourra comprendre "le monde" - mais je ne crois pas qu'il s'agisse du monde en soi, conçu comme Tout de la réalité, mais plus concrètement du monde de la souffrance : dukkha, les causes de dukkha, sa cessation, et les moyens de produire sa cessation. Bouddha a toujours découragé les spéculations sur l'univers, toutes inutiles, et inaptes à produire le seul résultat qui compte : la fin de la souffrance. Bouddha, comme Epicure, raisonne en médecin. D'abord le diagnostic : la souffrance ; puis l'analyse étiologique : les causes de la souffrance ; puis le but : la guérison ; enfin les remèdes. C'est toujours et encore l'exposition des Quatre Vérités Nobles - que l'on pourra mettre en parallèle avec le Tétrapharmakon d'Epicure : les quatre remèdes (les dieux ne sont pas à craindre, la mort n'est rien pour nous, le plaisir est facile à obtenir, la douleur peut se supporter). Chacun, dans cette affaire pourra choisir, selon sa complexion, entre le remède radical de Bouddha et la pharmacopée plus souriante d' Epicure.

L'essentiel, à mon sens, est de rétablir la position éminente du corps. Que dire de ces philosophes qui se font gloire de le mépriser, de le condamner? Cette aberration a vécu. Mais il en reste quelque chose, dans notre médecine même, dans notre psychiatrie qui en sont toujours encore à opposer le corps et le psychisme. J'imagine volontiers qu' Epicure n'eût pas désavoué l'usage des psychotropes pour soulager la douleur psychique. Encore cela n'est-il qu'un pis-aller, qui ne devrait pas oblitérer l'écoute du patient, l'accompagnement thérapeutique, la pratique artistique (art-thérapie), l'entretien philosophique et toute une gamme de pratiques somatopsychiques, respiration consciente, relaxation, yoga, méditation. - J'observe que certains psychiatres s'y mettent et proposent des séances de méditation à l'hôpital. C'est peut-être l'indice d'un heureux retour à l'évidence.

 

 

 

 

3 Pluralisme corporel

 

 

 

 

Depuis quelques jours je me pose une question étrange, si saugrenue qu'elle me fait douter moi-même de mon bon sens. Nous disons "mon corps" comme s'il allait de soi qu'il fût nôtre, et plus encore qu'il soit bien "un", essentiellement, indiscutablement. Il est vrai que le miroir, où l'on va se réasssurer chaque matin sur son intégrité personnelle, nous offre, à première vue, la séduisante impression de l'unité. C'est bien un corps que je vois, et dont je ne doute pas un instant qu'il soit "moi" en personne, en chair et en os, et nul autre que moi. Mais cette apparente vérité ne résiste pas longtemps à un examen plus approfondi. Passons sur les désagréments inévitables de l'âge, rides labourant la chair, yeux las et globuleux évoquant le basset plus que l'homo erectus, teint caverneux et tout le reste. Est-ce moi tel que je suis, tel que j'étais, ou tel que je serai? A quelle temporalité appartient donc cette image, à quelle période de ma vie? Tout à l'heure, rasé de frais, rincé et parfumé je pourrai à nouveau m'illusionner sur ma jouvence, un instant la croire éternelle, impérissable. Mais il y a pire.

Chacun sait les contorsions acrobatiques auxquelles il doit se livrer s'il veut percevoir d'un seul regard la totalité de son corps. Je vois le devant, non pas l'arrière, et si je veux voir le côté gauche je vois fort mal le droit. Et puis la droite, dans mon corps propre, passe à gauche dans l'image, ou plutôt oublie de se rectifier selon le vrai. Et puis il y a cette fixité du regard, qui dans l'effort de se saisir lui même, devient incommode, presque obscène, et m'oblige à faire des grimaces pour lui rendre un semblant de vie, à vrai dire plutôt grotesques. Je m'aperçois que je ne peux me regarder naturellement, sereinement, que toujours une intention, une sorte de fausseté principielle vient déranger, gauchir, infléchir, détourner le mouvement spontané de la vision, bref je ne puis me voir tel que je suis, je me vois me regardant et cela change tout.

Je ne me vois vraiment que par surprise, par exemple dans la vitrine d'un magasin, tout à fait par hasard, sans intention aucune, me demandant qui est celui que je vois, et, soudain me reconnaissant, je suis pris d'une sorte d'effroi, confinant à l'angoisse : inquiétante étrangeté!

Si je veux me voir je ne me vois pas, et si je me vois je ne me reconnais pas! Et quand je me reconnais je suis pris de vertige!

L'image semble une, lisse, continue, complète. Mais tout se passe comme si, ici, la perception était mensongère, gommait la vérité psychique, secrète, selon laquelle toute l'apparence spéculaire se construit autour d'un trou invisible, comme si une pièce centrale manquait à faire une totalité unifiante. Ce trou c'est le regard lui-même, qui, à la manière d'une pique, perfore l'ensemble, l'attirant dans une sorte de fond sans fond : hiatus, chaos, faille, béance, ouverture infinie. Ouverture sur l'angoisse, où toutes les formes se brouillent, s'en vont en fumée. Le corps, comme image, n'offre que l'illusion d'une forme finie, il s'en va en lambeaux dans le vortex de la faille.

Si l'image est un leurre, une parodie d'unité, le corps réel, je veux dire le corps comme somme d'organes, de processus, de fonctions, de systèmes, le corps organique et physiologique a-t-il, lui au moins, une unité? Forme-t-il "un" système unitaire? Est-il cohérent? Toutes ses parties constituantes contribuent-elles harmoniquement à la continuation du processus vital? Une heureuse et efficace hiérarchie des forces assure-t-elle l'équilibre et la santé de l'ensemble? Convenons que nous n'en savons rien. La santé est l'heureuse disposition collective et hiérarchique des forces, et, bien sûr, il nous arrive de nous sentir en bonne santé. Mais la sensation est-elle fiable? Dans un corps apparemment sain une secrète désorganisation est peut-être à l'oeuvre, dont nous ne savons rien, que nous ne percevons pas, et qui va nous emporter. "Nous ne savons pas ce que peut un corps", surtout si notre corps est une somme de corps, de systèmes relativement hétérogènes, dont le concours collectif et réglé est perpétuellement instable, de toutes parts menacé.

Considérer le corps comme une usine des corps, une constellation de corps : remarquons qu'il existe dans le corps divers systèmes (nerveux, respiratoire, digestif, musculaire, veineux, osseux, dermique etc) qui cohabitent, collaborent en principe, sous l'empire d'une régulation commune, mais à quoi tient cette collaboration, si le plus petit désordre peut emporter l'ensemble?

Plutôt que d'Un corps (au sens vulgaire d'unité corporelle) il faudrait parler d'états du corps - ou des corps - qui dépendent fondamentalement du rapport des forces internes : forces actives de puissance, d'agressivité, d'expression, forces réactives de régulation, d'adaptation, voire de contention et d'inhibition. Les pulsions qui ne peuvent s'exprimer font retour et contaminent le corps, cela se voit aisément dans les troubles dits psychosomatiques. On ne peut comprendre ces phénomènes dans une perspective purement physiologique, il faut les penser selon une logique dynamique : actions et réactions des forces. Pluralisme.

