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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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17 août 2015

CHAP XII - DU SYMBOLIQUE

 

 

                      CHAPITRE DOUZE : Du SYMBOLIQUE

 

TABLE 

 1 L'Ordre symbolique

 2 Le mot qui manque

 3 Apologie du Diable

 4 De la blessure

 5 Se passer du père?

 6 Disjonction

 7 Asymbolies

 8 Du Déchet

 9 Cela ne colle jamais

 10 Hétérogénéité des deux plans

 11 Philosopher

 12 La double détente de la symbolisation

 13 Le don de Grâce

 

 

 

1 L'Ordre symbolique

 

 

Caractérisant l'entrée de l'infans dans le processus culturel, Kant déclare fort honnêtement que l'accord est "pathologiquement extorqué". Avant même que de naître ne suis-je pas déjà catalogué, identifié, nommé, chargé des espérances familiales, fruit et porteur de désirs dont l'existence et la portée me sont totalement étrangères, façonné en somme par des forces obscures qui m'enveloppent, et dont le sens me restera longtemps étranger, voire impénétrable. Dans certaines familles l'enfant était marié avant même que de voir le jour, selon des dispositions politiques et idéologiques, de subtils jeux de pouvoir et d'influence, qui conditionnent le devenir d'un enfant qui n'a rien demandé, et que l'on encercle dans le carcan d'un ordre symbolique à la fois mystérieux et contraignant. Sans parler de la langue, que nul ne choisit, de la religion imposée d'office, des devoirs civiques, des apprentissages, des conventions, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Où donc est la liberté dans cette toile d'araignée qui nous enserre de toutes parts, et à laquelle nul n'échappe, s'il veut survivre?

Lévi-Strauss dira que chacun de nous a le choix entre l'aliénation culturelle et l'aliénation psychiatrique. Et de fait, ou j'accepte de me ranger à l'ordre commun, m'intégrant à la langue, à la culture, aux mœurs et usages, ou je me vois exilé du groupe, proscrit, pour finir dans la maladie mentale. Par définition, la culture exclut la sauvagerie de nature. Radicalement elle "aliène", dans le sens très précis où elle contraint tout un chacun à renoncer à son être de nature pour s'édifier comme "sujet" de la langue et de la règle. Rappelons que sujet signifie assujetti, ce que nous sommes tous dès lors que nous acceptons les interdits fondamentaux, et consentons à signifier nos besoins et nos désirs dans l'ordre du langage. L'être naturel se fait "autre" pour prendre place et rang dans l'ordre symbolique.

Que ce processus d'acculturation ne se fasse pas sans douleur, cris et déchirures, est une évidence psychologique et pédagogique. Qui ne traîne toute sa vie la nostalgie d'un état antérieur, dont témoignent à l'envi nos rêves, rêveries, fantasmes, et nos illusions indéracinables, et nos symptômes récalcitrants, et que nous chérissons malgré nous, dans leur insistance douloureuse, leur insidieuse préciosité? D'aucuns préfèrent la rupture, se jettent dans les addictions calamiteuses, ou finissent à l'hôpital, témoignant jusqu'au bout, résistants désespérés d'une cause perdure d'avance.

Il reste heureusement l'issue de la fuite : délires innocents d'un esprit inventif, constructions imaginaires incommunicables, château en carton d'un Facteur Cheval, productions minutieuses et mirifiques de l'Art Brut. Mais aussi, plus efficacement, l'art et la poésie, les dédales de la pensée, les labyrinthes philosophiques, et tout ce que nous devons à la création de ceux que l'on appelle les génies, si souvent inadaptés au monde dit réel, qui n'est le plus souvent que celui de la convention sociale triomphante!

Ambivalence de la pathologie : qui est fou? Qui est normal? Qui est sain de corps et d'esprit? Le normopathe, le psychopathe, le sociopathe, ou l'inventeur? Celui qui adopte les normes, celui qui s'y adapte, ou celui qui les questionne?

Ambivalence de l'ordre symbolique : conditionnement, servitude, esclavage mental? Capacité d'invention, créativité? A l'aune de la crise on repérera les forces actives, la dynamique de l'élan vital. A l'inverse on verra pourrir les institutions inadaptées. Ici comme ailleurs s'exerce une sélection, souvent impitoyable.

C'est la fonction du poète de récurer les images, d'épurer les mots, de créer de nouvelles combinaisons signifiantes. Et celle du philosophe de donner de nouvelles représentations à l'épreuve des nouvelles connaissances. A cette tâche sont conviés tous les acteurs de la culture, écrivains, scientifiques, juristes, politiques, architectes, artisans et autres. Mais ce que seul le philosophe saura faire, ou devrait savoir faire, c'est de pointer en tout système la place occultée, généralement forclose du réel irreprésentable, et qui pourtant conditionne tout le reste. C'est à l'aune du réel que l'on mesure la vitalité symbolique.

 

 

 

2 Le mot qui manque

 

 

 

Le Beau c'est ce qui désespère" écrivait Valéry. Certes, par son infini éloignement, son inaccessibilité. Désespoir du poète à la recherche de l'improbable terme, du mot exact, exhaustif, qui dirait d'un seul éclair la teneur insaisissable de l'intuition. Très vite il s'aperçoit que ce mot tant convoité n'existe pas, que chaque mot ne vaut que par un autre, et qu'en somme aucun signifiant n'est à la hauteur du Tout. Il faut donc en rabattre, jouer sur de secrètes connivences, des approximations et des résonances. A défaut de la vision absolue on fera miroiter les reflets, les assonances, les images acoustiques, les subtils rapports de mélodie et de rythme. Cela produit parfois des merveilles. Et ainsi l'on se consolera de la ladrerie de la langue, de son inertie, de la rigidité des définitions. Poétiser, en somme, c'est suggérer.

Certains poètes, je pense à Nerval, à Hölderlin, s'épuisent en vain à trouver le mot de l'absolu, le mot absolu, celui qui dirait tout, d'un seul jet, dans une fulgurance aveuglante, définitive. Et ne le trouvant pas ils multiplient, redupliquent à l'infini, égrenant sans fin des termes purement additionnels, qui finissent par se superposer, s'égaliser et se confondre dans la même impuissance verbeuse : Nerval s'épuise à énumérer les Sylvie, Aurélie, Stéphanie, Isis, Astarté, Cybèle, Aphrodite et autres, qui sont toujours, au bout du compte, la même image, insaisissable, fuyante et mobile de la même énigme personnelle : "la mort, ou bien la morte", comme il le suggère dans "Artémis " (Les Chimères). Et encore, dire "la morte", est-ce bien d'elle qu'il s'agit? Car cette morte, objet cruel d'un deuil impossible, n'est-elle pas la plus vivante dans le désir du poète, ni morte ni vivante, et vivant d'une existence de mort indéfinie et indéfinissable le long d'une œuvre toute vouée à son adoration? Nerval se pendra dans une ruelle de Paris, à jamais incapable de trancher dans la chaîne du langage, de fixer son vertige, et de clore, si ce n'est par le suicide, cette quête éperdue d'une signification humainement assumable. Ce péril guette, à divers niveaux, tous les poètes, ces amants de la langue, ces déchiffreurs de vertiges, sauf à faire la part qui revient à la réalité.

La mère perdue hante l'esprit de Nerval. Pour Hölderlin, c'est la question du père. Mais je ne veux pas faire ici de psychanalyse. Je remarque simplement l'occurrence obsédante des signifiants paternels dans son œuvre. " Pays du père, Dieu, mort de dieu, défaut du dieu, infidélité divine" - sans compter les innombrables figures de substitution, et cette ambiance d'effusion, cette nostalgie inconsolable, cet endeuillement de l'homme abandonné des dieux, et ce courage aussi, héroïque, désespéré et finalement impuissant à venir à bout de l'énigme. "Je puis bien le dire : Apollon m'a frappé". Mais non de folie, comme on le dit si facilement, reléguant notre poète au rang de psychotique, mais d'une sorte d'effroi sacré. Panique, plutôt dionysiaque d'ailleurs, - mais pour Hölderlin Apollon a tous les caractères terribles du Dionysos de la tragédie antique - panique d'être confronté sans médiation à ce qui nous dépasse et nous emporte, lucidité supérieure en somme, d'un poète aveuglé par l'intensité de son intuition. Eblouissement vertigineux, jusqu'à l'"ennuitement" fatal de ses dernières années. Lui, pas plus que Nerval, et dans un registre très différent, n'a pu, n'a su placer une butée dans le langage, une clôture symbolique, une "fin de non-recevoir" pour endiguer la sublime et terrifiante frénésie de l'esprit.

