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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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6 août 2015

CHAP XVIII - Le FLEUVE

 

  

                                                 CHAPITRE DIX HUIT - Le FLEUVE

 

 

 TABLE

1 L'appel du fleuve

2 Petite méditation sur le fleuve I, II 

3 Feuilles et rivières

4 Petite méditation sur l'impermanence 

5 Lethè et Alètheia

6 Petite méditation sur Hadès

7 Un anniversaire

 

 

1 L'Appel du fleuve

 

Souvent, au début de l’après midi, je prenais mon vélo, ou le bus, selon le temps, pour me rendre au bord du Rhin, au-delà des forêts marécageuses du Ried. J’aimais m’asseoir au bord du fleuve et contempler longtemps les eaux puissantes qui, dans leur cours grandiose, s’écoulaient interminablement devant moi. C’est le paradoxe du fleuve : il coule et ne tarit pas, il est à la fois devant et derrière, en amont et en aval, présent dans le mouvement sans que ce mouvement ne s’arrête. Où donc est-il s’il est partout et nulle part, partout en soi même, et perpétuellement échappé, toujours au devant de soi tout en restant soi? D’une certaine manière il est à la fois en tous les lieux, dans une impensable simultanéité, et pourtant il coule, il coule…On ne peut dire cela des choses immobiles, comme la pierre sur laquelle j’étais assis, qui épuisent leur être dans une présence contenue en elle-même, sans jamais déborder de leurs limites. L’eau du fleuve n’a pas de limites, hormis les rivages qui le bordent. Aussi va-t-il de l’avant tout en restant rattaché à son propre passé. Le fleuve est une énigme temporelle qui bouscule toutes les catégories. Aussi est-il une image sensible de l’éternité.

A contempler longtemps le fleuve dans sa mobilité immobile on descend très lentement dans une conscience sans objet, happé par le mouvement des eaux, emporté dans un monde sans contour, sans forme et sans qualités particulières. Les formes se dissolvent, les couleurs s’affadissent, les sensations s’émoussent, et ce qui se vit là c’est une sorte de torpeur douce, un peu moite, vaguement triste, avec quelque chose de nostalgique, d’ineffablement inaccompli. Le sentiment d’un destin autre, sans finalité précise se fait jour : « je dois vivre autrement que je ne fais, je suis à côté de ma véritable destination, je ne sais quelle est cette force qui me dissout lentement dans l’incertain, mais je sais que je ne vis pas tout à fait de ma vraie vie ». La voix du fleuve appelle à je ne sais quelle destination, que je ne puis concevoir, ni formuler. C’est autre chose – voilà tout.

Le fleuve appelle, mais à quoi ? Je ne sais, mais ce que je sais c’est qu’il est l’âme de la poésie, qu’il exige de tout laisser là, famille, métier, et société même, pour une autre aventure. Sa grande voix se marie à la voix des forêts, à la voix du vent qui tarabuste les arbres, les fait craquer sous la tourmente. Sous le vent la forêt mugit comme la mer : mouvement, grondement, écume, vaillance, emportement, tout s’en va dans le déferlement, et tout est toujours là. C’est le sublime, beauté et horreur tout ensemble. Le fleuve a de ces colères qui titanisent, emplissent l’âme d’une terreur sacrée.

De caractère, je suis un homme de la terre, un chtonien déporté dans les villes. La terre est mon élément natif, qui donne certitude et sécurité. Mais il est nécessaire de faire l’expérience d’un élément autre pour s’approprier consciemment l’élément natif. C’est l’eau en mouvement qui me donne les émotions les plus puissantes, les marées, les éboulements maritimes, les grandes avenues de la mer, les fracas sur les rochers. Mais je ne puis vivre auprès de la mer. L’immensité m’accable, comme les hauteurs excessives de la montagne. J’aime les rivières, frères d’enfance, et les grands fleuves, plus hauts génies de l’ouverture au large. Il y a dans les fleuves quelque chose de véhément qui m’enchante et me fascine. C’est peut-être l’image de mon daïmon personnel, puissance plus haute, plus noble que moi, qui m’appelle à devenir moi. Le fleuve est le guide spirituel du poète.