Nous n'avons pas un corps, mais des corps, ou plutôt nous sommes un agglomérat de corps, chacun vivant sa propre vie, en relation avec les autres, souvent en harmonie, mais bien souvent aussi en discorde, conflit et opposition. Comment ne pas évoquer Empédocle, qui décrit l'apparition de membres, d'organes, errant de ci de là sur la terre, à la recherche de membres et d'organes compatibles, avant de former des organismes viables, ou, monstres vagabonds, de dépérir :

"Comme les joues sans nuque en nombre germaient soudain ;

Les bras, sans armes, ballaient, veufs d'épaules :

Les yeux rôdaient, solitaires en quête de fronts."

Renversement : ce n'est pas une unité préalable qui commande l'apparition, la formation et l'ajointement des parties. C'est d'abord le hasard qui jette de ci de là des formes et des membres dont l'ajointement est possible, et nullement nécessaire. Ce qu'on appelle pompeusement la vie : jeu de hasard, jeu de l'enfant divin, royauté du hasard.

Se penser comme un agrégat d'agrégats, voilà qui n'est pas banal! On en tirera une éthique de la "formation", une askèsis de la configuration hiérarchique, pour rendre vivable cet ensemble, et si possible harmonique. Démocrite dira : une "euthumia".

 

 

 

 

 

4 L'Avant et l'Arrière

 

 

 

 

 

Chez l'animal le ventre est soigneusement protégé sous la masse osseuse et musculeuse du dos, quand une solide carapace ne recouvre pas tout le corps comme une forteresse ambulante. L'homme, se tenant droit, exhibe inévitablement toutes ses parties vitales, visage, cou, torse, coeur, plexus, estomac, ventre et jusqu'aux parties sexuelles, si vulnérables, chez la femme comme chez l'homme. De fait l'arrière est comme l'élément nuit, et l'avant l'élément jour. Dans certaines méditations chinoises on invite expressément le méditant à faire circuler l'énergie depuis le bas-ventre, par le méridien avant, jusqu'à la partie supérieure du palais, en inspir par exemple, puis de pratiquer un long expir depuis cette zone supérieure du palais en remontant vers le haut du crâne pour descendre lentement le long de la colonne vertébrale, jusqu'au périnée. On peut évidemment pratiquer l'inverse selon les effets que l'on veut obtenir. L'essentiel est de réunir les énergies yin et yang dans la grande circulation globale, unifiant l'avant et l'arrière autour de l'axe de la colonne.

Sur le plan érotique on constate une différence énorme entre la sensibilité extrême de l'avant du corps par rapport à l'arrière. La poitrine, les seins, la ceinture et les zones sexuelles évidemment font l'objet d'un surinvestissement libidinal, à croire que la peau n' a jamais été complètement cousue. Dans certains mythes hindous on nous explique que les dieux avaient tiré toute la surface de la peau disponible de l'arrière vers l'avant, mais qu'il manquait toujours quelque morceau de tissu pour refermer correctement le tout : il reste toujours des trous, comme la bouche, l'anus, le sexe (faut-il rappeler que sexe vient de section, sectionner) ou des cicatrices de trous, comme le nombril. Heureusement, un bout de peau supplétive, retourné à l'envers dans le trou féminin, pourrait figurer le vagin, et un autre bout roulé en avant pourrait figurer le pénis. Mais l'essentiel est de bien voir l'égalité des anatomies : sexe en creux ou sexe exhibé, c'est toujours un sexe, simple différence "géographique". Dans ce mythe il n'est nulle part question d'un supposé manque de pénis qui torturerait l'inconscient de la femme, et dont Freud a voulu faire la clé de l'insatisfaction féminine. A la femme il ne manque rien. C'est là une fantaisie machiste qui a eu son heure de gloire mais qui ne tient pas la route. D'ailleurs Freud lui-même en doute dans ses derniers écrits, avant que Mélanie Klein ne vienne expliquer que l'objet manquant, si tant est qu'on puisse le définir, pour la fille comme pour le garçon, c'est le sein, non le sein réel, mais le sein fantasmatique qui contiendrait toutes les jouissances imaginables. Un fantasme donc, commun aux deux genres, et qui se spécifierait par la suite au long de la ligne de démarcation qui fera du garçon un homme et de la fille une femme. La question du pénis, supposé représenter l'objet de convoitise féminin (ce qui reste à vérifier et qui me semble, quant à moi, une explication controuvée) ne surgit que bien plus tard quand il s'agit de s'y retrouver dans la différenciation sexuelle. Le destin sexuel de la fille me semble reposer davantage sur les relations premières à la mère que sur l'envie ou le rejet éventuel d'un pénis, pour lequel elle a de toute façon une équivalence tout à fait appréciable dans les zones sensibles de son anatomie. Je renvoie ici à ce que j'écrivais récemment sur le mythe de Tirésias.

Poursuivons. Comment deux êtres se manifestent-ils leur tendresse? On ouvre les bras, on ouvre tout le haut du corps, la poitrine se dilate, le plexus s'épanouit, le coeur se met à battre plus fort, et surtout on enveloppe l'autre tout contre soi, on le presse sur sa poitrine, on le tient serré, parfois à l'étouffer, on halète de plaisir, on ferait presque un si la chose était possible. Aimer, instinctivement, c'est serrer contre soi, c'est envelopper, c'est presser l'autre, l'avant du corps de l'autre contre l'avant de son propre corps. Poitrine contre poitrine, ventre contre ventre. Quoi de plus émouvant que cet élan d'embrassade éperdue, allègre, comme si un instant la peau du corps se refermait tout à fait, comme si l'inévitable blessure de la séparation était colmatée, annihilée, et qu'une surabondante d'effusion nous étreignait l'un et l'autre dans une sorte de spasme d'amour! On n' a jamais vu deux amants, en se retrouvant, se plaquer dos contre dos! Et si je veux bien croire que le dos lui-même puisse être érotisé dans un jeu amoureux, c'est plutôt le bas du dos, et les zones de lubricité lombaire et anale! Non, la vraie peau, la vivante, la sensible, l'"érectile" allais-je dire, c'est la peau du ventre, avant tout, et par extension tout le devant du corps.

Délire subjectif? Il me semble souvent que le vrai trou du corps n'est pas, comme on le pense d'habitude, le trou du sexe. Peut-être existe-t-il un trou impossible à représenter, sans figuration ni localisation précises, et qui ferait que, quelque part, par le fond avant du corps, par le bas ventre sans doute, nous sommes reliés à la vaste nature universelle. Ce n'est qu'une image. Mais peut-être existe-t-il quelque chose comme cela dans l'inconscient collectif qui fait que, quoi que nous fassions, et jusque dans la mort, nous restons à jamais les divins fils de la nature.

 

 

 

 5 Représentation et réel

 

 

 

Le corps c'est l'immédiateté. Et pourtant cette immédiateté nous est souvent obscure, voire inaccessible. Etrange paradoxe du proche et du plus lointain. Ce n'est sans doute pas un hasard si la littérature philosophique est si ladre, ou si laborieuse, sur la question du corps.