Quel est donc ce danger qui guette la quête poétique, chez les meilleurs d'entre les poètes? Ce sont les plus exposés, par une disposition particulière de leur esprit, sans doute, mais surtout par une sorte de sanctification de la langue. La langue doit tout dire, et ne le peut. On peut estimer qu'il s'agit d'une confusion du mot et de la chose. Le mot est chargé de débusquer la chose, de la nommer, de la circonscrire, de la présentifier dans l'ordonnance métrique. Le poème s'égalise mythiquement à l'univers. C'est admirable, et c'est dévastateur. Tentation démonique, sauf si le Daïmon se rebiffe, met le holà, crie au scandale. Sauf si le Daïmon, par la voix de quelque oracle salvateur, ou de quelque génie inspiré, ou de graves symptômes propitiatoires ne condamne l'entreprise poétique à l'échec, avant le drame.

Antigone s'opposant à Créon ne témoigne pas de quelque résistance féminine, ou "familiale", à l'ordre politique de la cité des hommes, comme le crut Hegel. Elle conteste plus radicalement le Zeus de la cité pour lui opposer "son Zeus", la justice du dieu, de son dieu, du dieu vrai. Ce faisant, elle s'identifie outrageusement à Zeus en personne, et par fidélité inconditionnelle, commet le sacrilège, qu'elle expiera par la mort. Antigone s'estime elle-même, et elle seule, dépositaire de l'absolu, en mesure de faire entendre aux hommes la vraie justice, et de la sorte bascule dans l'injustice absolue. Confusion des genres : certes le Zeus de la cité n'est qu'un pâle succédané du vrai Zeus, mais elle oublie que ni les hommes, ni les femmes, n'ont à se confondre à lui et de parler en son nom. Impiété par excès. C'est en ces termes peut-être qu'il faut juger de cette ivresse dionysiaque du poète qui, dans le langage, poursuit l'entreprise insensée d'épuiser l'essence du réel.

Le dernier mot revient, une fois encore, à Pindare :

"N'aspire pas, mon âme, à la vie éternelle

 Mais épuise le champ du possible".

J'ajouterais volontiers, sans ironie, le "chant", autant que le "champ" du possible.

 

 

 

 3 Apologie du diable

 

 

Dia-bolè : la division. Le "dia" est ce qui sépare, le "syn" est ce qui réunit. D'où l'opposition classique entre le diabolique et le symbolique. Dans l'histoire de la pensée occidentale, et nommément dans le christianisme, on assiste à une dévalorisation systématique, une condamnation, un rejet du diabolique, identifié à une puissance démoniaque, source de trouble, de désordre, de chamailleries sans fin, et plus gravement, de haine à l'égard de Dieu et de l'ordre cosmique : "Rejetez Satan et ses pompes!". Mais c'est là une dérive linguistique, une injustice à l'égard d'un concept qui a sa dignité et sa valeur. Revenons aux indications de l'étymologie. Le fait est que l'unité, si elle est pensable, ne se présente nullement aux sensations et à la perception. Que sentons-nous, si ce n'est la variance, la diversité, l'impermanence de nos états somatiques et psychiques, "ondoyants et divers" dans un monde également instable, tourbillonnaire et mouvant. Voyez Héraclite. Voyez Montaigne et sa fameuse "branloire pérenne"! Ce qui se présente immédiatement à nos yeux, à nos oreilles, à nos papilles c'est bien la multiplicité endiablée d'un univers en constante mutation, et "branle". Même l'immobilité apparente "n'est qu'un branle plus languissant". La première évidence, et la dernière, c'est le chaos.

Certains veulent y voir la marque du "diable", réduisant la nature à un étalage d'immondices que seule peut racheter la foi en un créateur. On peut aussi prendre acte paisiblement des faits tels qu'ils sont : la nature n'est pas la belle harmonie dont on rêve où le loup cohabite amicalement avec la chèvre. On veut l'Unité, on a le Multiple. On veut du Sens, on a l'Ab-sens. On veut un dieu qui réunit tout dans une harmonique synthèse, on a l'éparpillement. On veut la sérénité et la paix du cœur, on rencontre la souffrance sous les espèces de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Cela ne signifie pas forcément que tout est trouble, malheur et désespoir, mais que nous rencontrerons fatalement ces éléments indissociables de toute vie. Décidément, l'existence n'est pas une pouponnière! Le tragique est la vérité fondamentale de la vie.

En fait la division est l'acte fondateur de la vie. Naître, c'est se séparer des eaux amniotiques, du cordon et du placenta. Coupure sans remède. Le diable est passé par là, nous jetant dès lors dans l'incertitude de l'existence séparée, à charge de rembobiner toutes sortes de cordons illusoires, de tisser diverses formes compensatoires de placenta, et, dans une perspective un peu plus glorieuse, de créer du symbolique. Le symbolique est ce qui fait vivre, mais mourir aussi. De la sorte l'homme vit groupalement dans une caverne aux dimensions de la planète.

On dit bien que le symbolique relie. Mais on ne relie que ce qui a été préalablement séparé. En toute logique c'est le dia-bolique le premier, le sym-bolique vient après, et parfois il ne vient jamais. "Nous naissons tous fous, quelques-uns le restent" (Beckett).

L'apologie du diabolique est une œuvre de salubrité publique. On n'en finit pas de ramoner notre malheureuse psyché enténébrée de représentations fausses, controuvées, spécieuses et ridicules. Que l'homme soit par excellence l'animal symbolique, j'y consens volontiers. Mais le risque c'est d'oublier ce qui précède nos constructions conventionnelles, ce fond sans fond, ce Khaos originaire, cette multiplicité d'un corps mal fini, immature, cette gésine inimaginable, ce magma informe sur quoi nous nous efforcerons de bâtir un organisme qui se tienne, au prix sans doute de pas mal de déperditions, de déchets, mais de précieuses ressources aussi. "Pour faire une (h)ommelette, disait Lacan, il faut casser des œufs". En cours de route on fait un tri. Quelque chose reste, socialement récupérable, mais il y a aussi ce qu'on jette, qui fera dans le sujet un appel d'air, un vide par où passe le cri d'une nature mutilée, nostalgique de son être sacrifié.

 

 

 

 4 La Blessure

 

 

 

Sans doute avons-nous, chacun d'entre nous, notre blessure secrète, une zone psychique particulièrement délicate où la moindre égratignure peut provoquer les plus grandes souffrances. Par un certain coté de nous-même nous savons bien qu'elle est là, tapie dans l'ombre, mais en général nous évitons soigneusement de la considérer, nous maintenons la fiction de l'ignorance pour nous rassurer sur notre propre compte, et pour conserver une image aimable de nous-même. En quoi nous avons tort, car de la sorte nous nous privons d'une connaissance essentielle. Cela démontre une fois de plus que le ressort inavoué du savoir est le maintien du non-savoir.

De toute manière ce secret, si c'en est un, finit toujours par se révéler au grand jour. Il y suffit d'occurrences un peu particulières, comme la ruine d'une amitié, une rupture sentimentale, un échec ou une déception. Alors la plaie s'ouvre béante, exposant ses arcanes de douleur rentrée, de ressentiment, de désespoir et d'attente, de désirs impossibles. Alors l'enfant qui est en nous retrouve ses plaintes et ses douleurs d'enfant, et dans un spasme expulse soudainement la kyrielle de ses contrariétés, ou dans un cri déchire l'image conventionnelle, l'habillage social qui lui servaient de masque et de faire-valoir. Moment fécond, qu'il faudrait écouter et entendre, élaborer par la parole. Exprimer violemment ses émotions ne suffit jamais, il faut analyser plus loin.