 

 

 

 

2 Petite méditation sur le fleuve (1)

 

 

 

Un petit tour par ci, un petit tour par là, je vaticine dans la cour des grands, anciens et modernes, mais avec une préférence marquée pour les anciens qui ont défriché merveilleusement les grandes avenues de la pensée. Je séjourne quelque temps auprès de l'un, je m'ébats avec ravissement dans ses bosquets fleuris, je hume ses roses, je m'ébouriffe au contact de ses épines, je m'intériorise dans ses pensées les plus chères et les plus difficiles, et puis je m'en vais, je m'en retourne vers mes propres fleurs, plus riche, plus exigeant, plus anxieux du vrai, plus décidé à la beauté, fût-elle plus difficile encore. C'est ainsi que je philosophe, infidèle à chacun, fidèle à moi seul, mais épris, à tout jamais, de ceux qui aiment et cultivent le vrai, qu'ils savent exposer selon le beau. Ils ne sont pas très nombreux, mes amis penseurs et poètes, mais que serais-je sans leur sublime exigence, leur impitoyable liberté?

Ils ne sont pas très nombreux, mais j'y reviens toujours, décrivant une sorte de cercle qui me ramène inlassablement aux mêmes points, aux mêmes "topoi" qui sont les noeuds vitaux d'une existence humaine exigeante et lucide. Loin du bonheur, c'est sûr, mais au plus près de la liberté intérieure. Car à ce jour je n'ai pas trouvé cet accord prodigieux qui faisait la force des Anciens, de réunir du même mouvement le bonheur et la liberté. Je ne sais si un moderne, déformé par des siècles de monothéisme et de dualisme, peut encore prétendre à ce miraculeux équilibre qui semblait si naturel à Epicure ou à Pyrrhon, et, s'il faut choisir entre un bonheur purement physique et une liberté lucide, je choisis la liberté lucide. Une terrible faille s'est creusée dans l'âme moderne et elle n'est pas près de se refermer. La gageure serait de poser qu'au terme d'un long travail de parturience un sorte de bonheur, par surcroît, serait accordé à celui qui aurait longtemps pratiqué la lucidité dans la liberté. C'était le pari de Freud, mais il ne semble pas qu'il ait atteint cet ultime équilibre des facultés, ni que ses analysants y soient davantage parvenus.

Le prix de la connaissance est très élevé. Et l'on peut, à certains moments de découragement, estimer qu'il est vraiment trop élevé, que la sérénité (je dis sérénité par défiance à l'égard de la félicité), loin de s'approcher du connaissant, ne fait que s'éloigner à mesure, comme l'horizon inaccessible. Mais à l'inverse, nous pouvons, à chaque nouvelle connaissance, expérimenter un gain de puissance et de plaisir, qu'il ne faut pas gâcher par le ressentiment : nous ne comprenons pas tout, loin s'en faut, mais ce que nous comprenons devrait nous réjouir, comme le soleil d'un beau jour d'été. L'automne viendra, c'est sûr, et l'hiver, mais un autre printemps, peut-être, suivra-t-il les frimas de l'hiver. Qui va à l'est, va à l'ouest, qui va à l'hiver, va à l'été. Si nous renonçons à l'image de la totalité ("le beau Sphaïros à l'orbe pur") nous pourrons goûter sans réserve la splendeur de l'instant éphémère.

Il y a dans le taoïsme chinois une idée infiniment précieuse, qui devrait séduire le moderne : dans un monde sans début et sans fin, dans un monde qui ne se ferme et ne se totalise jamais, qui ne se ramène jamais à une quelconque unité finale, il est vain d'aspirer à un quelconque achèvement - ce que nous entendons fallacieusement comme bonheur ou félicité - et la seule leçon sensée est de se couler dans les eaux du fleuve, de voyager selon l'esprit des saisons, au gré, satisfait un jour, mécontent le lendemain, et de considérer cette satisfaction et ce mécontentement comme des vagues à la surface de l'eau. Les vagues vont et viennent, le fleuve continue. Faisons de même.