Spontanément nous sommes dans la représentation : perception des phénomènes et des objets. Représentation d'un "monde", d'une collection d'objets situés dans l'espace, de signes intentionnels ou non, de forces plus ou moins conscientes. Et notre propre corps est de suite situé dans cet ensemble, et en quelque sorte ramené au statut d'objet parmi les objets. Je sens, je perçois mon corps, je le situe d'emblée dans cet espace de représentation, mais avec un coefficient qualitatif et affectif particulier. C'est un objet de perception, mais en même temps c'est une source de perception qu'on ne peut tout à fait ranger dans la collection commune. Ce que je sens en moi (dans mon corps, même médiatisé par la conscience) est d'une intensité et d'une préséance particulières. Je vois mon bras, mais il est immédiatement évident pour moi que c'est mon bras, et non un bras quelconque. Je le vois, mais aussi je le sens de l'intérieur, et je vérifie qu'il est partie de moi en ceci que je peux le mouvoir, donc l'agir de l'intérieur. D'une certaine manière ce bras qui est objet de représentation est aussi "sujet" d'une action dont je suis l'auteur et dont le mouvement est une manifestation incontestable. J'ai un bras comme j'ai un corps, mais je suis aussi mon bras comme je suis mon corps. Ce double registre embarrasse la pensée qui ne se tient à l'aise que dans la représentation d'objets.

Cela se vérifie dans la science biologique et médicale qui réduit le corps à une somme de mécanismes chimiques, électriques et neuronaux. Le sujet vivant n'y trouve évidemment pas son compte et soupçonne avec raison le médecin de nous priver de notre corps vivant et sentant, souffrant et jouissant. Pseudo-science qui nous fait rater l'essentiel. Mais rien n'oblige le philosophe à se cantonner dans cette pauvre - et nécessaire - objectivation rationnelle.

La santé, dit-on, c'est le silence des organes. Et de fait, en régime de santé, nous oublions le corps. Il se rappelle à nous dans l'urgence des besoins, et dans le déplaisir. C'est avec raison que Schopenhauer estime que le plaisir est moins réel que le déplaisir. On s'accommode tout naturellement du plaisir, estimant à tort que c'est là une normalité de l'existence. Le déplaisir est un rappel, et un rappel cuisant. A ce jour, à ma connaissance, nul n'a trouvé le moyen de ne vivre que dans le plaisir perpétuel, dans l'euphorie du bonheur perpétuel. Cela serait sans doute dangereux, en plus d'être impossible. Quand nous souffrons le corps est là, dans une évidence absolue. Que valent nos heureuses spéculations quand nous sommes taraudés d'une effroyable rage de dents? Nous disons alors : c'est l'horreur. Juste appréciation. C'est l'horreur.

Dans l'intense douleur nous éprouvons une sorte de dissociation. Le Moi, envahi de toutes parts par l'affect, effracté dans son illusoire unité, semble exploser sous l'effet d'une intensité ingérable. Les mécanismes de défense, les pare-excitation, les dispositifs de parade et de modération explosent et nous laissent livrés, hagards et impuissants, à la horde folle des affects. Nous ne sommes plus que souffrance hallucinée, nous ne sommes plus que corps.

Ici nous mesurons la précarité de toutes nos représentations. Sont-elles vraies, sont-elles fausses? La question même devient dérisoire. La représentation est hors-jeu, et c'est cela qui est l'effroi. Un réel sans mesure est là, où nous ne sommes plus.

Le corps, cette merveilleuse mécanique de régulation, en temps ordinaire, soudain se révèle capable d'intensités extrêmes. Dérégulation, passage au delà de la limite, excès, ex-centricité : nous voilà hors de nous, dans la terreur, l'effroi, la panique, l'extrême de la souffrance, et parfois de la jouissance. Car, singulièrement, la jouissance produit les mêmes effets, avec toutefois une retombée de plaisir qui peut nous la rendre désirable, comme dans l'orgasme. Sujet qui pâtit, sujet qui jouit, mêmes contorsions, mêmes délires corporels, et souvent mêmes grimaces. De toute manière, dans les deux cas, nous sommes bien en dehors de la sphère du Beau!

Erotique et mystique : deux formes comparables de l'extase.

"Nous ne savons pas ce que peut un corps". L'essentiel pour nous est de rester modestes. Par le corps nous sommes voués à l'urgence des besoins, travaillés par les pulsions, livrés aux aléas de la santé et de la maladie, condamnés à la mort. Excentrés quelquefois vers l'extrême de la douleur, emportés dans le tourbillon d'une jouissance indicible. Et par ailleurs, dans le registre tranquille des besoins satisfaits, des pulsions régulées, des affects et des sensations modérées, nous pouvons goûter le plaisir, plaisir d'objet ou plaisir paisible d'une existence pacifiée. Mais ce dernier registre n'a rien de nécessaire. Il suppose beaucoup de conditions. Et de la chance. Ce qui n'est pas une raison de pas y travailler.

Entre naître et mourir, le corps. Savoir tragique, mais non résignation. Une petite part nous appartient en propre. C'est la mesure, variable et incertaine, du possible.

 

 

 

 6 Le corps réel

 

 

 

On me demande quelquefois : mais quel est donc ce réel auquel vous faites si souvent référence, de quelle nature est-il donc, comment peut-on s'en faire une idée, et surtout, comment en faire l'expérience? Je réponds comme je peux, conscient de l'extrême difficulté de parler de ce qui échappe par définition à la représentation et au langage. Non qu'il s'agisse de quelque mystique de l'ineffable, mais le réel se reconnaît à ceci qu'il apparaît là où je ne l'attends pas, signant mon incapacité à tout prévoir et à tout maîtriser. C'est Schopenhauer, le premier dans les temps modernes, à ouvrir la brêche dans la représentation : l'intellect connaissant est toujours second par rapport au réel du corps. C'est donc le réel du corps qui nous met sur la voie du réel en tant que tel.

Ecartons tout de suite l'image du corps, qui est représentation, construction fantasmatique destiné à rassurer le sujet sur son identité. Ecartons le corps comme objet de désir, et aussi bien comme "cause" du désir de l'autre. Ecartons le corps symbolisé, structuré comme agglomérat de zones érogènes, fragments discontinus de pulsions libidinales. En un mot, écartons tout ce qui est pensée, imaginarisation, représentation, réflexion, construction symbolique. Ce qui reste c'est le corps comme corps, inconnu, étranger dans sa radicale extériorité (par rapport à notre subjectivité fantasmatique) - et pourtant c'est notre être même, au plus intime!

Précisons encore que si la médecine nous donne un accès au réel du corps, c'est encore de manière à la fois incomplète et biaisée. L'anatomie découpe le corps en systèmes, fonctions, organes, tissus, cellules, considérant somme toute que le corps n'est que matière organique connaissable selon les lois de la biologie moléculaire. Dans le même temps on sait bien que ce n'est pas tout à fait exact, que l'organisme est plus que la somme de ses parties constituantes, qu'il est doué d'un dynamisme irréductible aux fonctions, qu'il manifeste une singulière puissance de recréation, d'adaptation, de création originale. Tel patient que le cancérologue "condamne" dans les trois mois, s'acharne, contre toute logique, à vivre trois décennies, et parfois s'ingénie même à guérir!