Refouler c'est remettre à plus tard, et cela revient toujours. Se fâcher, crier, violenter ne mène pas à grand-chose, si, la crise passée, les affaires reprennent leur cours ordinaire. Il faut élaborer, perlaborer, travailler au travers. La blessure exhibée appelle de nous un travail de vérité.

"Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l'incarner". Elle existait avant moi parce qu'elle est la marque d'une inadéquation originelle, d'un impossible structural. On m'a demandé de m'inscrire dans le régime général et conventionnel du langage, de dire mes désirs et mes demandes, de transformer mon être originel en être social, de me plier à l'ordre symbolique et d'y incarner socialement mon désir, et comment voulez-vous que cela puisse marcher, se faire sans hiatus, sans révolte, sans douleur, sans cri et sans contestation? On me demande de renoncer à mon être même pour épouser cette forme conventionnelle et controuvée de l'enfant adapté, du mari fidèle, du père de famille responsable, de l'employé, du citoyen, et que sais-je encore? C'est ainsi que la blessure était là avant moi, et que moi, surgissant dans le monde, je me vois destiné à l'incarner.

On troque l'être pour le paraître, la vérité pour le semblant.

Cette affaire-là, chacun de nous la connaît, mais chacun à sa manière singulière, qui de manière douce et souple, qui dans la douleur de l'arrachement, mais jamais sans mal ni renoncements.

La blessure est la marque de l'obligation symbolique, marque au fer rouge quelquefois, mais toujours une blessure, qui tantôt cicatrise heureusement, tantôt reste béante, appelant de pauvres pommades inefficaces ou de belles transpositions créatives. De là s'origine le travail de l'écrivain, la passion de l'artiste, la pensée, heureuse ou malheureuse, répétitive ou novatrice, et la névrose, et la trop fameuse "résilience". Toute la question est de savoir comment la souffrance peut se transmuer en beauté.

Ce qui est clair en tout cas c'est que chacun, s'il veut évoluer en soi-même, est invité à travailler avec sa blessure. De faire avec comme on dit, non pas sur le mode passif de la plainte et du ressentiment, mais comme élément essentiel et central de la psyché. Tout le reste est relativement facile : l'adaptation, la socialisation externe et même la moralisation. Mais cela, cette blessure au fond de soi, requiert l'énergie la plus vive, la plus grande patience, le goût sublime de la connaissance, et un courage à toute épreuve. Nous avons, heureusement, dans l'histoire de la culture universelle, de beaux exemples qui nous montrent que la chose est possible.

 

 

 

 5 Se passer du père?

 

 

 

"Se passer du père à condition de s'en servir". Voilà qui donne de précieuses indications sur la question de la dette qui est un problème majeur dans l'existence humaine. Combien de personnes s'épuisent leur vie durant à éponger une dette d'autant plus écrasante que sa source, sa nature et sa signification échappent à toute conscience? On y verra une illustration du samsara, répétition interminable de processus qui semblent, au lieu de se réduire, s'intensifier avec le temps, comme si chaque cycle de compensation rendait la dette encore plus aiguë. Dette insolvable, à laquelle seule la mort mettra un terme. C'est peut-être le fondement inconscient de la croyance religieuse. Mais pour nous, philosophes, il importe de saisir la nature du processus, de le comprendre en entier, si nous voulons édifier une liberté à la portée de l'homme.

En quoi consiste la dette? C'est d'avoir été adopté, nourri, élevé dans l'ordre de la culture. A la mère nous devons le nourrissage, au père la séparation. La fonction paternelle est double. D'une part le père est le représentant de la loi, selon laquelle l'enfant doit se séparer de la mère - et la mère de l'enfant - afin de conduire l'enfant dans le chemin de la subjectivation, ce qui est impossible s'il se maintient dans l'orbe du désir maternel. L'enfant est appelé à se séparer, séparation qui est parturition. De la sorte la mère est doublement parturiente, au moment de la naissance physique, et, dans un processus graduel, de la naissance psychique. La subjectivation se fait sous l'égide de la Loi, et détermine un accès, difficile certes, mais nécessaire à l'ordre du langage et de la parole. D'autre part le père donne l'exemple d'un accès au désir sexuel puisque, après avoir renoncé lui aussi à sa propre mère, il se pose clairement comme le partenaire sexuel de l'épouse, qui est la mère de l'enfant. Voilà qui dessine une généalogie, un contrat entre les générations dans lequel l'enfant pourra prendre sa place de sujet. C'est ainsi que l'enfant apprend à "se servir du père" : prendre exemple sur la subjectivation en acceptant les lois fondatrices du langage.

En toute rigueur la dette se limite au champ symbolique. Chaque sujet est redevable de ce que l'éducation parentale lui a permis de se positionner correctement dans le champ symbolique, par le processus de séparation-parturition. La dette se paie par la reconnaissance, non par la soumission. Ceci représente le second volet de l'analyse.

"Se servir du père pour s'en passer" - car il ne s'agit pas de devenir une sorte de doublure en se maintenant dans l'imitation du père, ou en prétendant incarner son désir. C'est là que le second aspect de la loi prend toute sa signification, et ce serait encore un ratage de la symbolisation que de rester l'éternel enfant du père. Comme il a fait lui-même, plus ou moins bien, jamais parfaitement, il s'agit de tracer une route originale pour le désir, de risquer sa parole et son existence dans des chemins originaux, singuliers, par quoi le processus de subjectivation puisse s'essayer et s'affirmer. Vient un moment où se fera cette seconde séparation-parturition, où le fils, ou la fille, "trahira" le père, dans une infidèle fidélité, infidèle à la lettre et fidèle à l'esprit.

Payer sa dette signifiera paradoxalement y mettre fin. Tant que l'on croit à la dette elle s'augmente d'elle-même, et tend à l'infini. Mais pour ne plus y croire, pour ne plus se sentir redevable, il faut la payer. Elle se paie dans le processus de séparation, par l'accès à la subjectivation. C'est alors qu'on se passe du père pour avoir su s'en servir.

 

 

 

6 Disjonction

 

 

 

     Le jour tourne à vide

     Autour de la nuit profonde

     Je rêve en aveugle

     Il manque le mot exact

     Qui accointe ciel et terre.

 

Il manque le mot exact. Sans doute est-il à manquer toujours. Non par pauvreté de langue, mais de structure. Chaque mot renvoie à un autre, qui renvoie à un troisième, dans une ronde interminable, sans atteindre jamais le réel, décidément hors langage. Mais alors, toute notre production langagière n’est-elle pas un gigantesque délire qui s’épuise à vide dans le cercle de la tautologie ? Le langage ne ferait autre chose que dériver sans fin dans une sorte d’hallucination sonore, sans contact aucun avec les choses, ni avec le sujet lui-même, extérieur par nature à toute prise, indicible et innommable ? Nous sentons bien que cela ne saurait être ainsi, sauf à déclarer que la psychose est le régime ordinaire de l’humanité.

Nous parlons, nous parlons, mais de quoi parlons-nous ? C’est le problème de la référence : comment savons-nous de quoi nous parlons, si ce n’est par convention ? Ceci est un arbre, ceci une fleur. Il suffit d’un accord communautaire qui fixe le signifiant dans son rapport à la chose, rapport à la fois arbitraire et nécessaire (De Saussure).

Epicure a posé clairement le problème : « Il est nécessaire que, pour chaque son de voix, la notion primitive soit sous le regard et n’ait en rien besoin de démonstration, si toutefois nous devons avoir à quoi rapporter ce qui est objet de recherche ou de doute, c’est à dire d’opinion » (Lettre à Hérodote, 38). La culture humaine repose sur ces évidences premières de la sensibilité et de la perception, qui découpent dans la continuité du réel des objets repérables, la nomination fixant ce rapport pour l‘ensemble du groupe parlant. Les données de la nature se renforcent par la convention sociale et culturelle.