 

 

Petite méditation sur le Fleuve (2)

 

 

Je voudrais m'alléger un peu...La légèreté, voilà le critère ultime. Seul un esprit léger peut goûter aux plaisirs de ce monde, débarrassé de tout ce qui colle, humus et glèbe, et de la gangue du passé, et des poinçons de la nostalgie. Il n'y a pas de retour, ni de printemps éternel. Le temps va, et nous allons, emportés sur les vagues du temps, au gré du fleuve. C'est le même homme, et ce n'est pas le même, toujours neuf à chaque matin du monde.

La langue est un fleuve. Nous croyons saisir, dans un mot, l'énigme, la déterminer et la fixer pour toujours. Nous disons : je. Nous disons : voilà le monde, voilà la souffrance, voilà le salut. Mais à peine exprimé voici que le mot se dessèche comme feuille, se rétracte et se racornit. Toute la saveur s'est envolée. Il ne reste qu'une enveloppe vide, et bientôt, une poussière. Il en va ainsi de tous les enseignements, voués à décomposition. Laissons couler. Mais aussi, créons nos propres mots, créons nos métaphores, qui, un temps, nous porteront à flot, dessineront notre monde, celui que nous habitons. C'est ainsi que nous serons poètes de notre propre existence. Ce monde aussi passera, le fleuve, lui, à la fois le même et pas le même, passe et ne passe pas. Les hommes disent le monde, les poètes disent le fleuve.

 

 

 

3 Feuilles et rivières

 

 

 

"Vif, allègre et résolu, il ne s'attache à rien dans le monde...".

L'impermanence, objet de souffrance pour l'âme inquiète éprise de durée et de certitude, est la cause qui libère de nos attachements. Vérité double de la souffrance : ce qui vient, s'en va, nécessairement. Tout ce qui, de sa nature, se compose et se forme, de sa nature se défait selon l'ordre du Temps.

L'âme inquiète qui espère une durée infinie, bientôt se repose dans le mouvement paisible qui emporte la souffrance. Dans la méditation sans objet, dans la contemplation des formes qui vont et viennent et se défont, elle va de même, et glisse, et se laisse porter au rythme du respir, et, dans l'écoulement infini de toutes les formes, goûte la délicieuse saveur de la vacuité.

Et ce qui était n'est plus, et d'autres choses, encore, d'autres formes surgissent et passent comme des oiseaux dans le ciel. Et les pensées passent de même, et les émois, et les souvenirs, et les images, rien ne s'arrête et ne se fige, tout coule et glisse infiniment.

Ami, ne te fixe par sur le vide, laisse glisser, car le glissement même est le vide.

"Laissez-vous porter comme une feuille à la surface de la rivière" dit le sage. Il dit bien, car tout est feuille, tout est rivière. L'eau est cousine du Tao, apparence sensible au plus proche de l'insensible, ultime forme où se défait la passion de la forme.

Ami, ne te soucie pas de faire ou de défaire, les choses se font et se défont dans l'infini mouvement du temps. Dans ce mouvement même, mobile ou immobile, tu goûteras l'inépuisable paix.

 

 

 

4 Petite méditation sur l'impermanence

 

 

Il me semble y voir un peu plus clair. Je crois nécessaire de distinguer trois niveaux de la vie psychique. Le premier c'est l'ordinaire, alternance invincible de plaisir et de déplaisir, de joie et de tristesse, d'abattements incompréhensibles et de triomphes apparents, si vite démentis par le cours indifférent du temps, rythmes alternatifs de sommeil et de veille, de travail et de repos, réglés par les contraintes de la nécessité, du besoin et du désir, du rêve et de la réalité. "C'est la vie" dit le bon peuple, et il a raison.

Au regard attentif cette vie apparaît inéluctablement marquée par le sceau de l'impermanence et de la souffrance. Rien ne tient, rien ne dure, tout passe, et lasse, et casse. Bien sûr il y a le plaisir, mais il est si fragile, si vite envolé. Et puis il y a la mort, qui ronge le vivant dès la naissance, qui porte son ombre noire sur tout ce qui vit. Le bonheur est une idée creuse si tout se ligue, et le monde, et les autres, et les conflits internes, et le désir lui-même, et l'impossible de la satisfaction, contre nos espoirs et nos chances. Pour Freud c'est l'ordinaire du malheur humain. Pour Bouddha c'est l'illustration des Quatre Vérités Nobles. Pour Schopenhauer, au fond de toute vie la souffrance, qui fait de toute biographie une pathographie.

On ne sort pas du tragique, on l'accepte ou on le dénie, mais on y est.

Il faut s'arrêter longtemps en ce point, ne pas sauter comme fait la grenouille. "Longtemps séjourner auprès du négatif" (Hegel). La connaissance ne change pas les choses, tout au plus change-t-elle la vision des choses. C'est la solution freudienne : transformer la douleur névrotique en malheur banal.

Reste que si l'impermanence emporte toutes les choses du monde, elle est, elle, ce qui ne passe pas. Elle est comme le temps, qui passe sans passer, comme le fleuve qui fournit indéfiniment des eaux toujours nouvelles, à la fois mobile et immobile, indifférent, souverainement dégagé de tout ce qu'il charrie, souverainement libre, inépuisable.

A chaque matin du monde l'aurore "à la robe de safran" trace sa zébrure mordorée aux parois du ciel. Chaque matin la pie de mon jardin vient jacasser sous ma fenêtre, m'appelant à célébrer la vie heureuse. Est-ce un rêve, est-ce réalité? Que j'y sois, que je n'y sois pas, cela ne change rien, la pie chante et l'aurore resplendit. Et le temps continue de couler.

Il y a une grandeur incommensurable dans l'image du fleuve, une prescience de l'éternité. Non point de celle, controuvée et fallacieuse, des âmes immortelles, mais de la terre, du mouvement des astres, de la durée intarissable, du vent dans les feuilles, de l'aurore sur le dos des montagnes.

L'impermanence change de sens : les choses passent, l'impermanence ne passe pas, renouvelle sans fin le cours du monde et des choses. Je pressens qu'en abandonnant tout attachement aux choses du monde, et à moi-même, se révèle une certaine qualité de présence inaltérable, qui n'est ni moi, ni pas moi, antérieure à toute existence finie, et qui ne s'achèvera jamais.

A de certains moments cela devient une absolue certitude. Et puis revient le souci, plaisir et déplaisir, perte et négligence. Mais ce n'est pas très grave : que j'y sois ou pas, quoi que je fasse, Cela continue. Il me suffit de détourner le regard, et revoilà la source intemporelle, le grand Fleuve du monde.

 

 

 

 

5 Léthè et Alètheia

 

 

 

Lèthè : fleuve des Enfers. Lèthè : l'oubli (de lanthanô : demeurer caché). Le régime de "lèthè" c'est d'être hors de la vue, retiré en quelque demeure obscure, à l'abri. "Vis caché" proclamait Epicure, par souci de conservation et de sûreté. Reste à penser le rapport énigmatique entre l'oubli et les eaux du fleuve des Enfers. Et en conséquence le statut d'Alètheia, la vérité.

Lèthè, le fleuve des enfers, sépare le monde des vivants du monde des morts, désigné comme demeure de l'Oubli. Les mortels, à l'exception peut-être des héros et des poètes, finissent leur carrière parmi les ombres souterraines, vouées à la survie végétative, à l'oubli progressif, puis définitif. Etre mort, en somme, c'est ne plus exister pour les proches, se désagréger dans la mémoire des survivants, tout autant, et plus peut-être que de pourrir dans la terre.

Lèthè délimite une demeure secrète, inaccessible, mystérieuse et inquiétante. Royaume de l'Hadès et de la cruelle Perséphone. Demeure des ombres exsangues, loin de la lumière du jour, séjour des dormants de la ténèbre obscure. La symbolique du Fleuve renforce le détachement, l'éloignement implacable et sans retour par une allusion évidente aux eaux primordiales : celui qui traverse le fleuve fait le chemin inverse de la naissance. Retour à l'originaire. Réintégration de la nuit dont il est sorti. Héraclite : "le chemin qui monte, le chemin qui descend, un seul et même chemin". Mourir c'est revenir aux origines, naître c'est se préparer à mourir.

Avant de revenir nous même aux rivages de la lumière attardons-nous en ces lieux inhospitaliers et sauvages, le temps d'une méditation poétique. Voici le pays de Lèthè, de l'oubli, de la nuit obscure, de la désintégration - qui pourtant, les mythes le répètent à l'envi, n'est pas le lieu du néant. Il n'est pas de néant dans la pensée antique, et la mort elle même est encore une vie. La nuit du Lèthè est comme la profonde ténèbre d'Hésiode qui porte en son sein la clarté du jour à naître, mais confuse, indiscernable, en gésine. La nuit est l'abri secret du jour, la caverne mystique qui couve la naissance de Zeus ou de Dionysos. La matrice universelle, et sous d'autres cieux, la Femelle Obscure. Elle garde et nourrit, elle porte, comme les eaux portent la terre. En elle vagissent les quatre éléments, impatients de briser le charme et de se précipiter au dehors : les eaux amniotiques, qui libèrent et effacent, la terre nourricière et féconde, le feu qui gronde dans le foyer primordial, chaudron des sorcières et des déesses, et le souffle enfin, psyché pressée d'animer les êtres de la mer, de la terre et des airs. Tout palpite, et tout s'enfle de désir en attente de la grande parturition cosmique. Et à nouveau commence un autre cycle de la vie universelle.

Mais alors qu'en est-il d'A-lètheia? Apparemment c'est la délivrance, la partition, le dévoilement, le mouvement qui conduit en dehors de la caverne et du séjour des morts. Fin de l'oubli, naissance, advenue à la lumière, élucidation - vérité. Mais toute la tradition originelle des Grecs dit l'inverse : seul le dieu est sage, seul le dieu peut parler en vérité, et d'ailleurs la vérité est "dans l"abîme" - "abyssale". C'est dire que la vérité est dans le domaine de l'obscur, de l'impénétrable, de l'inexplicable - vouée à l'oubli, éternellement et sans recours. Alètheia c'est l'Oubli. Mais alors, que faut-il comprendre dans cette aporie?

Il faut com-prendre, prendre ensemble ces deux propositions apparemment contradictoires, et qui n'en font qu'une. Pour plus de clarté il faudrait créer un néologisme. En-lètheia : la vérité de l'obscur, le voilement métaphysique, le non-dicible, le celé, le "mystère", au sens mystérique, l'Apeiron, ou, si l'on veut; l'en deçà inconnaissable du Dionysos mystérique. En-lètheia, l'impossible à dire, et qui, dans son silence, contient tous les mondes. Et puis A-lètheia : mouvement ex-tatique, parole énigmatique du dieu qui s'adresse à l'homme dans l'oracle et le défi, donnant naissance à ce Logos qui se fera philo-sophie, philo-logie. Parole du dieu, puis discours de l'homme, puis savoir - épistèmè -, selon le chemin de l'élucidation méthodique et conquérante, qui est aussi, forcément, "chemin qui descend", chemin de "perdition" progressive, éloignement fatal de l'originaire, oubli. La vérité se perd en s'énonçant, se banalise, se prosaïse, se rationalise, et pour finir se dénature en savoir. La boucle est bouclée. Le chemin qui descend atteint son terme, avant de se retourner en chemin qui monte, pour un autre cycle.

C'est pourquoi, si l'on peut parler, avec Heidegger, d'un oubli de l'Etre, on peut aussi, plus originairement, suggérer un oubli du Lèthè : oubli de l'oubli lui-même comme demeure sans demeure d'Alètheia.

 

 

 

6 Petite méditation sur Hadès

 

 

 

    Le réel est ce trou aux bords perlés qui appelle et repousse.

    Perséphone et Hadès, noirs et superbes, interdisent la porte.

    Nul ne franchit le seuil sans être pétrifié.

 

Elis était la seule ville en Grèce qui eût un temple d'Hadès. Ce dieu terrible que par dérision on appelait Plouton, le riche parce qu'il était riche de toutes les âmes des trépassés, faisait l'objet d'un culte indirect, souterrain en quelque sorte, à la différence des autres dieux qui étaient célébrés ostensiblement et très officiellement dans toutes les villes du monde habité. La cité d'Elis était remarquable par cette exception significative, et jouissait d'un statut exceptionnel en tant que conservatrice et animatrice du site d'Olympie où se déroulaient, comme on sait, les Jeux qui attiraient tous les quatre ans les athlètes de toutes les régions helléniques. Elle eut l'honneur supplémentaire de donner le jour à notre éminent Pyrrhon, qui, après son périple oriental en compagnie d'Anaxarque et d'Alexandre, fut accueilli comme un héros, puis élu prêtre du temple d'Hadès.

Cette charge était essentiellement honorifique. Le temple n'était visité par la foule qu'une seule fois par an, lors de la fête du dieu. Mais elle assurait prestige et revenu à son "thérapeute" - terme qui désigne originellement "celui qui prend soin du dieu". On se demandera longtemps comment Pyrrhon pût accepter cette charge qui semble si éloignée de l'"adiaphoria" que professait notre philosophe. Mais, à tout prendre, pourquoi non plutôt que oui, d'autant que la symbolique d'Hadès correspondait assez bien aux vues pyrrhoniennes, s'il est patent que toutes choses "ne sont pas plus qu'elles ne sont pas", que l'impermanence et la fugitivité sont au coeur du réel, en sont la marque par excellence. Toutes les choses sont comme les feuilles qui poussent au printemps et tombent à l'automne, et la vie, sous toutes ses formes, en manifeste l'évidence. Toute vie se déploie sous l'aplomb de la mort, qui en est la secrète loi. Hadès préside officiellement aux Enfers, mais il est bien le roi sur la terre, la mer, et dans les airs, ramenant au néant le plus puissant comme le plus démuni.

On aurait tort de sous-estimer cette dimension de lucidité qui donne à la beauté grecque, à l'humanité grecque son caractère propre : ce n'est nullement de la mélancolie, car les Grecs aiment la vie, comme en témoigne Homère faisant dire à Achille qu'il aimerait mieux être un pauvre laboureur vivant qu'un roi présidant aux ombres de l'Hadès. Mais cet amour de la vie, si intense, si violent, inconditionnel et absolu, est un amour lucide. On aimera d'autant plus que l'on sait l'objet d'amour suspendu dans le vide, d'autant plus beau qu'il est déjà menacé de ruine, que toute vie est sursis, que la mort, obscurément, trace son sillon de cendre dans la spendeur des joues et des lèvres adorées. Et que soi-même, en dépit d'être aimé, on échappera à l'étreinte de la bien-aimée.

La fameuse phrase du Silène déclarant que "le mieux est de n'être pas né et que le mieux que l'on puisse faire est de retourner au plus vite au néant d'où l'on vient" est une exception notoire dans la littérature grecque. Voyez comment Epicure raille celui qui tient de tels propos : "Et pourquoi ne quitte-t-il pas la vie si la vie lui est source de peine?". La mélancolie est l'effet de cette stupeur qui saisit l'homme découvrant la précarité universelle, et l'art est ce contre-dépresseur qui nous en guérit sans supprimer la cause. Car la cause est sans remède. Seul notre êthos, notre style de vie, celui que nous opposons à l'inéluctacle peut nous guérir.

Nous guérir sans nous sauver.

On se demandera si les héros d'Homère, si friands de gloire, si méprisants de la mort, avaient conscience de la mort, s'ils ne se jetaient pas dans les combats pour s'étourdir et s'aveugler, s'ils ne se croyaient pas, au fond, immortels comme leurs dieux. Mais voyez Hector, sachant la fuite impossible, sachant qu'il n'en réchappera pas, embrasser sa femme et son fils, et descendre lentement vers la plaine, le coeur déchiré, mais décidé à affirmer la vie jusqu'au dernier souffle... non ce n'est pas un mélancolique, c'est un homme qui sait la mort, qui la hait, qui la repoussera jusqu'au bout, c'est un homme pleinement homme qui va livrer bataille.

Il y a je ne sais quel insondable mystère dans ce paradoxe de l'amour et de la conscience : pour la conscience tout amour est une impossibilité, un leurre, une chimère, une illusion, une méprise comique ou tragique, et pourtant l'amour existe, et même chez celui qui est doué de la plus haute conscience. A croire que l'amour est toujours "en dépit de", réponse sans cause à une cause incompréhensible. Pour l'intelligence c'est absurde, et pourtant c'est la seule réponse intelligible.

 

 

 

7 Un Anniversaire

 

 

Voici deux jours j'ai célébré mon soixante huitième anniversaire. Mes proches ont été extrêmement aimables à cette occasion, me proférant encouragements et gages d'estime. Je fis de mon mieux pour être de la partie, me rendre digne de tant de marques d'affection, et cela fut une belle fête. Mais chaque anniversaire est un peu le rappel de la destinée commune, que Scott Fitzgerald exprimait fortement dans cette phrase célèbre : "Toute vie est bien entendu un processus de démolition".

On rétorquera que la démolition suppose qu'il y ait quelque chose à démolir, que la vie précède nécessairement la mort, et que les deux en quelque sorte s'équilibrent : "Le fleuve de la génération coule ainsi continuellement et ne s'arrêtera jamais, comme son contraire, le fleuve de la destruction, que les poètes nommaient Cocyte ou Achéron" (Plutarque, Consolations à Apollonius, 10). Reste que pour l'individu la démolition est définitive et sans appel.

Sachant cela, on ne peut pas ne pas se poser cette question : à quoi bon faire tant d'efforts pour maintenir une vie destinée à la putréfaction? Que signifient ces injonctions morales, certes pleines de bonnes intentions, de faire de son mieux, de s'élever résolument dans l'existence, de grandir et de se développer, comme si nous avions l'éternité devant nous, et que chaque progrès assurât une plus haute excellence? Sous l'angle de la durée tout cela peut paraître un peu ridicule.

Nous vivons, sentons, pensons comme si nous devions vivre toujours. C'est l'instinct vital, c'est la pulsion de vie, c'est la force irrépressible du "dur désir de durer".

Mais notre intelligence, qui s'y connaît un peu de voir tant de trépas s'accumuler autour de nous, nous représente imparablement la vanité de nos efforts, et pour un peu nous conseillerait une aimable indolence, une paresseuse mollesse, laissant les choses se faire et se défaire sans bouger le plus petit doigt : "A quoi bon? Tout ce qui vit court à la mort, question de temps, question de hasard et de circonstances". Le mélancolique s'affligera, en toute chose lisant l'échéance fatale, l'hédoniste en tirera leçon de ripailles : "mangeons, buvons, demain nous mourrons". Et nous, que dirons nous?

C'est la leçon du tragique : "face à la mort nous sommes tous une citadelle sans murailles". On peut tout lâcher, cela se fait, et c'est assez facile. Mais aussi, est-il juste et noble de vivre comme si l'on était déjà mort? Le tragique tout entier tient dans ce paradoxe : il n'y a pas d'échappatoire, aussi est-il beau et noble de vivre en vérité, beauté et noblesse.

Cette proposition n'a aucune justification possible, ni physique, ni métaphysique, ni logique. Elle exprime l'arbitraire pur. Elle ne repose sur rien. Ne mène à rien. Elle est l'expression d'une gratuite absolue, comme lorsque Goethe dit : "j'ai fondé ma cause sur rien".

Aussi ne saurait-elle convaincre quiconque pense autrement. Disons qu'elle est de l'ordre de l'idiosyncrasie, disposition injustifiable et singulière d'un individu singulier. Mais il se trouve aussi que d'autres ont fait un choix semblable, et parmi les meilleurs. Ce qui d'ailleurs ne change rien, ne produit nulle valeur ajoutée.

Disons que pour celui qui, par ailleurs, ne croit guère au libre arbitre, c'est l'ultime, l'indémontrable et singulière expression de la liberté.

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J
En m'en tenant seulement au premier paragraphe, je dirais que mon fleuve, c'était la Loire. Je n'avais que 200 ou 300 mètres à accomplir, pour atteindre ce rivage tant aimé... Certains pourraient me demander pourquoi je n'y suis pas resté, mais une vie nous conduit sur des chemins qui nous éloignent parfois très loin, plus loin que nos rêves auraient pu l'imaginer.<br /> <br /> <br /> <br /> Le fleuve coule et notre vie s'écoule...<br /> <br /> <br /> <br /> Mais, au temps où je m'asseyais sur le bord de ce fleuve changeant de niveau, comme la mer change de couleur, il ne m'était pas toujours facile de trouver l'endroit idéalement tranquille où mes camarades d'école pourraient venir me déranger de ma plénitude d'être au bord de ma Loire et regarder plus loin que loin l'horizon...<br /> <br /> <br /> <br /> Au gré des saisons, il y avait les verdiaux (peupliers sauvages) qui commençaient à prendre une teinte violette pour nous annoncer que nous n'étions plus en hiver et que le printemps n'était pas encore là. Les plages de sables d'or, si célèbres, qui s'élargissaient au fur et à mesure que l'été suivait lui aussi son cours... L'automne, le jeudi était très souvent le moment de la pêche à la friture. Il y avait toujours quelqu'un pour vous poser l'inévitable question : "Ça mord ?". Les verdiaux prenaient le temps pour perdre leurs feuilles. Bien qu'il ne faisait pas chaud, l'été voulait résister autant que possible au changement de saison...<br /> <br /> <br /> <br /> Après les premières pluies sérieuses, l'école avait rouvert ses portes et je voyais toujours ma Loire, mais depuis la cour de récréation, car j'habitais à mi-chemin entre mon fleuve et l'école à flan de colline, c'est là que mon regard embrassait encore mieux mon amour pour la Loire, car il s'étendait vers l'amont sur plus d'une lieue. Je devinais l'endroit où j'allais me baigner avec mes camarades, les rires et les cris que nous retrouverions à la prochaine belle saison. Depuis ce point de vue, j'étais envahi d'une plénitude que rien n'aurait pu m'en distraire...<br /> <br /> <br /> <br /> Par un jour tristement gris, j'étais contraint à m'asseoir seulement sur un banc du quai, les premières crues de la mauvaises saison avaient réveillé ma Loire qui était sorti en colère de son lit. L'eau était jaunie et le courant plus rapide, comme si elle avait honte de se montrer ainsi et de se presser de s'en aller en aval vers son embouchure à Nantes, afin que l'océan la guérisse comme d'une maladie honteuse. Elle charriait avec elle des branchages de bois mort et une écume de chien enragé.<br /> <br /> <br /> <br /> Les grands froids arrivaient et parvenaient à rester à plus de moins dix degrés dans la journée. Je n'avais vraiment pas chaud, mais la Loire non plus ! Même habillée de grosses plaques de glace qui augmentaient avec ce temps glacial, ce manteau blanc lui donnait tout de même une belle allure de propreté retrouvée. Cette période glaciale avait fait baisser son niveau, comme si elle se recroquevillait à cause du froid. Un beau jour, un soleil blafard annonça le changement de saison et je guettais à nouveau la couleur des verdiaux...<br /> <br /> <br /> <br /> Je suis retourné dans mon pays natal, il y a tout juste 30 ans et ma première visite fut pour la Loire, j'avais un grand besoin de la saluer depuis la dizaine d'années que je ne l'avais pas vue. Mais, je n'ai plus rien reconnu, son lit avait été transformée et sur l'autre rive, une centrale nucléaire avait été construite. je maudissais le progrès et toutes ses conséquences, Même un pont l'enjambait, la rendant plus étroite et plus banale.<br /> <br /> <br /> <br /> Elle n'était plus ma Loire majestueuse, mais une rivière plus large qu'une autre, rien de plus. Elle me faisait pitié en perdant toute sa majesté... A la place des verdiaux, d'immenses pylônes pour transporter de l'énergie toute artificielle, aux quatre coins de la région. Quelle tristesse que cette technologie des temps modernes...<br /> <br /> <br /> <br /> Maintenant, le seul souvenir que je peux garder, c'est celui de deux réfrigérants de 125 mètres de hauteur et visibles de loin. Loin comme la Loire que j'ai connue dans mon enfance.
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