J'ai découvert ce réel du corps au décours de mes années de psychothérapie. Tout le travail thérapeutique consiste à déconstruire nos représentations névrotiques, supposées causes de notre mal à vivre. Et c'est bien ce que l'on fait, avec l'espoir de reconstruire une sorte d'identité narrative, de continuité psychique où le sens de l'existence singulière apparaîtrait enfin, comme réconciliation asymptotique du désir et de l'être. Le passé est d'abord retrouvé, dégagé des limbes du refoulement et de la censure, réinterprété, réactivé dans un processus de signifiance et de futurition. Ce que j'étais je le remanie dans une sorte de rétroprojet repensé en projet d'avenir. Toute cette opération se fait par le langage, s'il est bien vrai que "l'inconscient est structuré comme un langage". Cela serait bel et bon si l'inconscient n'était que langage. Mais l'expérience montre que ce processus de déconstruction-reconstruction bute sur un impossible, et cet impossible c'est le corps! C'est oublier très exactement ce que Schopenhauer avait établi : le primat du corps sur la représentation.

Il est possible de soigner la dépression au niveau de l'imaginaire et du symbolique. C'est généralement efficace dans les cas de dépressions réactionnelles, "psychogènes" comme on dit : deuil, perte d'emploi, départ du conjoint etc. Mais c'est oublier que dans les cas sévères le cerveau a subi des dommages importants, parfois irréversibles. On soignera par antidépresseurs, qui ne guérissent pas, mais permettent de supporter la douleur en protégeant l'organe cérébral. Stabilisé, le sujet présentera parfois toutes les apparences de la guérison. La singularité de cette situation saute aux yeux : le sujet est à la fois "guéri", et malade incurable.(1) Condamné à se soigner par pharmacopée, et pourtant tout à fait sain dans sa pensée et son comportement, voire éminent dans une discipline donnée. On verra tel dépressif à vie exercer de hautes responsabilités politiques, ou autres, alors même qu'il ne peut faire autrement que de prendre chaque jour ses indispensables psychotropes!

Le corps réel est notre inconnu intérieur, voire notre inconnaissable. Ce n'est pas une image, mais pas davantage une machine. C'est et ce n'est pas un organisme. C'est un ensemble de forces pulsionnelles, plus ou moins harmonisées, plus ou moins antagonistes, dont l'énergie s'exprime dans le jeu des organes, des fonctions, des processus adaptatifs ou créatifs. Il est étrange de constater que certains organismes soient sains à tous égards et pourtant incapables d'énergie. A l'inverse tel malade chronique développe une créativité stupéfiante. On invoque la psychologie, y cherchant quelque secret ultime, seul apte croit-on, à rendre compte de cette bizarrerie. On raisonne toujours encore en opposant le corps et l'esprit. La grande difficulté est de penser un corps qui soit indifféremment, en même temps, corporel et mental. C'est là que les atomistes avaient une longueur d'avance sur nous : ils estimaient que l'âme est un corps, qu'il n' y a que des corps, et que par corps il fallait entendre non pas de la matière brute et inerte, mais un composé atomique capable de créativité. Ajoutons ceci : un corps est une composition de forces dont nous ne pouvons prévoir la puissance d'expression.

 

---------

 

(1) et doublement guéri : par la psychothérapie d'abord, qui d'avoir tout déblayé, "réussit" son ratage (analyse interminable) ; par la psychiatrie ensuite qui l' a guéri en le condamnant au traitement à vie. Cela me fait penser à un film ancien où le chirurgien déclare triomphalement la guérison de son malade, omettant un petit détail : le patient était mort en cours d'opération!

 

 

 

 7 Le ça : Groddeck

 

 

Si l'on veut mettre fin à la sotte hiérarchie, dont se repaît la tradition, entre l'esprit et le corps, le conscient et l'inconscient, l'adulte et l'enfant, le masculin et le féminin, il n'est qu'un moyen vraiment radical, c'est de poser un principe antérieur et souverain qui englobe également et égalitairement les deux expressions de la non-dualité originaire. C'est ce qu'avait vu Spinoza : une seule substance infinie qui se déploie selon les deux attributs de l'étendue et de la pensée, également infinis. Groddeck pose le ça comme source absolue, universelle, infinie, et contemple les deux faces de la réalité, corps et âme, avec la même affection et la même reconnaissance. Aucune préséance de l'un sur l'autre, aucune hiérarchie, aucune différence de valeur. Cela modifie radicalement notre vision des choses, et ouvre d'autres perspectives à la thérapeutique.

Remarquons que l'inconscient n'est plus posé, à la manière de Freud, comme fondement, comme substance ultime. Il devient un mode d'expression du ça, aussi bien que le conscient. Le ça s'exprime par la voie inconsciente dans la plupart des processus vitaux, physiques et psychiques, mais également dans le conscient, comme adaptation secondaire, connaissance et délibération. La puissance inventive du ça se manifeste par la symbolisation, dont la signification est généralement ignorée par le conscient, mais qui peut accéder à la conscience par l'interprétation analytique. Le symbole est infiniment plus puissant que le concept ou l'idée parce qu'il exprime émotionnellement les véritables motivations du ça. Si l'on peut l'interpréter on pourra aussi agir sur lui, par exemple libérer des forces actives (le rêve, l'énergie sexuelle, l'inventivité poétique) qui liquideront une compulsion d'échec.

Mais l'originalité insurpassable de Groddeck est d'avoir conçu le corps comme une puissance de conservation, d'adaptation, d'invention, de création selon les mêmes lois que les processus psychiques. On y verra à l'oeuvre la dramatisation, la métaphore, la métonymie, comme dans le rêve, le mot d'esprit, ou le symptôme hystérique. A sa manière le corps rêve, délire, se moque, fait des lapsus, produit des associations poétiques, symbolise. Encore une fois, corps et esprit développent, selon les mêmes processus de symbolisation, les projets, réticences, goûts et dégoûts, inventions et créations du ça. Le vrai poète, le seul en dernière instance, c'est le ça.

Il ne s'agit pas de réduire le corps à l'esprit, ou inversement l'esprit au corps. Il faut comprendre ce parallélisme comme le déploiement, à la fois libre et nécessaire, de la nature naturante. Dans un tel univers n'est libre que la force qui exprime souverainement la puissance de la nature. Mais cette liberté n'a rien d'un libre arbitre, elle est nécessité de nature. Je suis libre en exprimant ma puissance de nature, je suis esclave, ou malade, ou névrosé en subissant la force externe qui empêche ma force de nature de s'exprimer. Le çà n'est jamais malade, mais le moi le devient sous le poids des contraintes étrangères, des forces réactives qui vont diminuer ma puissance d'agir. C'est pourquoi le corps exprime à sa manière la souffrance, dans un dos exagérément voûté, dans une constipation chronique, dans les spasmes et les raideurs etc. Il faudra écouter, si l'on veut soigner, aussi bien le corps que l'âme, com-prendre la totalité vivante du malade, plutôt que de soigner des maladies. D'où une éthique de la médecine dont on trouvera difficilement, aujourd'hui, de bonnes et nobles expressions.