Cette position est fort satisfaisante pour la nomination des choses extérieures. C’est le minimum indispensable à fonder la communication utilitaire et usuelle. Mais elle ne résout pas la question de l’ordre psychique, comme on voit par l’exemple des psychotiques, dont le langage ne trahit pas les lois de la désignation commune (un chien reste un chien), tout en dérivant vers une interprétation délirante des faits, et de leur propre univers intérieur. Il ne suffit pas de nommer correctement les choses, il faut encore que leur statut ne soit pas faussé, comme c’est le cas dans les interprétations paranoïaques, où le moindre geste et la moindre parole deviennent des signes évidents de malversation ou d’intention hostile.

Cette difficulté est abordée par Lacan dans sa théorie du point de capiton. Il faut que dans l’inconscient du sujet le signifiant soit noué, « capitonné » à un réel, de manière à fonder une juste distribution de l’ordre symbolique. Si le sujet connaît de naissance sa mère, il n’en va pas de même du père, que rien ne désigne comme tel si ce n’est la parole (de la mère) : "voici ton père". On voit d’emblée la portée de ce positionnement, par quoi l’accès à la dimension triangulaire et culturelle est amorcée. Le père ne se soutient que de cela, qui n’est qu’un signifiant, mais qui entame le processus signifiant dans son ensemble. D’où le concept si important de "métaphore paternelle", levier essentiel de la mise en orbite du système symbolique. La difficulté que je vois toutefois, c’est que la parole de la mère précédant celle du père, il en résulte logiquement que l’accès au symbolique relève d’abord de la mère, et de sa position subjective dans l’ordre symbolique inconscient. Métaphore paternelle si l’on veut, mais sur la base d’une métaphore plus ancienne, celle du positionnement de la mère face à son propre père. Ce qui expliquerait les ratages symboliques, et les catastrophes psychiques succédantes, par les accidents de transmission généalogique et familiale. Voir la tragédie grecque, le destin des Atrides par exemple.

Quoi qu’il en soit, la métaphore paternelle ne fonde rien d’autre que la socialisation du sujet, sa participation possible au jeu culturel. Elle ne résout pas le problème métaphysique : les choses restent les choses et les mots restent les mots, sans qu’un rapport satisfaisant puisse être découvert. C’est une illusion tenace de l’ancienne philosophie, chez Platon au premier chef, que de croire que le mot exprime l’essence de la chose, son Idée, son Eidos, selon une correspondance nécessaire. Penser serait saisir les essences et les déposer dans le concept, comme savoir de l’être. Je ne saurais partager cet optimisme. Pour moi entre les choses et les mots je ne vois d’autre rapport que culturel, conventionnel, et donc falsifiable. Le point de capiton peut bien fonder la culture, il ne fonde pas la connaissance. Nulle part je ne trouve de fondement, dans aucun principe indiscutable. D’aucuns, comme Aristote, affolés par cette aporie, s’empressent de convoquer un dieu intelligible, premier moteur immobile, Cause des causes, pour colmater la brèche. Soit, mais c’est là un « asile de l’ignorance » (Spinoza).

    "Il manque le mot exact

    Qui accointe le ciel et la terre ».

L’ordre symbolique, ou la chaîne virtuellement infinie des savoirs d’une part, le réel en son épaisseur insondable de l’autre : ciel et terre ne se rencontrent pas, ni de nature, ni d’art. Deux ordres disjoints, et si disjoints, si parfaitement disjoints, qu’à bon droit on se posera la question de la légitimité du langage. Pourquoi parler si l’on ne peut dire l’être ? Si "être" est un mot impossible, sans teneur ni signification ? Si "nous n‘avons aucune communication à l’être" (Montaigne) ? - Ma réponse sera la suivante : je ne peux dire l’être, ni le réel, ni quoi que ce soit d’assuré en ce monde, mais je peux dire l’impossibilité, comme faisait Démocrite : « Il n’en sera pas moins évident que connaître comment chaque chose est faite se situe dans l’impasse »

Ce nouveau discours ne vise plus à dire ce qui est, comment cela est, et pourquoi cela est, il ne parlera plus d’être ou de non-être, il désignera ce lieu de l’absence, cette faille inentamable et rémanente qui à jamais sépare le mot de la chose.

     "Le jour tourne à vide

     Autour de la nuit profonde"

La belle lumière immortelle, joie du corps et l’esprit, tourne dans les sphères sublimes du ciel et nourrit la terre de sa douce chaleur, mais elle ne peut rien contre l’abîme de la profonde nuit, éternelle elle aussi, où se perd notre maigre raison. De la nuit au jour, du jour à la nuit, nous voyageons, éternels errants sur cette terre, vagabonds de l’insondable, poètes médusés, scrutant l’énigme de nos yeux aveugles, heureux et malheureux, c’est selon, à rêver d’une impossible conciliation. Etrangement, c’est le défaut du "mot exact" qui nous suscite à risquer autre chose que la simple survie, et dans ce risque à éprouver les plus hautes joies.

 

 

 

 7 Asymbolies

 

 

 

Que se passe-t-il lorsque le langage se dérobe, que le sujet se trouve soudain privé de l'usage des mots, que les mots semblent soudain vidés de toute substance, glissant, inodores et décalcifiés, à la surface des choses? L'habitude, cet écran souverain qui nous permet en temps normal d'user librement et confortablement du langage, qui nous met à distance du réel, ne fonctionne plus, ni la logique ordinaire, ni le sentiment de maîtrise, et alors le monde semble pris de folie, les choses se mettent à tourbillonner, entraînant le moi dans une sarabande déchaînée. Cette étrange panique est décrite par Virginia Woolf dans un court essai intitulé "La maladie". Elle remarque combien la santé "des gens d'aplomb", de ceux qui courent à la conquête du monde, est plombée par une méconnaissance ordinaire et nécessaire de cet univers d'en dessous, eux qui vivent à la surface, qui manient les objets et les projets pour maintenir leur flamboyante santé. Mais il suffit d'être terrassé par une grippe pour que le monde se délite, que les mots s'échappent de leur fonction d'usage, et que le moi lui-même perde ses contours. Alors se produit une étrange conversion : le regard s'ouvre à l'existence de phénomènes jusque-là inaperçus, noyés dans l'habitude et l'affairement. Le ciel, soudain, révèle ses couleurs, ses nuages, ses mouvements incessants, sa poésie singulière, d'autant plus singulière qu'elle était là de toujours et que jamais nous n'en prenions conscience. Les mots se révèlent inaptes à dire cette merveille silencieuse. Il faudrait des mots nouveaux, tout proches du corps, sensuels, charnels, éminemment subjectifs, pour coller à l'expérience vécue, la dire sans la déformer. Et le malade, alors, se découvre poète, mais poète en souffrance, gémissant sur sa propre inaptitude. Entre panique et ravissement le sujet entr'aperçoit la profondeur inouïe d'un monde, à la fois extérieur et intérieur, d'une contrée de neige inviolée qu'il voudrait explorer, mais qui indéfiniment se dérobe à la prise. Nous ne parlons pas volontiers de ces expériences de dessaisissement quand le corps retrouve sa prééminence sur l'esprit, et s'ingénie à dérouter la langue.

Peut-être connaissez-vous "la Lettre" d’Hugo Von Hofmannsthal. Ce jeune poète prodige, chéri des Muses, qui avait publié plusieurs recueils poétiques fort prisés, se trouve tout soudain dans l'incapacité d'écrire. Il décide de narrer cette expérience en se projetant dans le siècle d'Henri VIII, confiant à Lord Chandos le soin de le représenter dans une missive destinée à Francis Bacon. L'analyse qu'il fait de cet échec doit retenir toute notre attention. C'est une totale déroute du langage, un délitement, une apocalypse. Que se passe-t-il quand l'édifice symbolique s'effondre? Epuisement, angoisse, perte de mémoire, sensation de vertige, écoulement dans le vortex d'un tourbillon universel qui emporte les choses, et le moi lui-même, dans un vide sans nom. Et parallèlement à cette panique absolue, ce qu'il appelle "sa révélation", comme si les choses, et souvent les plus banales, un seau abandonné dans le jardin, un chien au détour du bois, acquéraient une existence extraordinaire, une sorte de présence absolue, muette et formidable. Dans le rayonnement tournoyant des choses le poète se vit lié et fondu à la vie universelle, rendu à l'évidence d'une immanence totale, confondu à la souveraine clarté du monde, habitant extatique d'un univers enchanté, qui est lui-même tout en étant indifféremment le tout.