J'ai moi-même constaté que l'analyse purement psychique se heurte à une impasse. Quand on a tout analysé, ou à peu près tout, de ce qui concerne l'histoire, les symptômes, les associations du patient, l'analyse se met à patiner, les symptômes s'éternisent, et bientôt c'est l'analyse elle-même qu'il faudra déclarer interminable. Voir "l'homme aux loups". C'est que le corps c'est du réel, et qu'on ne saurait longtemps faire fi du réel. C'est même, en toute logique, à ce réel-là que l'analyse devrait ouvrir : réel du corps-esprit, et par de là, à la vérité du ça.

 

 

 

8 Flux

 

 

 

Dans la tradition bouddhique, pour qualifier un individu, tout individu en général, on dit "un flux". Cette différence d'approche est capitale. L'Occidental opère par dénégation, car enfin qu'est ce qu'un individu sinon un non-divisible, un a-tome (non sécable), ce qui revient à opposer au flux universel et indifférencié une unité discrète, un quelque chose de substantiel, une permanence, une entité séparée, une monade. Dès lors la pensée est déterminée, par le vocabulaire même, à penser métaphysiquement le moi comme substance, et du même mouvement à lui prêter une sorte d'immortalité. Rien d'étonnant que sur ce terreau pousse l'illusion de l'âme, du soi, du moi et du mien, qui, selon la pensée bouddhique, sont les racines de l'aliénation. A vrai dire ces conceptions primitives de l'individu séparé sont si tenaces, si profondément ancrées dans notre inconscient linguistique et culturel, que nous ne pouvons guère penser autrement, et que, si même la métaphysique idéaliste a vécu, les fondements de notre psychologie et de notre morale en restent tributaires. On ne croit plus à l'âme immortelle, mais on croira d'autant plus à la souveraineté du sujet, petit despote paranoïaque revendiquant une sorte de droit d'aînesse sur le monde, hypostasiant sa mythique essence dans une maxime maximaliste : "je pense donc je suis", ou plus sottement encore dans le discours d'Auguste dans le "Cinna" de Corneille : "je suis maître de moi comme de l'univers". Dans sa subjectivité radicale le sujet moderne se pose comme source ultime de savoir et de pouvoir. Et la psychologie à son tour ira clamant que c'est dans le sujet séparé que réside l'ultime vérité : "où ça était je dois advenir".

Tout cela est un peu ridicule. L'occident invente le sujet, et sous prétexte de le glorifier, le réduit à la misère d'une séparation sans recours, d'un esseulement tragique et mortifère. Cela se voit de mieux en mieux dans la sociopathologie contemporaine, clairement diagnostiquée dans un ouvrage d'Edelmann au titre emblématique : "la fatigue d'être soi".

Bouddha ne dit pas "l'individu", il dit "un flux". L'individu est séparé, le flux est mêlé au flux universel. Qu'est ce à dire? D'abord qu'en cherchant un élément absolument et radicalement singulier, une âme par exemple, principe d'individuation, de permanence et de souveraineté, on ne trouvera rien. L'âme n'est pas dans le corps, ni à côté du corps, ni au dessus du corps, ni hors du corps. La conscience de même est une conscience du corps, de la sensation, de la perception, des états mentaux, conscients ou inconscients. Corps et conscience sont réductibles à des processus infiniment fluctuants, impermanents, évoluants, interdépendants. Tout coule, tout passe, tout se transforme. Nul point fixe, nulle stase, nulle permanence, nulle substance. Mais alors qu'appelle-t-on le moi, ou le sujet? Ne serait-ce qu'une vapeur, qu'une bulle d'air, qu'une fantasmagorie? Ne bascule-t-on pas dans un nihilisme sans issue, plus désespérant que l'illusion éternaliste que l'on prétendait combattre?

Vous, moi, les autres, nous existons bel et bien, nous naissons, nous souffrons, nous mourons comme toute chose au monde. Par contre ce qui n'existe pas, ou plutôt n'existe que sous la forme d'une tenace illusion, c'est l'idée d"un moi permanent, stable, identique à soi, d'une substance imaginaire à laquelle nous rapportons tout ce que nous vivons, sentons, pensons, désirons, cette construction mentale aux mille ramifications inconscientes, cette Hydre de Lerne dont les mille têtes repoussent indéfiniment, et qui, pour finir, a plus de vitalité que nous-mêmes, vitalité fallacieuse, gangrène psychique et tigre de papier. C'est la symptomatologie ordinaire de l'homme moderne qui ne vit que par procuration, engrangeant aux bénéfices d'un autre intérieur et imaginaire les bénéfices empoisonnés de son activité aliénée. "Je est un autre", et cet autre se nourrit de ma sève, s'empiffre à mes dépens, se repaît de mes cendres. Nous mourons notre vie faute de savoir vivre.

La Bonne Nouvelle c'est qu'il est possible de défaire les chaînes de l'aliénation. Comment cela? En apprenant à se détacher des conditionnements, en développant une conscience autre, non pas la complaisance aux mouvements ordinaires et mécaniques de notre psyché, mais en créant par l' attention un pôle d'observation, un vigile intérieur qui peu à peu apprend à se déprendre, à ne pas se laisser porter par l'habitude, à regarder sans juger : la sensation arrive, elle prend sa place, elle disparaît. Nous observons le flux physique et psychique, nous voyons que tout est flux, et le corps, et le mental, et le désir, et l'émotion, et la passion. Nous voyons et nous nous dépassionnons. Plutôt que de chercher un introuvable principe de constance et de permanence, un moi hyperbolique hypertrophique, nous trouvons notre vraie demeure, demeure sans demeure, dans le flux universel dont nous ne nous sommes séparés que sous la contrainte du langage.

La Bonne nouvelle c'est qu'il est possible de se défixer, d'apprendre la détente, la déprise, d'ouvrir la cage.

Certes il faut bien vivre en société. Certes il faut bien se nourrir, se vêtir, travailler, dormir, communiquer. Mais l'important c'est peut-être de se dépendre de nos attachements, de nos idées toutes faites, de nos obsessions et de nos valeurs. De ne pas coller. De voir le jeu universel, tantôt tragique, tantôt allègre. De développer une conscience autre qui nous permet de vivre sur ce double plan, celui du semblant, flux des affaires humaines, et celui du réel, flux universel dont nous sommes, auquel nous appartenons.

 

 

 

 

9 L'heure de la sensation vraie

 

 

 

 

C'est la sensation qui nous fait éprouver au plus proche la présence indiscutable des corps, et du même mouvement notre plus intime corporéité. Corps à corps, corps mêlés, entrechoc et contact, heurt ou caresse, évidence sensible :

"Le toucher, ô sainte puissance des dieux, le toucher

Est le sens suprême du corps, soit qu'une chose s'y glisse

De l'extérieur, soit qu'un élément interne le blesse

Ou le réjouisse en sortant par l'acte fécond de Vénus,

Soit qu'après un choc, troublés dans le corps même,

Les atomes se heurtent et confondent les sensations ..."

 

Le toucher (tactus) est le roi de tous les sens, premier par le rang, modèle de tous les autres. Les autres, en effet, ne sont que toucher à distance, comme la vue, l'odorat et l'ouïe. Dans le tactile la distance est de l'ordre du minimum sensible : coïncidence du sentant et du senti, coprésence de l'agent et du patient. Si ma main touche l'épaule, qui est l'agent, qui le patient, si le processus est parfaitement réversible, l'épaule touchant la main, indissolublement? Pouvons-nous même parler encore de l'opposition classique du sujet et de l'objet, du connaissant et du connu? Est-ce la main qui connaît l'épaule ou l'épaule qui connaît la main? Et moi, dans tout cela, est-il bien nécessaire de poser encore un moi qui serait affecté, si ce moi n'est que la somme des processus de passion et d'action?

Nous ne sommes pas vraiment dans une théorie de la connaissance. Epicure ne parle nulle part d'une Logique, mais d'une Canonique. La différence n'est pas scolaire, elle exprime un choix philosophique : ce n'est pas le logos qui est principe (Logique), mais c'est la sensation, et le tout est de bien se servir de la sensation. La Canonique est l'art des critères. Or le critère c'est la sensation. Se rendre disponible, intégralement, à la juste plénitude de la sensation, voilà l'"esthétique" épicurienne.

On remarquera, dans ces vers de Lucrèce, une attention inédite aux sensations internes. "Soit qu'une chose s'y glisse (dans le corps) de l'extérieur" : les effets de surface et les effets de profondeur. "Soit qu'un élément interne le blesse" : douleur des profondeurs. "Ou le réjouisse en sortant" : émanations, éjaculations, expressions sensitives, sensuelles et affectives. "Soit qu'après un choc, troublés dans le corps même, les atomes se heurtent et confondent les sensations" : ébranlements, tornades, tourbillons, mélange des sensations. Surfaces et profondeurs mêlées, indistinctes dans cet orage où le dehors et le dedans confondent leurs limites, abolissent leurs frontières conventionnelles. La sensation est vraie, aussi vraie que la douleur et le plaisir qui poinçonnent notre chair. Critères du vrai.

On ne saisit pas bien l'originalité de cette démarche tant qu'on reste prisonnier de la conception ordinaire qui oppose le sujet à l'objet. Ce qui effectue la stimulation sensorielle n'est pas à proprement parler un objet, c'est un stimulus, un corps agissant sur un corps, ou sur un fragment de corps, une surface sensible, qu'elle soit externe (la peau) ou interne (un organe). De même la catégorie de sujet ne convient pas davantage : c'est une surface sensible qui reçoit, qui est affectée, sans qu'il soit nécessaire de poser un moi global ou connaissant. Ce n'est qu'en second lieu, dans un acte réflexif de recollection qu'un "moi" opère la synthèse, et pense ce qui est déjà arrivé, interprète, et bien souvent se trompe. Penser c'est déjà trahir l'évidence absolue du premier moment. Aussi faut-il se garder de trop penser, et surtout de penser-avant, d'anticiper. Certes la pensée n'est pas inutile, mais elle ne livre que le déjà éprouvé, sous formes d'image (phantasma) recollectionnante, et bien souvent elle s'en va délirer en créant de fausses représentations (phantasmoi), inventant des êtres hybrides, des monstres fabuleux, des créatures mythologiques. Ainsi naissent ces chimères qui peuplent nos rêves et alimentent nos terreurs.

La sensation est la mal aimée de la philosophie. Toute la tradition, de Platon à Descartes, s'acharne à la réduire, la mal-dire, la maudire comme folle du logis, force féminine, indocile et séditieuse. C'est qu'il pensent de même du corps, "prison de l'âme", charnier putride de la déréliction. Mais l'épicurisme ignore superbement ces rancoeurs de prêtres, ces indignations et ces ressassements. Ici, point de haine, pont de culpabilité. Le corps existe, et d'ailleurs tout est corps. Rejetez le corps, vous détruisez tout, et le monde, et la nature et vous-mêmes!

L'heure de la sensation vraie! Mais cette heure est de toutes les heures, il suffit de toucher votre main, la corolle d'une rose, de caresser votre chien, et la totalité de l'univers vous accueille, sur l'heure!

 

 

 

 

10 Sexualité

 

 

 

 

Une sexualité parfaite, à supposer qu'elle existe, serait exempte de toute culpabilité. Quand je considère la difficulté extrême de la croissance psychologique de l'être humain, les conflits incessants et épuisants qu'il doit résoudre pour parvenir à maturité, je ne m'étonne plus de lire le pourcentage assez catastrophique de femmes frustrées, refusant directement ou indirectement le contact sexuel, d'hommes blessés dans leur virilité ou leurs attentes sentimentales, tant de souffrance, quant au fond, malgré des apparences tonitruantes de libération. De fait je ne crois guère à la révolution sexuelle dont on nous rabat les oreilles, conquête exemplaire, paraît-il de Mai 68. Je veux bien croire que la situation évolue favorablement, que nous sommes loin de l'hystérie viennoise du XIX, des patientes coincées et somatisantes du bon docteur Freud, mais pour autant nous sommes loin du compte : de nouvelles pathologies, plus graves au demeurant que la bonne vieille névrose hystérique, de sévères carences affectives ou symboliques, et dans le sexe même un désenchantement, inévitable si l'on y plaçait l'espoir d'un renouvellement de la vie. Je vois que la sexualité épanouie aide à vivre, qu'elle fournit des endorphines en abondance, qu'elle combat efficacement l'angoisse et la dépression, et dans le même temps je ne vois autour de moi que femmes esseulées à quarante ans, frustrées et agressives, cherchant désespérément compagnon introuvable, prêtes à tout pour agripper le solitaire qui n'en veut pas,  hommes seuls errant sans but par les rues de la ville, le nez en l'air, et la bouche amère. Nos rues sont peuplées d'âmes en déroute, de corps en souffrance. Le couple relativement stable détonne dans ce monde de solitude forcée, de rencontres bâclées, de déceptions inavouées, au total, de rancoeur et de tristesse. Bien sûr, vous verrez toujours par ci par là un couple heureux, mais pour combien de temps? Il y a, dans notre postmodernité vaniteuse et suffisante je ne sais quoi de tragiquement décevant qui engendre les pathologies les plus indicibles et les plus incurables.

De cela le sexe n'est qu'en partie responsable. Il participe d'un climat général de doute, de défiance, d'incertitude, de "fin de monde". Sans être catastrophiste je pense qu'il faut se situer dorénavant sous l'aplomb de la catastrophe. Evitable ou pas, je n'en sais rien, ni personne d'ailleurs, mais il est bien évident qu'elle plombe le ciel de nos espoirs d'un nuage sombre et méfitique.