Un commentateur parlera de crise schizophrénique. Peut-être. Mais Hofmannsthal n'est pas un schizophrène, c'est un poète. C'est sans doute l'apanage douloureux du poète de se tenir au plus près de la faille, boitant et claudiquant plus qu'un autre, d'avoir une prescience tragique et jubilatoire de ce qui se tient et se meut sous les haillons de la langue, origine et source de toute parole, de toute création. Il expérimente dans sa chair le poids de la convention, sa tranquille et fallacieuse certitude, dont il soupèse la tromperie, la mascarade, rêvant d'une langue absolue qui ferait coïncider mot et chose dans la lumière. Mais toute sa création, déchirée par le savoir de l'impossible, creuse un sillon de chair meurtrie qui atteste, pour les hommes, le sacrifice sanglant de ce qui fut et qui ne sera plus. Le poète est celui qui témoigne de cet écart salvateur, qui le dénonce, et témoigne de son inanité.

 

 

 

 

8 Du déchet

 

 

 

"Il y a le nom et la chose ; le nom c'est une voix qui remarque et signifie la chose ; le nom ce n'est pas une partie de la chose, ni de la substance, c'est une pièce étrangère jointe à la chose, et hors d'elle". (Montaigne, II, 16, 618)

Comment se fait cette jointure, toute artificielle? Par la convention, qui avec le temps finit par paraître naturelle. Pour nous défaire de cette illusion de naturalité il faut apprendre les langues étrangères : l' "arbre" d'ici devient là-bas "Baum", ou "dendron". Il en va des mots comme de la monnaie par quoi nous monnayons notre rapport aux choses. Rapport indirect et controuvé, comme sont toutes les institutions humaines qui suppléent à l'insuffisance de l'instinct. C'est dire assez que toutes nos connaissances sont des pièces rajoutées, des constructions mentales, inadéquates et contestables. On se console en considérant leur utilité et leur efficacité, qui ne sont pas nulles, mais qui ne sauraient tenir lieu de vérité, laquelle est au sens strict un impossible.

Souligner, comme fait Montaigne, l'inadéquation structurelle du nom à la chose, se voit singulièrement renforcé dans l'expression de Lacan : "le mot est le meurtre de la chose". Pourquoi "meurtre"? Quel meurtre? En un sens le mot élimine la chose, pour se mettre à sa place, la repoussant hors du langage, la renvoyant dans un ordre de réalité énigmatique et insondable. Ce qu'est l'arbre en son réel propre je l'ignore, et tout ce que je peux m'en représenter (qualités, formes, composition etc.) je le transpose, je le métaphorise dans le champ de la représentation, images mentales, idées, concepts, généralisation, abstraction. Cette opération dénote une puissance propre de l'intellect, capable d'idéation par la création de symboles, lesquels établissent un double rapport de séparation par rapport au sensible et de liaison conventionnelle. Pour tous les membres de la même communauté linguistique le mot désignera la même réalité référentielle. Etrange meurtre qui n'altère pas la chose en sa réalité propre - l'arbre reste un arbre -mais la transpose dans l'ordre symbolique en en modifiant radicalement le statut. En un sens c'est bien un meurtre de la nature, en un autre ce n'est qu'un processus magique : on croit posséder la chose en son essence alors qu'on ne manipule que du vent - la voix, dirait Montaigne. C'est ainsi que l'on peut en toute bonne foi peupler l'univers de puissances occultes et invisibles, de petits génies malicieux ou pervers qui s'acharneraient à notre perte et qu'il s'agirait, par des incantations, de gagner à notre cause ("l'âge fictif ou théologique" d'Auguste Comte). Mais d'un autre côté les mots, lorsqu'ils sont correctement formés, lorsqu'ils sont soigneusement ajointés à des réalités physiques soigneusement définies (définition du carbone, d'une machine, d'un rapport de causalité vérifié etc.) permettent de nouvelles combinaisons selon un processus quasi indéfini ("l'âge positif" d'Auguste Comte). On peut estimer avec quelque vraisemblance que le langage hésite entre la magie et l'efficacité techno-scientifique, la poésie et la raison.

En cette affaire il est patent que l'homme vit dans un univers de signes, qui ont au moins autant d'importance que les faits eux-mêmes, au point que l'on peut estimer, avec Nietzsche qu'"il n'y a pas de faits mais que des interprétations". Position polémique intéressante, mais excessive, car, quoi qu'on pense ou fasse, le "fait" revient toujours "à la même place" disait Lacan. Quelle place? La place du réel, celle qu'on veut esquiver, suturer, saturer, forclore, et qui se rouvre toujours. Nous produisons de l'électricité avec nos centrales, c'est formidable, c'est paraît-il économique, mais il y a des déchets, et que ferons-nous des déchets? Dans un processus quelconque il y a quelque chose qui échappe, vapeur, chaleur, gaz carbonique, pollution, scorie, un petit quelque chose d'indésirable qui nécessite de nouveaux agencements, qui à leur tour produiront encore autre chose, et ainsi à l'avenant. Cela se déplace, mais cela revient, c'est autre chose, et ailleurs, et c'est structurellement le même, à la même place, celle de l'impossible (à évacuer, à colmater, à forclore).

Il faut prendre la mesure de cette inadéquation structurale qui fait que "cela ne colle jamais", qu'il n’y a pas moyen de boucler le processus, de colmater la brèche, de penser une quelconque totalité, ou unité finale. Cela ruine la conception scientiste rêvant d'une adéquation ultime de la connaissance et de la réalité, sans parler du mythe totalitaire en matière politique ou religieuse. Mais je me suis de longtemps exprimé là-dessus. Loin de ruminer dans ces considérations quelque prétexte à morosité j'y vois plutôt de bons motifs à se réjouir : l'ouvert est ouvert, et n'est pas près de se refermer.

 

 

 

 9 Cela ne colle jamais

 

 

 

"Cela ne colle jamais". Voici une proposition essentielle, qui me semble exprimer la vérité indépassable de l'organisation psychique.

Cela ne colle jamais : la réalité ne vient jamais recouvrir complètement les souhaits du cœur. Et quand elle semble miraculeusement adéquate, très vite un écart se creuse, et l'insatisfaction renaît. C'est l'expérience des naïfs qui crurent un instant que de gagner au loto comblerait tous leurs désirs.

Cela ne colle jamais, ça veut dire aussi que l'ordre symbolique est une chose et le réel une autre. Impossible d'ajointer les deux. Il y a toujours un trou dans la structure, que l'on s'empresse de colmater, et qui toujours réapparaît. On peut rêver d'un signifiant idéal et définitif qui relierait les deux ordres, exprimant à la fois la vérité symbolique et l'ordre des choses, mais cela ne se peut si le mot n'est pas la chose, et si par nécessité interne, tout mot, parce qu'il est un mot, creuse un écart infranchissable. Dans toutes les traditions connues le mythe avait pour fonction de dire l'origine et la fin, recouvrant les deux brèches par le signifiant-maître, et c'est encore ce que la philosophie classique s'efforce de produire avec l'idée de Dieu. "Dieu ne saurait être trompeur" : en lui reposent les lois éternelles de l'univers. Penser Dieu c'est penser le monde. - Tout cela ne tient pas.

Cela ne colle jamais signifie qu'il est impossible de penser une origine et une fin : l'origine est toujours relative, une cause renvoyant nécessairement à une cause antécédente, et cela à l'infini. Si le sujet veut saisir le point zéro de son origine il sera renvoyé de la cause proche (sa conception) à celle de ses géniteurs, qui à leur tour...Et tout cela se perd dans la suite ininterrompue des générations, jusqu'au big bang, qui lui-même ne peut se targuer d'être une origine absolue. Il en va de même dans les phénomènes psychiques : où est mon propre commencement mental? Dans la série infinie des processus, physiques, physico-chimiques, électriques, énergétiques, psychiques, sociaux et historiques on ne trouvera jamais de commencement absolu, et jamais de fin. Car la fin est tout aussi inconcevable que le commencement. Cela continue encore et encore, hormis ma propre fin, certaine et incontestable. Les religions posent un commencement et une fin, orientant l'histoire selon l'axe d'une signification d'ensemble, comme la résurrection ou quelque parousie finale, où l'histoire s'abolirait dans le Grand Retour. Cela signifie que la religion a horreur du vide, que sa fonction est de colmater la brèche, d'imposer un Sens et de garantir la finalité. Structure saturée où le sujet est délesté de son manque à être constitutif.

Cela ne colle pas : les deux bouts de l'histoire ne sont pas des bouts, car il n’y a pas de bouts, mais l'ouverture infinie des deux côtés. C'est dire qu'il n’y a pas de philosophie de l'histoire, pas plus que de métaphysique. Ces deux disciplines (?) sont des variantes modernes du mythe, avec la même structure saturée.

Cela ne colle pas : le sujet ne peut se recoller lui-même dans une synthèse qui lui permettrait de s'identifier et de se saisir lui-même dans une parfaite coïncidence de soi à soi. "Cela" le traverse, cela s'échappe d'instant en instant, quoi?, le processus multiple et divers de la vie organique, de la vie psychique, dans un vivre qui déborde de toutes parts, et à l'avant et à l'après, et dans le maintenant insondable. "Tout coule", et jamais cela ne fait un tout, un être, une substance. S'il y a un sens ce n'est pas comme sens total et omni-englobant, mais très précisément par le trou qui soutient la structure dans son ouverture, dans la mesure exacte "où l'absence fait sens" : sens à jamais multiple, plurivoque, ambivalent, ambigu, ouvert et indécidable.

Maintenir ouverte l'ouverture tel est le pari d'une philosophie du sujet qui ne se paie pas de mots.

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Cette chronique m'est assez largement inspirée par une sorte de haut-le-corps éprouvé à la lecture de Heidegger, lequel, bien revenu des ardeurs religieuses, n'en replonge pas moins dans une attente mystique de l'Etre, dont poètes et penseurs seraient les voix avant-coureuses et prophétiques. A moins que, cela se peut aussi, je n’y ai rien compris!

 

 

 

 

 10 Hétérogénéité des deux plans

 

                                        I

 

Si l'on me demandait comment je me représente les choses - je dis " les choses" comme Pyrrhon disait "pragmata", terme volontairement vague et vaste comme l'univers, impliquant le dedans et le dehors, le physique et le mental - je dirais ceci : je vois deux espaces parallèles, qui ne se touchent pas, ne s'emboîtent pas, ne s'influencent pas, définitivement distincts et hétérogènes. Ce n'est qu'une image, rien de plus, comme s'en font les géomètres, sauf qu'il n'y a pas de correspondance entre les deux plans, aucun jeu de miroir.

Le premier plan, le plus apparent, c'est l'ensemble global, hétéroclite de toutes nos productions mentales, images, idées, symboles, désirs, volitions, mots, phrases, culture, science, art, tout ce que le terme de poièsis peut évoquer, création et fabrication qui, issues de la sphère de conscience, sont un intermédiaire, un "espace transitionnel" projeté entre l'insondable de l'inconscient psychique et l'insondable du réel extérieur, l'univers tel qu'en lui-même, dont nous n'avons aucune connaissance directe.

L'autre plan, c'est précisément le réel. Mais c'est un plan abstrait, une pure forme sans contenu, puisque nous ne le connaissons pas, mais qui peut se penser comme le négatif de toutes nos représentations. Etrange plan en vérité, mais nécessaire : il faut le poser, le penser à défaut de le connaître. Il faut créer dans le premier plan, celui de la représentation, un trou, une brèche pour que la pensée évite de se clore sur elle-même, de s'affoler de soi-même, de se ratatiner et de s'effondrer sur soi, dans une mêmeté creuse et verbeuse.

L'essentiel est de maintenir la conscience d'un ailleurs, d'un tout autre, comme un vent puissant qui hurle à nos oreilles, et nous rappelle que "nous n'avons pas de communication à l'être".

 

 

 

                                      II

 

 

 

Le plan de la représentation est un ensemble hétéroclite, formé de bric et de broc, rafistolé au gré des événements, bricolé dans l'urgence, sans cesse ravalé comme les façades poussiéreuses de nos rues, tantôt amendé et replâtré, tantôt écroulé en partie, toujours voué à une indépassable incertitude. Ce qui ne nous empêche nullement de faire les fanfarons, criant victoire quand nous croyons comprendre quelque rapport nouveau entre les phénomènes. Et puis il faudra raccommoder et détricoter la nouveauté, la relier à l'ancienneté, désespérant de parvenir à cette fameuse synthèse finale qui ne vient jamais. A défaut d'un réel qui se dérobe nous fabriquons une image qui nous tient lieu de réalité - clafoutis provisoire, fricassée d'un jour, liaison et mélange improbable de l'imaginaire et du symbolique. La plupart croient que c'est là le monde, quelques-uns soupçonnent dans ce savoir une dénégation méthodique du réel.

Sur ce plan de la représentation règne la dualité du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l'injuste, du beau et du laid. "Convention" disait Démocrite, "convention que le doux et l'amer, convention que le vrai et le faux". Ce processus dichotomique est l'œuvre du langage qui ne peut fonctionner que par différenciation. Un concept n'a de contenu que par élimination, comprenant ce que les autres ne comprennent pas. D'où un étalement, un dépliement indéfini. Jamais de clôture, mais une fuite, un allongeail, un étirement sans commencement et sans fin. A défaut de référents indiscutables on procèdera par oppositions binaires. Agir implique la distinction de l'efficace et de l'inefficace, penser implique la distinction du vrai et du faux, faire œuvre d'art implique la distinction du beau et du laid, juger, du bien et du mal. C'est l'univers symbolique : il soutient l'édifice social, juridique, politique, artistique, structurant notre pensée jusque dans l'intime. Impossible de sortir de ce réseau de signes, sauf à dynamiter le symbolique de l'intérieur - ou alors à ouvrir délibérément un autre champ, sous la poussée, vraisemblablement, d'une pressante nécessité intérieure.

Le plan du réel peut se penser par opposition à la représentation. C'est l'entreprise de Pyrrhon, ordinairement si mal comprise, et ramenée platement à quelque sagesse farineuse de sage de village. "Les choses (pragmata) il les montre également in-différentes (adiaphora), immesurables (astathmèta), indécidables (anepikrita)". Ici la pensée se trouve prise dans le vortex de l'incertitude absolue.

L'égalité d'abord : "toutes choses sont égales", ceci n'a aucun sens sur le plan de la représentation, comme on vient de voir, puisque ce plan ne se soutient que des inégalités différentielles, des appréciations de valeur et de sens - mais bel et bien égales en tant que réel, lequel n'est jamais de l'ordre du plus ou du moins : il est, voilà tout, et quand il apparaît il apparaît dans sa totalité. On ne meurt pas à demi, mais comme remarquait Epicure " quand nous sommes la mort n'est pas, quand la mort est nous sommes plus". Le caractère fracassant du réel nous submerge totalement, et peu importe que ce soit un obus ou une piqûre.

In-différentes : non différentiables. Les différences constitutives de l'ordre symbolique sont suspendues, le réel est massif, total, non décomposable en parties, en secteurs, en valeurs. La fameuse non-différence pyrrhonienne est une tentative absolue de penser l'absolu sans reste, sans scories, sans traces. On pensera à l'expression qui qualifie Bouddha dans les Ecritures : tathâgâta, tout entier il est venu, tout entier il est parti, comme un oiseau qui ne laisse aucune trace dans le ciel. Parinibbana(1). Le mérite spécifique de Pyrrhon, et peut-être sa folie, est d'avoir voulu transposer cette non-différence dans le champ concret de la réalité sociale, vivant d'indifférence au milieu d'hommes qui ne vivent et ne se nourrissent que de différences. Sans doute est-il plus avisé de s'en tenir à une rigoureuse distinction de plans, réservant la non-différence à la pure sphère de la contemplation. En tout cas c'est ainsi que je fais.