 

 

 

11 Instinct et institution

 

 

 

 

La grande erreur de Descartes fut de concevoir - outre la séparation ontologique du corps et de l'âme - le corps comme "étendue" : spatialité et matérialité, et l'organisme comme machine. De là une physiologie mécaniste qui renouvela l'approche anatomique, mais qui contribua fortement à méconnaître la puissance interne des organismes, la dynamique de croissance, les capacités d'adaptation et de renouvellement. L'organisme n'est pas une machine, même si certaines relations causales peuvent se décrire à l'aide de ce modèle. A l'inverse il faut se méfier des modèles finalistes : dire, comme Aristote, que "la nature ne fait rien en vain" ne nous éclaire pas sur le fonctionnement des organismes vivants. Tout au plus peut-on dire : tout se passe comme si l'organisme visait sa propre persévération dans l'être, ce qui amena certains à parler de "téléologie" naturelle. Encore une fois ce n'est qu'un modèle, valable jusqu'à un certain point, et trompeur sitôt qu'on confond le modèle et le réel. Avouons que nous ne savons pas ce qu'est un corps, que le corps est une énigme, ce qui ne doit pas décourager de nouvelles et plus fécondes approches.

La perspective ouverte par Nietzsche dans ce domaine est tout à fait révolutionnaire, quoique méconnue. D'abord il récuse l'idée que le corps ne serait que matière, allant jusqu'à soutenir que "la matière n'est qu'une interprétation" - entendons : lorsque nous parlons de matière nous croyons saisir un fondement réel, indubitable, le fondement ultime et absolu, le réel en soi, alors que "la matière" est une idée que nous plaquons sur les choses, une représentation commode qui nous donne l'illusion de parler enfin de quelque chose de réel - alors que par définition le "réel" est hors de toute représentation, hors langage, parfaitement inconnaissable. Il est dès lors facile de démasquer dans le discours scientifique une tenace méconnaissance, une illusion constitutive, une sorte de skandalon originaire, une erreur si l'on veut, féconde d'un côté et stérilisante de l'autre, comme on voit dans un certain matérialisme naïf partagé par la plupart des savants.

Si nous rejetons l'idée de matière que reste-t-il? Il reste ce que nulle observation ne peut contester, le jeu des instincts, des pulsions et des affects dont la manifestation chatoyante, multiple et diverse, infiniment mobile et toujours recommencée, observable dans le végétal, l'animal, l'humain, à toutes les époques et dans tous les lieux. Schopenhauer disait "vouloir-vivre". Nietzsche dira "volonté de puissance". Quoi qu'il en soit de la valeur de ces appellations, reste le fait, massif, indiscutable : la vie est tension, tendance, effort, mouvement, inclination, préférence, donc instinct, pulsion, interprétation. Chaque organisme, à son niveau, et selon les potentialités du milieu, selon les rapports qu'il entretient avec ses congénères, amis ou ennemis, agit et pâtit, est affecté, affecte, donc interprète, assimile et rejette, modifie son environnement, construit à sa manière spécifique un "monde" pour soi. A chaque espèce son monde, à chaque individualité organique son monde. Si l'on veut conserver la notion de matière ce sera au prix de la soumettre toute au primat de la disposition instinctuelle : c'est l'instinct qui façonne la matérialité de l'organisme et non l'inverse.

Pour l'humain la situation est particulièrement complexe : vue l'immaturité constitutive du petit de l'homme, vue son inachèvement instinctuel à la naissance (on pourrait définir l'homme comme l'espèce qui souffre d'un défaut instinctuel) c'est la culture qui prend le relais et construit un monde de significations, lesquelles vont modeler, structurer, in-former l'enfant, sur un plan global, somatopsychique, déterminant largement la forme du corps, son organisation interne, sa puissance relative, ses capacités et ses inhibitions, traçant un axe de développement, fixant des objectifs et des limites, exhibant du sens et de la valeur. Il est bien difficile, dans ce complexe extraordinairement touffu, et assez vain, de distinguer ce qui relève du corporel et du psychique. C'est tout un, allant du même pas dans le sens imposé par la culture, et par la langue au premier chef. D'où ce fait indéniable : à chaque culture particulière son système de valeur particulier, et ses "types" particuliers. Qu'y a-t-il de commun entre le guerrier d'Homère et le financier de Wall Street?

Retour à notre question : s'il est possible de décrire certaines typologies du passé (et Nietzsche le fait abondamment dans ses écrits polémiques) ces typologies ne valent qu'à éclairer, en ricochet, ce que pourrait être une nouvelle typologie du corps, et du corps-esprit, pour notre époque, avec le souci constant et affirmé de réduire les tendances thanatocratiques partout à l'oeuvre, de les circonscrire et de les lier, puisqu'on ne peut ni les éliminer ni les ignorer, de les soumettre à la domination des puissances de vie, tendances artistes et plastiques, tendances affirmatives et créatrices qui font la beauté de la vie.

 

 

 

 

12

 

 

 

 

 

Ce qui m'a sauvé jusqu'ici, sustenté au dessus des pires abîmes, alors que de toute ma carcasse je tremblais dans le désarroi, incertain de tout et de moi plus encore, suspendant toute croyance dont le fond misérable et controuvé ruinait toute possibilité de croire - ce qui m'a sauvé c'est une inexplicable disposition fondamentale, une certaine forme de santé latente, d'autant plus étrange et inexplicable que par ailleurs l'édifice craquait comme une mansarde délabrée - une santé du corps, plus ferme et résistante que toute construction intellectuelle, que toute identité du moi. Et dans ces étranges parages où tout l'édifice personnel semble se désagréger c'est ce bon vieux corps, corps de misère et de joie qui prend le relais, assurant les affaires courantes, veillant au nécessaire, comme fait un secrétaire consciencieux quand le maître s'absente pour maladie. Car c'est bien une sorte de maladie, maladie inqualifiable, sans étiquette ni nosographie répertoriée, maladie de l'âme si l'on veut, maladie d'une thymie capricieuse et indocile, sujette à de brusques sauts et gambades, et à de vertigineuses chutes plus encore. Mais le corps tient bon, ce brave compagnon, vieux capitaine comme dit le poète, et alors c'est lui qui prend les commandes et assure la traversée. C'est dire combien, comme dit Spinoza, "nous ne savons pas ce que peut un corps". J'ajouterai même ceci : nous ne savons pas ce qu'est la santé, ce que peut la santé, la santé fondamentale, non pas l'apparente, la manifeste, celle que l'on chante dans les médias, santé facile et trompeuse de la jeunesse, mais la vraie, celle qui peut s'accorder le luxe de la maladie, et en guérir. Celle qui résiste aux turbulences de la traversée, des vents contraires, des cataclysmes et des tornades, qui assure une secrète et infaillible stabilité au milieu des tourbillons.

La santé n'est pas l'absence de maladie, c'est un centre ferme autour de quoi le sujet peut tourner, comme tourne le monde. Un Japonais dirait : un hara puissant, immobile au milieu de la mobilité, mobile dans l'immobilité (Musashi : Traité des Trois Roues). Se doter d'un ventre, "faire son ventre", voilà qui devrait constituer la base obligée de toute éducation.

Nietzsche parle de la "grande santé", santé et "sagesse du corps", qui en sait plus long sur nous-même, sur ce qui nous convient et ne nous convient pas, bien plus que le moi, et que la conscience, cette excroissance secondaire et superfétatoire à laquelle, par orgueil et ignorance, nous nous identifions. Notre drame c'est d'avoir oublié, négligé, refusé et dénié les enseignements précieux du corps. Heureusement, cette méconnaissance peut se corriger. Encore faut-il le vouloir, et s'y préparer, réapprendre à accueillir, écouter, s'y rendre disponible.