Im-mesurables, in-décidables, pourquoi? Parce qu'il n'existe aucun critère du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Où diable irai-je chercher un critère? Parmi les hommes? Mais ils sont sous la domination tyrannique de l'opinion, de la convention. Des dieux? Mais où voyez-vous qu'il y ait des dieux, et même s'il y en a, comme les planètes ils ne parlent pas. L'homme pyrrhonien est seul, définitivement, et c'est bien cela qui affolait Pascal : "le silence infini...".

Il m'a semblé intéressant de me référer ici à Pyrrhon, en raison de la rigueur exceptionnelle de son dire, exposant sans fards ni ruses, ni arrière-pensée, une intuition aveuglante, et difficile. Lui, le démocritéen de la première heure, qui un temps croyait pouvoir opposer à la convention la "vérité des atomes et du vide" finira, peut-être au contact des gymnosophistes de l'Indus, par renoncer à cette thèse atomistique en supprimant d'un coup toute représentation, même physique, pour clamer la pureté non-conceptuelle du plan de réalité. Vision du "vide", mais d'un vide qui n'est nullement un néant ou un non-être, vu que ces notions sont encore différentielles, manquant nécessairement leur visée.

Du réel, au bout du compte, on ne peut dire grand-chose, si ce n'est en négatif, d'où ces A privatifs accumulés dans les formules de Pyrrhon : a-diaphora, a-stethmèta, an-epikrita. On décapitera toute tentative dogmatique, tout effort de saisie conceptuelle, toute prétention à dire l'indicible, pour ne laisser subsister dans l'esprit que la vacuité, et dans la posture une aphasie contemplative. Ici Pyrrhon rejoint Bouddha qui déclare qu'en quarante ans il n'a jamais rien enseigné.

 

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(1) Parinibbana : le "nibbana complet" de Bouddha, extinction définitive et sans reste lors de son décès. Nibbana est le terme pali, terme originel correspondant à "nirvâna" dans les textes sanscrits de la tradition du Mahayana. Nibbâna signifie originellement extinction, comme on dit d'une flamme soufflée par un mouvement de l'air.

 

 

 

III

 

 

Bouddha et Pyrrhon ont décidé de vivre selon la vérité, refusant de distinguer les deux plans, et à vrai dire, sans doute pour eux n'y avait-il qu'un seul plan, et qu'une sorte de vie possible. Pour moi qui suis de bien faible farine, je n'aspire point à telle excellence, me rangeant pour l'ordinaire à l'ordinaire condition des hommes. Mais pour autant je ne suis pas dupe de nos croyances et de nos valeurs, m'essayant à par moi à quelque autre appréciation, moins controuvée et fallacieuse. "Les non-dupes errent" voilà qui me semble une assez bonne formule, estimable et vivable. J'erre bien volontiers par les avenues et bocages intimes, et pour le reste je me contenterai de paraître à demi, en m'adaptant au semblant, à ce mi-dire qui tiendra lieu de vrai, vrai-semblant pour le commun, et la norme commune. S'adapter ce n'est pas adopter. Un ritualisme critique et ironique fera bien l'affaire, puisqu'il faut s'affairer. Mais pas trop. Conservons par devers nous une "arrière-boutique" comme dit notre Michel, où du moins nous pourrons batifoler à notre aise. Et à de certaines heures nous lèverons le nez au ciel, pour y lire le reflet inversé de notre inanité. Et qu'elle ne nous trouble pas plus que raison, en dépit de l'immensité incommensurable du ciel.

Entre terre et ciel... Mais peut-être est-ce encore trop dire?

 

 

 

 

11 Philosopher

 

 

 

 

L'asymbolie désigne l'état de ruine du registre symbolique, lorsque les mots non seulement nous manquent, dérapent et se délitent, - ce qui peut arriver à tout un chacun dans des expériences passagères de déréalisation - mais plus profondément que le symbolique dans son entier révèle sa caducité foncière, son inadéquation définitive et sans reste. Cela, c'est pour un psychiatre, la psychose. Le sujet serait englouti dans un réel sans médiation possible, sans issue, à moins qu'il ait construit de toutes pièces un système délirant auquel il adhère sans distance aucune, confondant les mots et les choses, prenant le mot pour la chose. A contrario on mesure la nature propre du langage : c'est la création d'un système de signes qui se substitue à la chose, la met à distance, la transforme en signifiants qui se rapportent à d'autres signifiants, dans un jeu ouvert de substitutions, de combinaisons, d'adjonctions, de soustractions virtuellement infinies. Chaque terme suppose tous les autres, "le trésor des signifiants", la langue dans sa totalité. Ainsi, par exemple, la fille est autre chose que le garçon, le mulet n'est pas un âne, ni un bardot, ni un zèbre ni un cheval. Pour juger d'un mot il faut en somme la totalité du dictionnaire, du moins en principe. C'est la raison pour laquelle Lévi-Strauss soutenait que le symbolique apparaît nécessairement d'un bloc, comme un système total qui va embrasser la totalité de la représentation pour un groupe linguistique donné.

La langue nous constitue comme sujet de la parole, nous institue et nous détermine dans la place que nous occupons, dans nos fonctions, nos rôles, nos statuts selon un rapport différentiel avec les autres. Un élève est plus qu'un individu à l'école, c'est un apprenant qui est positionné par l'institution scolaire dans un rapport inégalitaire à l'enseignant quant au savoir, et à l'administration comme administré. Ces données sont antérieures à la scolarisation comme telle. Le sujet scolaire, quelles que soient par ailleurs ses qualités, positions et mérites, se voit positionné dans la structure, fixé dans ses statuts et ses rôles. La seule issue est la désertion, qui elle-même détermine un nouveau statut. On n'échappe pas au symbolique, car alors même qu'on inventerait une autre position, pour les autres on sera déterminé par le statut commun. Je refuse le travail, je me mets à l'écart, et voilà que je deviens, bon an mal an, un chômeur, relevant malgré moi d'une autre détermination. 

Toutes ces analyses sont fort pertinentes. Elles ont le mérite de montrer la puissance déterminante de l'ordre symbolique sur nos conduites, nos discours et même sur nos pensées. Chacun se flatte de disposer d'un libre-arbitre souverain, d'une capacité de choix inaliénable, mais ne mesure pas le poids colossal du conditionnement dont il est à la fois la victime et l'acteur. Toute réflexion sur la libération devrait commencer par-là, en dépit de la répugnance que nous inspire spontanément la considération de ces faits.

La plupart se range, au prix de quelques symptômes plus ou moins invalidants, à l'ordre commun, acceptant de fait le processus de normativation sociale. D'autres, intentionnellement ou non, basculent dans le refus, et se voient exclus ou médicalisés. Existe-t-il une autre issue, qui ne soit ni aliénation ni psychiatrisation?

Il y a heureusement les artistes qui inventent de nouvelles possibilités de sentir, de parler, de représenter, inaugurant de nouvelles et fécondes symbolisations, qui, avec de la chance, renouvelleront notre perception du monde. Il y a les savants qui produisent de nouveaux paradigmes, mais leur retentissement public est des plus modestes. Et puis il y a les philosophes.

La philosophie se constitue originellement dans un écart critique avec les conventions et les valeurs en cours. Voyons Héraclite qui fustige les Ephésiens pour leur incurie politique : "Que la richesse, à vous, ne fasse pas défaut, Ephésiens, afin que vous soyez convaincus d'être des misérables (fragment 37). Diogène le Kunique se flatte de créer de la '"fausse monnaie", plus vraie que la fausse monnaie des Athéniens. Nietzsche veut une transvaluation de toutes les valeurs. Pyrrhon balaie d'un revers de main toutes les opinions et croyances, dans une suspension salvatrice.

Le philosophe connaît la valeur toute relative des opinions, règles et valeurs. Il suspend la dictature du symbolique, ouvre un espace où passe le vent, se tient au plus près de l'originaire. Mais il veut dire, lui aussi, il veut communiquer : il lui faut une langue. Et c'est là que le philosophe se fait, contre son gré peut-être, poète : poiètès, celui qui crée, fabrique, construit, élabore un nouveau langage, de nouveaux concepts, avec le risque inhérent à toute conceptualisation, de retomber malgré soi dans la fixation, la réification. Et c'est ainsi que ce sublime effort de renouvellement, cette superbe envolée hors des murailles du monde, immanquablement retombe dans de nouvelles ornières. C'est dire que pour lire vraiment un philosophe, pour entendre cette voix unique venue des profondeurs, il faut se laisser porter dans les abîmes indicibles de son intuition, coller autant qu'il est possible à la grande pensée dont il est le prophète, se laisser féconder et inspirer, avant que de juger. Et, sans l'imiter, y apprendre à voyager dans l'inconnu, à s'égarer, à errer, à toucher le fond et à remonter. Singulières aventures de l'esprit dont nous revenons, les yeux meurtris, mais avec une étrange et pénétrante lucidité.

 

 

 

 

12 La double détente de la symbolisation

 

 

 

On ne peut sortir réellement d'un processus de deuil que par une symbolisation active. Freud remarquait que dans un premier temps le sujet opérait une incorporation massive de l'objet perdu, une réintrojection des sentiments d'attachement, des souvenirs, des sensations, des situations vécues. L'endeuillé se remémore, dans la douleur, la tristesse, l'affliction, mais aussi avec une sorte de joie paradoxale, les moments heureux vécus en compagnie du défunt, parfois même se surprend à lui parler dans la solitude. Cela peut durer longtemps. Il faut distinguer le deuil normal, qui ne va pas sans une certaine dégressivité, de l'éternisation mélancolique, où, comme dit Freud, "l'ombre de l'objet tombe sur le moi", entraînant le malheureux au pays des Ombres. Mais en général, après quelque temps, l'objet se retire, se détache, laissant à nouveau de la place pour de nouveaux investissements. La vie reprend son cours :

 "Sur les ailes du temps la tristesse s'envole

 Le temps ramène les plaisirs" (La Fontaine : La jeune veuve).

 

Il faut distinguer trois termes : répétition, remémoration, symbolisation.

Dans la répétition règne le processus inconscient : le trauma, ingérable, inassimilable, détermine, en dehors des régulations conscientes du moi, une réitération indéfinie du moment, de la situation, des émotions traumatiques. Tel survivant de la guerre se réveille toutes les nuits en hurlant d'effroi. Pour lui la guerre n’aura jamais de fin.

La remémoration permet, en principe, un certain détachement. La conscience prend en charge l'événement, le considère sous toutes ses modalités, accepte de revivre l'événement malgré la douleur, et dans la douleur, et de la sorte retrouve un peu de distance et de liberté. Mais je vois que cela ne suffit pas toujours. Certains écrivains racontent indéfiniment leur trauma, réécrivent sans fin leur propre histoire sans parvenir jamais à un véritable apaisement. Les cérémonies publiques, les anniversaires, les fêtes du souvenir, de même, donnent lieu à évocation et remémoration, mais pour autant sommes-nous délivrés du passé? La remémoration ne garantit pas cette forme d'oubli, qui sans oublier ce qui fut, ne génère plus de passion, de ressentiment et de haine. Elle évite le déni, mais ne suffit pas.

Sans la remémoration aucune symbolisation n'est possible. Elle est nécessaire mais non suffisante. Il ne suffit pas de voir, d'accepter le réel de la perte, il faut en plus l'inscrire dans le système psychique. Comment se fait cette inscription? Je serais bien en peine de le dire, je ne puis qu'en attester la nécessité. Il me semble que l'opération est double : prendre acte de la perte définitive, ce que suggère l'image d'un trou dans la structure : la blessure. Mais il faut, en plus, contresigner cette faille, la désigner par un signifiant du manque, ce qui transforme la blessure - réel brut - en signification symbolique : il fut, il n'est plus, il ne sera jamais plus. C'est en ce sens qu'on peut soutenir qu'il faut tuer le mort, qu'il est indispensable qu'il meure une seconde fois, passant du régime du réel à celui du langage. Remarquons que la formule de la mélancolie pourrait être "tu es le mort" - alors que celle du deuil accompli serait "tuer le mort". Plus qu'un jeu de mot c'est le langage de la vérité. La mélancolie est incorporation, cannibalisme et ingestion - d'où sa morbidité fondamentale, son incapacité structurelle à la séparation, alors que le travail de deuil implique séparation et renoncement, non pas simple absence de l'objet (car alors on peut attendre indéfiniment son retour) mais savoir, sous la forme d'un signifiant du manque, de l'irréversible assumé.

Dire - signifier, désigner - c'est mettre un mot à la place de la chose, perdre dans le réel en conservant dans le langage : séparation, partition, parturition du sujet de l'énonciation qui dès lors peut s'ériger librement dans son énoncé : "moi, Guy, je me sépare de toi qui n'es plus". C'est à ce prix que je peux déployer ma liberté dans le monde.

J'ai ouï dire que dans certaines tribus africaines, fort éclairées quant à la chose, on enterre une première fois le défunt, après quelque temps on le déterre, pour l'enterrer à nouveau, en grandes pompes. Alors seulement il accède à son statut définitif, "tel qu'en mort vraiment mort l'éternité le change".

 

 

 

 

 

13 Le don de Grâce

 

 

 

Dans le silence de l'âme, soudain, une vive impression, une couleur, un son, une qualité sensible fait irruption, s'impose dans l'immédiateté, s'offre comme une grâce imprévue, miraculeuse. C'est un instant magique, vite perdu si l'attention ne le recueille, ne le prolonge dans la sensation recueillie. Et c'est, pour le poète, le don divin d'un mot, d'un bout de phrase, d'un fragment de vers, d'une association verbale, d'une tonalité et d'un rythme que rien ne préparait, que rien ne laissait présager, et qui se donne sans effort, sans intention, vibrant de sa flèche dorée dans le cœur réceptif. Et c'est toujours une surprise car jamais la pensée consciente et laborieuse n'aurait pu élaborer cette trouvaille. "Le don des dieux" disait Valéry. Plus simplement, plus prosaïquement, le don de la perception gratuite et désintéressée.

C'est ainsi que je comprends le mot de Gilles Deleuze expliquant que l'œuvre d'art s'origine d'un percept - non d'un concept.

"Rouge le parc flamboie"... J'ignore ce que cela vaut, mais l'expression s'est imposée comme une évidence, comme la transposition immédiate, en mots et rythme, en couleur et image, d'une perception soudaine, éruptive, de la fulgurance indicible du soir d'automne. J'imagine aisément qu'Homère, au spectacle de la lumière naissante, ait vécu dans sa chair l'évidence de "l'aurore aux doigts de rose". Il est ainsi de multiples poèmes qui s'ouvrent sur l'offrande de la merveille.

Plus difficile est la suite, si les mots ne viennent plus, si le dieu s'abstient de souffler, d'inspirer, d'enthousiasmer. Car ce début est un don, mais aussi une exigence : la promesse d'une beauté dont seule la prémisse a été dévoilée. Le poème, en son entier se doit de faire vibrer plus avant la sensation éveillée, de susciter, par les ressources de l'art, l'intuition, et de la porter à son acmé.

Ce que je trouve remarquable, dans cette expérience, c'est la méta-phore, la transposition miraculeuse de la sensation en mots, et parfois en mots justes, c'est l'absence d'intention, une certaine qualité de silence, une sorte de vacuité spirituelle, et qu'elles seules nous mettent en présence de la beauté, qu'elles seules puissent, sans effort, sans intention, se laisser féconder, que le silence engendre de lui-même les mots du poème, avec en plus la sensation de justesse, d'équivalence, de transposition heureuse.

Il est en nous de secrètes ressources, des forces de symbolisation dont l'origine nous est inconnue, la puissance incontrôlable, les effets imprévisibles. Pensées nous viennent, pensées s'en vont. Le mieux est d'apprendre à écouter, paisiblement, ce que les dieux obscurs ont à nous dire.

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