Que veut le corps, voilà la grande question. Reconnaissons que nous n'en savons rien, que nous ne pouvons qu'imaginer des réponses, comme celle-ci : le corps veut persévérer dans son être. Mais cette réponse pose problème, car nous posons d'emblée l'hypothèse invérifiée que le corps constitue une unité, nous oublions cette évidence imparable que le corps est multiple et divers, formé d'une quantité astronomique de petits corps, de microscopiques organismes qui ont chacun leur stratégie vitale, leur fonction dans l'ensemble, leurs affinités ou leurs oppositions, leurs parentés fonctionnelles, leur énergie reliée, leurs systèmes de communication et d'échanges, et qu'il suffit d'un léger dérèglement local pour entraîner de vastes perturbations. Multiplicité, rapports innombrables, apparentements, division du travail, hiérarchie interne, systèmes et fonctions, luttes intestines, homéostasie : ne disons plus le corps, mais combinatoire systémique de corps, avec cette question : quelles sont les forces dominantes, les forces inféodées, quels sont les pulsions qui dirigent l'ensemble, organisent cette fantastique république composée de milliards de sujets plus ou moins autonomes, et reliés cependant, communiquant entre eux, en principe pour le bien général. On dit que le cancer serait l'effet d'une rupture de contrat, certaines cellules se développant au détriment de leurs voisines, emportant le tout dans une déflagration générale. Jolie métaphore qui exprime une idée sans doute exacte : la santé serait l'expression heureuse de l'équilibre global, capable de gérer les dysfonctionnements locaux au bénéfice de l'ensemble. C'est poser à nouveau la question du commandement : quelles sont les pulsions organiques et psychiques (somatopsychiques) auxquelles revient la direction? Quel type de vie engendre cette direction pulsionnelle? A partir de là on peut décrire des types relativement constants dans l'histoire, et d'autres types engendrés par la modernité.

Si tout corps vise sa propre persévération dans le temps comment expliquer que certains organismes puissent s'autodétruire? Cela n'est intelligible qu'à condition de remplacer le modèle unaire (un corps comme individu insécable) par le modèle pluraliste, comme nous avons fait précédemment : l'autodestruction résulte d'une anarchie pulsionnelle, ou de la lutte intestine entre "partis" rivaux, de force relativement égale, et toujours, en dernière analyse, d'un défaut de commandement. Mais rarement notre conscience peut-elle accéder à ces niveaux de réalité, infraconscients, essentiellement physiologiques. Car ici, même la perspective psychanalytique est insuffisante qui se polarise sur l'inconscient psychique, oubliant le plus souvent la dimension somatique, l'inconscient neuronal et le langage du corps. A l'heure actuelle nous n'avons pas encore les moyens de sonder si profond. Le seul recours est de faire appel à une pluralité de sciences et de techniques corporelles pour compenser, au moins partiellement, cette regrettable insuffisance.

 

 

 

 13 La danse de la Déesse

 

 

 

 

Je tourne autour d'un trou. C'est l'indicible, l'apeiron fondateur. Non pas un Khaos, car le Khaos n'a pas de bord. Le bord c'est le langage, l'ensemble des signifiants qui font une chaîne, pas forcément continue, ni méthodique, ni systématique, gravitant autour du trou. Cette chaîne est elle-même trouée, puisque la nature du langage c'est de disposer des éléments les uns à côté des autres, mais avec des ruptures, des blancs, des liaisons en pointillé par où passent des souffles, des vents, des mouvements, des énergies pulsionnelles, des intensités inconnaissables. De plus la chaîne est ouverte aux deux bouts, car la raison, l'origine de la chaîne échappe à la signification, ainsi que son terme. Je ne sais d'où je parle ni quel est l'ultime destination, pas même quel est le véritable destinataire, à supposer qu'il en existe. Tout cela fait un aimable bricolage, pas un Savoir, même si d'innombrables éléments de savoir sont portés par la chaîne, enkystés, inexplorables. Peut-être cela fait-il une certaine image convenable de ce qu'on appelle le système psychique, où les éléments inconscients déterminent assez largement les positions et la valeur des éléments conscients. L'essentiel est que la chaîne tienne, non pas immobile, mais constante et résistante en dépit des variations, elles mêmes nécessaires à l'adaptation et à la création. Structure ouverte, mobile, évolutive. Le pire serait une structure saturée, figée dans la clôture de l'idée délirante qui enchasse toutes les représentations dans l'Un : idée fixe, indéboulonnable et mortifère.

Reste que le principe de toute connaissance est de réduire le trou, de poser de nouveaux éléments tout autour, avec l'espoir de saisir un jour l'ultime fondement. Espoir vain et futile, car le trou, de sa nature, s'approfondit, se dérobe à la perforation, à la perlaboration. Plus je sais moins je sais, au regard du moins de ce que j'espérais. Cela se vérifie assez bien dans les sciences où tout progrès de connaissance ouvre de nouveaux horizons : le progrès est un cul de sac qui avance. De même pour la vie psychique, où l'analyse renvoie interminablement plus avant, relançant le processus à l'infini. Cela dit, les résultats de la progression ne sont pas nuls : il vaut mieux savoir quelque chose sur ses propres projections que d'être ignare, et déterminé par l'inconscience. D'un côté il est des savoirs qui réduisent la souffrance - comme de mieux s'y retrouver dans sa propre histoire - et de l'autre qui les éternisent. Mais ce ne sont pas les mêmes : savoir que la jouissance est limitée par la nature même de l'organisme physicopsychique est une délivrance à l'égard du désir illimité (Epicure), mais savoir qu'il est un non-savoir radical et insurmontable est une souffrance nouvelle qui relativise toutes nos représentations, désespère nos espoirs. Il faudra une thérapie supplémentaire pour guérir de cette déception. La seule solution est de s'y résoudre, de calmer nos appétits par une sorte de jeûne mental, en laissant ouverte la béance, bref en sacralisant le trou. C'est une conversion assez étrange de l'esprit, qui débarrassé des illusions religieuses, des dogmes et des articles de foi en vient à renouer, sur le plan profane, avec une idée fondamentale des religions : il y a de l'autre, il existe une forme d'altérité irreprésentable, irréductible, à laquelle nul savoir ne mène. Hic non saltus. Ici tu ne peux sauter. L'abîme est définitif. C'est ce paradoxal savoir que j'admire dans Démocrite, et dans Pyrrhon plus encore, lorsqu'il déclare que les choses (il ne dit pas les objets) sont immaîtrisables et sans critère, comme dans la vacuité bouddhique. Toutes nos connaissances butent sur ce skandalon, qui constitue une sorte de "fatum", le dit (le fatum, de "fari" dire) qui ne dit pas la Chose, mais son impossible.

Reste encore ceci : a-lètheia c'est la vérité du dévoilement, nécessaire mais inachevable, toujours relatif, toujours suivi d'un revoilement, d'un recouvrement structurel. Mais également alè-theia, la danse divine, danse de la déesse, voiles et dévoilements enchantés, danse érotique, pulsionnelle et poétique, danse des mots et des images autour du trou, paradoxal autel inviolable où brille la flamme inextinguible de l'énigme.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
154 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité