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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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13 août 2015

CHAP XVII - Du TRAGIQUE et de la BEAUTE

 

 

                               CHAPITRE DIX SEPT : DU TRAGIQUE et de la BEAUTE

 

 

TABLE 

1 Réel et tragique

2 De la vision tragique

3 Du fondement de la tragédie

4 Paradoxes du tragique

5 Sagesse tragique

6 Un tragique joyeux?

7 Tragique et beauté

8 Du sourire, du beau et du tragique

9 Tragique et position éthique

10 Tragédie et comédie

11 "La mort à Venise"

 

 

 

 

 

1  Réel et Tragique

 

 

En toute rigueur le tragique ne peut se signaler que de la conscience qui fait l'expérience des contradictions de la condition humaine. Le désir veut l'objet magique, la réalité s'y oppose. Le désir veut le Tout, et l'expérience ne présente que des objets dans l'ordre du temps, morcelés, incomplets, impermanents et métonymiques. La volonté de savoir est contrecarrée par les limites de nos organes de perception et d'intellection, sans compter l'épaisseur impénétrable des choses mêmes. Toute puissance se développe sur fond d'impuissance. La justice elle-même n'est que convention arbitraire, portée par la nécessité, ou le pouvoir, au rang de Loi. Et Dieu enfin n'est que l'"asile de l'ignorance". Voilà de quoi décourager nos espoirs et nous remettre à notre juste place dans les plurivers infinis. Mais comme le désir est inextinguible, comme la volonté de savoir et de pouvoir est sans limite, le héros se fracasse contre l'interdit, et s'il s'obstine dans sa quête, contre l'impossible. Le tragique est cette souffrance d'être soi-même la tension indépassable entre l'aspiration et les lois du réel. C'est en quoi Oedipe est le prototype inégalé du héros tragique, non d'avoir commis je ne sais quel inceste, qui ne peut être qu'imaginaire, mais de ne savoir juguler sa soif de savoir, jusqu'à l'absurde.

Cette vérité est remarquablement distillée dans la tragédie attique, mais aussi dans la psychanalyse, dont c'est peut-être la seule lettre de noblesse. Les autres psychothérapies font volontiers miroiter je ne sais quel accomplissement magique du moi, en cultivant ou renforçant le narcissisme du sujet : réussite sociale, vie de couple épanouie, sexualité heureuse, voire jouissance et éternelle jeunesse. Pour un peu on promettrait l'immortalité si un reste de bon sens ne venait jeter le discrédit sur les espérances illimitées du patient, et parfois du thérapeute! Au moins la psychanalyse ne tombe-t-elle pas dans ces illusions. Elle ne cesse de mettre en garde contre les désirs illimités, les constructions délirantes du fantasme, les fantaisies du narcissisme, répétant à l'envi que le bonheur n'est pas au programme de la création (Freud), que le désir bute sur l'impossible (Lacan), que l'analyse en somme transforme la névrose en malheur banal (Freud), et que la seule guérison concevable consiste à mieux gérer son existence dans l'ordre implacable du monde. Réalité et Réel restent les référents indépassables du processus de maturation.

On peut évidemment nier le tragique et se complaire dans un optimisme de confection. On peut se réfugier dans la religion, les sectes, les idéologies. On peut s'abrutir dans l'alcool et les drogues. On peut choisir le suicide, réel ou imaginaire. Le tragique, sitôt entrevu, peut se dissoudre dans les vapeurs stuporeuses des conduites addictives, ou le déni psychotique. S'il n'est de tragique que dans et par la conscience il suffit de supprimer la conscience, du moins cette disposition lucide et critique de la conscience, tout en continuant par ailleurs son train de vie, misérable ou sublime. Il est fâcheux de voir des "philosophes" construire d'admirables murs de défense idéologiques pour étouffer, obnibuler la conscience, chez des sujets qui précisément se devraient tout entiers au chemin de vérité. Aussi les vrais philosophes sont-ils plus que rares.

Le tragique se définit comme la découverte et l'assomption du réel. La conscience tragique est cette disposition, qui dans le sujet, le met en relation avec ce fond de terreur et de jubilation, "voluptas atque horror" que rien ne pourra plus jamais recouvrir et colmater, dont le contact est la cause d'une modification définitive de toutes les représentations. Quoi qu'il puisse advenir cette expérience-là reste au centre de la psyché, comme un Feu obscur, un vortex de ténèbre et de lumière. Loin de rejeter cette révélation à la périphérie, dans les limbes de l'inconscient ou dans les obscurs desseins de la Providence, on en fera la forme informe de l'Enigme, la source de toute terreur et de toute joie. Cela in-siste, cela était, cela est et sera, de toute éternité, dans le mouvement même des choses, dans les tourbillons et les mouvements du monde. Une seule fois jailli, le feu ne s'éteindra jamais. C'est le secret de la sagesse tragique.

Quelques poètes, peut-être mieux que les philosophes, en témoignent, dans la souveraine clarté. Mais à l'origine, et parfaitement contemporain, et pour toujours, Héraclite : "Qui pourrait se cacher du Feu qui ne se couche pas?".

 

 

 

 2  De la Vision Tragique

 

 

 

La formule spéculative du tragique, première et dernière, c'est Héraclite qui la donne. Pour en saisir la portée il faut considérer trois sentences fondatrices : "Un et Tout" (hen kai pan) ; "l'un différant de lui-même (hen diapheron heautou) ; "la guerre est le père de toutes choses, de toutes choses le roi" (polemos pantôn pater, pantôn basileus). Le monde est livré à la loi des contraires, organisé-déchiré par la lutte des contraires, faim-satiété, guerre-paix, été-hiver, chaud-froid, sec-humide, plaisir-déplaisir, ce qui nous donne l'intelligence des choses - ta panta, toutes les choses - définitivement multiples, diverses, plurielles, antagonistes, réglées par le jeu éternel de la contrariété. Qui veut le plaisir aura le déplaisir, qui veut la paix aura la guerre, la satiété ne va pas sans la faim, l'été ramènera l'hiver etc. L'un différant de lui-même signifie que les deux pôles sont également nécessaires, que l'un ne peut être sans l'autre, que leur jeu de bascule, leur interdépendance est sans origine et sans fin. Le tragique signifie l'impossible d'une paix définitive, d'un plaisir pur, d'un bonheur sans malheur. C'est le régime du réel, diversité, multiplicité, contrariété. C'est le règne souverain de polemos, le père et le roi de toutes choses.

Mais il y a une seconde idée, plus difficile : le multiple c'est l'Un, tout en étant le multiple : hen kai pan. Comment le multiple peut-il être l'Un? Par cette évidence héraclitéenne qu'il n'existe qu'un monde, qui est la totalité numérique des choses : ta panta, toutes les choses. Toutes les choses, en dépit de leur multiplicité, diversité et contrariété, ne font qu'un, un seul et même monde. "Ce monde, le même pour tous". Une seule nature, une seule loi, un seul Logos. Mais cette unité des choses, cet Un omnicontenant, comment le concevoir? Est-il un fondement, une source, à la manière d'Anaximandre qui déclare que de l'Apeiron les choses sortent et à l'Apeiron retournent selon l'ordre du temps? Je ne le crois pas, je ne crois pas qu'Héraclite pense le multiple comme une émanation, mais plus profondément comme l'expression directe de l'unité. L'Un différant de lui-même signifie que le mode d'existence de l'Un c'est le multiple comme tel, que le multiple c'est l'Un considéré comme somme, à la manière dont Lucrèce, plus tard, dira que l'univers est la somme des sommes, unité additive et distributive, non une substance, mais la manifestation plurielle de l'unique réalité, la physis.

Unité spéculative du multiple qui n'est pas une Idée, qui ne se contemple pas, ne doit pas se penser comme un Etre métaphysique intelligible opposé à la diversité sensible (Platon), mais comme le donné total, la puissance éternelle, in-sommable par la perception ou la recollection des choses. Intuition sans concept, vision unitive dans la multiplicité indépassable.

Ce Un du multiple ne console de rien, ne rassemble rien, n'exprime rien. Il est totalement étranger au sens, décourage à jamais toute volonté de sens. Il est ce qu'il est, ni plus ni moins, ni bon ni mauvais, ni juste ou injuste. Il est le dieu, il est comme "un enfant qui joue aux osselets, royauté d'un enfant".

Plus tard, oublieux de la leçon héraclitéenne, on voudra injecter du sens dans la conception du monde, on déchirera la belle harmonie tragique en opposant l'idéal au réel, l'intelligible au sensible, on voudra domestiquer par la théorie le foisonnement du multiple, on inventera les concepts pour figer le mouvement infini, endiguer le grand Fleuve du devenir. Bref, on fera de la métaphysique, et par là, "la Grèce, beauté suprême, fut ruinée". (Hölderlin)

Quant à moi, je me poserai la question suivante : était-il bien nécessaire, si l'on voulait montrer la multiplicité (ta panta), de poser l'Un comme unité du multiple? Ne suffisait-il pas de nommer le régime tragique des choses sans les rapporter à l'Un? Mais en allant dans ce sens on défait la pensée d'Héraclite, on défait l'unité du monde, on procède à une dissémination infinie, un éclatement définitif, une fuite dans l'indéterminé. Quoi qu'on puisse penser il existe UN monde, et ce monde tient, en dépit de toutes les forces de désagrégation. Il faut se ranger à cette double exigence : considérer à la fois le mouvement de fuite et le principe de liaison, aussi ténu soit-il. Empédocle héritera de cette difficulté et inventera la lutte éternelle des deux principes : Philia (l'amour) et Neikos (la haine), qui, bien plus tard, inspirera la théorie freudienne des pulsions (Eros et Thanatos).

L'Un ressortit du principe de liaison, le multiple de déliaison. C'est encore une manière, à un autre niveau, de prolonger, et peut-être d'approfondir l'inspiration tragique par l'affirmation de la contrariété, à la fois dans le rapport polémique entre les choses, et dans le rapport ultime entre l'Un et le Multiple.

Tout cela concourt à renforcer une intuition de base : tragique est le réel. Il faudra bien s'en accommoder, et réviser nos jugements sur le monde et la vie. Notre narcissisme en ressort plus humilié que jamais. Mais il est vrai également que la connaissance est chose difficile, et d'autant plus précieuse. Prenant la mesure de cette vérité Bouddha déclarait que la vie est souffrance. Mais du même mouvement il affirme que la souffrance peut être levée - par la connaissance. Connaissance non pas intellectuelle et théorique mais existentielle. Espérons que la méditation nous offre les moyens, par la considération objective des faits et des principes, d'accéder à ce niveau de lucidité psychique où la pure vision de ce qui est nous devienne la source d'une joie sans mélange.

 

 

 

3 Du fondement de la tragédie

 

 

 

Depuis Aristote il est convenu d’estimer la terreur et la pitié comme fondements émotionnels de la tragédie. Terreur devant la catastrophe inévitable, pitié pour le héros, agent et victime de la catastrophe. Cela se vérifie parfaitement, à lire les Tragiques. Mais il me semble qu’il y a autre chose, de plus fondamental. Terreur et pitié sont des phénomènes suscités par le « drame », l’action, au sens étymologique, par exemple, dans l’« Iphigénie à Aulis » d’Euripide, la sinistre machination d’Agamemnon qui destine sa propre fille, la douce Iphigénie, au sacrifice sanglant, tout en lui faisant miroiter un beau mariage avec Achille. Qu’un tel stratagème suscite l’horreur, plus que la terreur même, est une évidence. Et la pitié pour Iphigénie, assurément. L’action se déroule dans la froide évidence de l’inévitable. Mais cette action, à son tour, pose problème. Comment un père peut-il sacrifier sa fille, au motif assez dérisoire, voire abject, d’obtenir les vents favorables à l’expédition troyenne ? Agamemnon est pressé par ses généraux qui menacent. Il est chef de guerre, rongé d’ambition, et ne peut imaginer, face à Ménélas, de perdre la face. Mais la psychologie du personnage, bien qu’éclairante, ne rend pas compte de ses hésitations et de sa décision finale. Il faut poser le contexte héroïque : le guerrier ne dispose pas de soi-même, de sa propre vie, ni même de celle de ses proches. Une cause plus haute que la justice familiale le requiert et lui impose sa loi. S’il refuse de sacrifier Iphigénie les capitaines de son armée iront, de leur propre initiative, traîner la malheureuse à l’autel du sacrifice. De quelque côté que l’on se tourne l’acte est fatal, inévitable comme le destin, ou comme la volonté des dieux. N’est ce pas Artémis en personne qui pose comme condition au départ de la flotte le sacrifice de la jeune fille? Comment une déesse peut-elle exiger la mort d’une innocente ?

Dans l’ «Iphigénie en Tauride » le même Euripide s’insurge:

        "Qu’un dieu fasse le mal je ne saurais l’admettre"(vers 391).

Partout dans les tragédies antiques règne un climat d’épouvante, et l’on est bien forcé de se poser la question : quelle est donc cette épouvantable cruauté, de quelle source abominable coule-t-elle, qui donc possède une telle noirceur dans son cœur, une si implacable férocité ? Le destin dira-t-on, destin sans mesure, sans raison, sans indulgence, d’autant plus féroce qu’il semble manifester la volonté d’un dieu :

      "Tout ce qui vient des dieux

       Progresse dans la nuit. Vers quel but, on l’ignore.

       Le destin nous attire à des fins inconnues ». (Iphigénie en Tauride, vers 476 à 478)

Il faut se rendre à l’évidence : la tragédie antique évoque une période antérieure, époque barbare et violente, marquée par la haine, le meurtre et la vengeance, assez voisine des récits que nous fait Hésiode sur la naissance des dieux et de la civilisation. Toute haute culture repose sur un socle sanglant, et tout progrès de l’esprit se construit sur le dépassement précaire d’une barbarie déchaînée. Il faut prendre acte du pessimisme foncier de la culture grecque : l’origine de la justice c’est le crime et la vengeance. Qu’Athéna apparaisse à la fin pour pacifier les hommes, c’est reconnaître qu’originellement les hommes sont des brutes et des assassins, les femmes des gorgones, et les dieux des instances criminelles. Evoquer les dieux c’est évoquer des forces diaboliques, enfouies dans l’inconscient collectif, et susceptibles de revenir, comme fait Dionysos avec son cortège de Ménades, pour semer la terreur et la destruction (Voir « Les Bacchantes » d’Euripide). Rien de plus fragile que la culture, cette magnifique construction de l’esprit de justice, édifiée sur un volcan, et toujours menacée de ruine. Refoulement nécessaire et retour du refoulé, comme le montre plus qu’abondamment l’histoire des civilisations.

La grande invention des Grecs, qui leur assura un développement inouï, c’est la domination, chèrement acquise, des Olympiens sur les Titans et les déités préhistoriques. Apollon, par exemple, d’abord effroyable chasseur et tueur à l’Arc d’argent (voir le début de l’Iliade), se civilise peu à peu pour devenir le dieu à la Lyre, prince des Muses et des poètes. Zeus, présenté comme un roi vindicatif et impitoyable dans le « Prométhée » d’Eschyle, incarnera bientôt la Justice céleste. Artémis renonce aux sacrifices sanglants, substituant une biche à l’innocente Iphigénie promise à l’égorgement. Mais en dépit de cette évolution favorable il reste un relent de barbarie dans ce peuple, le plus civilisé de tous : c’est à ce titre que la tragédie est un extraordinaire témoignage sur la naissance de la culture, sur l’ambiguïté indépassable de ses fondements, et sur le péril mortel qui subsiste en son sein.

Il faut lire les Tragiques. Ils nous renseignent merveilleusement sur l’énigme de l’homme.

 

 

 

 4 Paradoxes du Tragique

 

 

 

Le paradoxe tragique se déploie selon trois axes :

L'infinité (des univers, des atomes, du vide, du temps) excédant toute tentative de penser en termes d'Etre, d'Un ou de Cosmos. Pluralisme originaire. Le Tout est un terme commode qui n'exprime rien de plus qu'une somme insommable, arithmétique et infinie. Flux et impermanence, mobilité, création et destruction, inventivité et indétermination. Hasard et nécessité, la nécessité n'étant autre chose que le hasard manifesté. Jeu divin de Dionysos se contemplant dans le miroir de l'infini, mourant et renaissant sans cesse dans l'infini de l'AIon. Cette conscience tragique n'implique aucun nihilisme : il existe bien "quelque chose", qui déroute nos représentations, mais ne cesse de surgir dans l'indétermination universelle, où les régularités elles-mêmes sont une expression de la créativité. Dans cette image les plus anciennes intuitions de la pensée grecque convergent étonnamment avec certaines propositions de l'astrophysique la plus contemporaine. Le tragique se définit comme le régime de la pluralité et de l'indétermination maximales, sans que disparaisse pour autant la réalité insaisissable du Tout : le réel comme catégorie, non pas de l'être (to einai), de l'étant (to on), ou des étants (ta onta), mais de l'insaisissable fuite et passage (ta pragmata : les choses).

D'où un régime très particulier de la connaissance. On distinguera soigneusement savoir et vérité. Alors que la pensée commune et scientifique rêve des noces finales du savoir et du réel, dans une projection hyperbolique du temps de la recherche, nous estimons que le savoir est par sa nature même, en tant que re-présentation, voué à une impossibilité structurelle. Non pas qu'il soit stérile ou inefficace, tout au contraire, mais il est structurellement disjoint entre le sujet (connaissant) et l'objet (posé, modélisé dans un champ de savoir). De cette saisie le réel en tant que tel échappe, comme le furet de la chanson, éternellement déplacé. Le tragique du savoir est qu'il manque à sa place. La vérité est la conscience aiguë de cet écart. D'où l'aporie de la connaissance, déchirée entre le savoir possible mais partiel, et la vérité comme butée de l'impossible. Encore une fois, ce n'est pas une thèse nihiliste. La conscience tragique pose l'écartèlement de la pensée : pluralisme, fuite de la vérité.

Comment vivre dans un tel univers, dans cette aporie de la vérité? Les Atomistes, de Leucippe à Lucrèce, disent : la vie est possible, la vie peut et doit être heureuse (euthymia, ataraxia). Non pas dans le brouillard des illusions consolantes, mais en vérité. Alors que tout dans le monde nous désespère, cette lucidité, paradoxalement, nous délivre. Qui pourrait asservir une intelligence libérée des mensonges et des conventions, affranchie des fausses certitudes? L'indétermination psychique trouve son fondement dans l'indétermination physique, et le courage dans la créativité universelle. Rien de sûr, rien de stable, si ce n'est le vouloir affranchi qui se pose dans son autarcie naturelle. "Vivre selon sa propre nature", qui est à la fois désir et norme du désir.

"J'ai fondé ma cause sur rien" écrit quelque part Goethe. Ce qui préexiste au vouloir est d'une certaine manière "rien" - non pas que cela n'existe pas, mais cela existe dans la mesure où le vouloir s'en empare ou le refuse. De toute manière c'est à la conscience d'apparaître, et cette apparition est le tragique en soi. Toute la question est de savoir si ce tragique est assumé et affirmé, ou si l'on s'empresse de recoudre les fragments du corps de Dionysos pour en faire un habit d'Arlequin.

 

 

 

 

5 De la sagesse tragique

 

 

 

Que puis-je savoir? Que je ne sais pas.

Que puis-je faire? Pas plus que le minimum.

Que puis-je espérer? Rien

Qui suis-je? Je l'ignore, d'autant plus que je ne sais pas ce que signifie "être", et encore moins ce que signifie "je".

Voilà, je pense, une bonne approche de la sagesse tragique. Elle ne prend tout son sens que par opposition à la sagesse mystique. Celle-ci pose en principe qu'il existe une vérité voilée, de nature transcendante en général, qu'il faut rechercher par patience et acharnement, que l'on peut finir par atteindre, et qui nous ferait accéder à une sorte de bonheur surhumain, un salut ou une délivrance, dans cette vie ou dans l'autre, de nature à nous affranchir de toute forme d'aliénation, de méconnaissance ou de sujétion. Ainsi Platon enseigne-t-il une doctrine de la réminiscence : le sujet, victime de ses illusions, prisonnier de la caverne idéologique, peut se libérer de ses chaînes en écoutant et entendant résonner en lui, ou en Socrate, les Enseignements fondamentaux et éternels de la sagesse divine : "Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux". Cette conception repose sur le socle inébranlable d'une vérité éternelle, transpersonnelle, qui concerne le sujet au plus intime de lui-même, et qui en même temps est parfaitement suprapersonnelle, voire impersonnelle. Quand le Vedanta nous sollicite à quitter notre faible moi trompeur et aliéné pour rejoindre le grand Brahman : "tu es Cela", sous la forme d'un Soi dépouillé de toute subjectivité, que fait-il sinon nous enseigner la mort psychique pour une problématique renaissance spirituelle? Mourir à soi pour renaître en Dieu, qu'il s'appelle comme on voudra. C'est là ce qu'on appelle la métaphysique, cette persistante création de l'esprit qui refuse le hasard et l'insignifiance au bénéfice d'une divinité fondatrice qui seule peut nous sauver de notre angoisse existentielle. La vérité est déjà là, simplement voilée comme Isis elle-même. Il faut la retrouver en soi pour supprimer les différences subjectives au profit de l'identification absolue : mourir en Christ pour renaître en Christ. Sagesse régressive, puisque le salut est dans l'antécédence à l'origine elle-même, dans un non-être préexistant à toute naissance concevable. 

Il aura fallu des siècles d'analyse critique pour ébranler cet édifice que certains s'acharnent aujourd'hui à rebâtir à coups de pierres et de missiles. Triste époque!

Le tragique c'est le chant du Bouc, la mort du Bouc. Fête en l'honneur de Dionysos, le dieu de l'Orient lointain émigré en Grèce, hellénisé par le chant et la dramaturgie tragiques : naissance de la tragédie comme festivité universelle, avant de se rabougrir dans l'espace artificiel d'un genre littéraire parmi d'autres. Sacrifice du bouc, ailleurs du taureau, mais toujours d'un animal symbolisant une puissance naturelle et phallique. Que signifie? L'homme se saisit lui-même comme animal non-animal, nature non-nature, à quelque distance de la silencieuse nature éternelle. Indice d'une différenciation, symbole, c'est à dire à la fois liaison et séparation. On parle toujours de la différenciation de l'homme culturel par rapport à l'animal naturel. C'est évoquer l'autre dimension du symbole qui est de réunir le différencié, ne serait-ce que par le signe qui les différencie. La culture n'est pas une anti-nature, ou ne devrait jamais le devenir (hélas pour nous). Elle est et reste nature, si par nature on entend le Grand Tout dont nous faisons partie, même si c'est de manière un peu particulière. La sagesse tragique est la modestie même : elle n'élève pas l'homme au rang de dieu nouveau, elle n'enseigne aucune vérité préalable dont seule elle détiendrait le secret, elle ne donne pas au langage une valeur démesurée, sans pour autant le rabattre sur un pur système de signes. Elle ne pense pas que l'homme soit la mesure des choses mais qu'il est celui qui peut construire une représentation, ou plutôt d'innombrables représentations, son seul tort étant de confondre représentation et vérité. L'accès à la vérité tragique se fait bien par un sacrifice - un renoncement civilisateur - mais pas au bénéfice d'une divinité tutélaire ou terrifiante. C'est niaiserie que de nous croire capables d'un savoir indépendant de nos moyens de connaissances et de leurs limites. Aussi n'affirmons nous rien quant à la nature des choses, signalant simplement en tout discours dogmatique la persistance des illusions et l'indéracinable besoin de croire. La sagesse tragique, après avoir beaucoup bataillé, se retrouve un peu comme un enfant apaisé, dans une sorte de non-agressivité tranquille, de distanciation souriante, de bonhomie. C'est ainsi que je vois de sublimes statues de Bouddha ne rayonner rien de divin ou de transcendant, mais une pure et simple humanité, souriante, désillusionnée, avec ce petit reflet de malice qui en dit long sans rien dire sur l'authentique sagesse.

 

 

 

 

6 Un Tragique joyeux ?

 

 

 

Le tragique peut-il être joyeux? C'était l'opinion de Nietzsche. Mais cette conception me semble infiniment problématique, encore qu'elle m'inspire une immédiate sympathie, contre l'opinion courante. Convenons que le premier mouvement devant l'événement tragique c'est l'effroi, la débâcle et l'horreur. Comment pourrait-on se réjouir du malheur qui frappe l'innocent, de la dévastation qui emporte les villes. Même le spectacle de la tragédie, qui ne menace en rien la vie du spectateur, inspire de profonds sentiments dépressifs, la terreur et la pitié. Soyons clairs : il n'y a aucune équivalence entre le tragique et la joie. Le tragique n'est pas cause de joie. En langue allemande tragédie se dit : Trauerspiel, le jeu de la tristesse et du deuil (Trauer, Trauern). Pourtant nous aimons les histoires épouvantables, nous savons que les histoires heureuses ne font pas de belle littérature, et devant les désastres en tout genre nous avons parfois des réactions pour le moins ambivalentes, où l'effarement ne va pas sans une certaine dose de jouissance honteuse. Les choses, décidément, ne sont pas si simples.

Entre tragique et joie le rapport n'est pas direct. Chez certains il semblerait que le premier mouvement, l'effroi ou la consternation, se renverse après coup en une étrange et incompréhensible exaltation. Le sujet se précipite dans le sublime, comme si dans le désastre se révélait une terrible et indicible vérité. "Le monde est plus fort que nous, le réel nous dépasse infiniment, nous écrase, comme nous écrasent ces montagnes gigantesques, leurs avalanches et leurs furies". Une réalité tout autre, incommensurable et incompréhensible, fait une irruption fracassante, nous ramenant sans ménagement à notre véritable condition. Reste à comprendre, si cela se peut, comment la déroute engendre cette paradoxale jubilation. Je crois trouver quelque chose de cette exaltation dans Lucrèce subjugué par l'immensité de l'univers, mais ausi dans certaines analyses de Clément Rosset s'étonnant lui-même du renversement miraculeux de l'accablement en jubilation. Il en tire la conclusion que le tragique est indissociablement, comme le disait Lucrèce, "voluptas atque horror".

Je suis, quant à moi, de complexion plus classique. Je puis concevoir que si le tragique engendre d'abord la tristesse, il se puisse faire que celle-ci s'efface progressivement, et qu'une certaine forme de joie se fasse jour, "en dépit de". C'est que le tragique, au premier chef, nous dépite, dépite notre narcissisme spontané par la rudesse de ses assauts. Mais ce n'est pas une raison pour remâcher indéfiniment la débâcle. Vient l'apaisement, quand la conscience est capable de digérer la disgrâce, de donner à l'événement sa place dans le psychisme - et non pas de refouler, de nier, d'oublier. De toute manière l'expérience est appelée à se renouveler, inscrivant peu à peu sa marque, laquelle se transformera en signe, en signifiant du réel. C'est à ce prix qu'une maturation psychique est possible. Mais la joie? Est-elle donc si difficile à obtenir, à créer?

Il reste à faire la découverte que seul a du prix ce qui peut manquer, ce qui peut être perdu et qui revient comme une grâce. Le périssable a de la valeur en tant que périssable. Ainsi de la santé, de la jeunesse, de la beauté, de la fortune et des autres biens. Le tragique nous enseigne que l'on n'est sûr de rien, que l'on peut tout perdre, et la vie elle-même. Et qu'inversement ce que nous sommes - pour le temps où nous sommes - a une valeur infinie.

Le tragique n'est pas joyeux, mais il conduit l'homme lucide, à travers les affres, à une conscience éclairée qui l'incite à construire dans l'éphémère une image de la beauté et de l'excellence, qui est la plus haute joie.

 

 

 

7 Tragique et Beauté

 

 

 

Ma devise, c'est reconnaître le tragique, le penser, mais ne pas s'y rouler. Il y a assez de misère dans le monde, et dans nos âmes, pour ne pas y rajouter la culture des passions tristes. Ni pessimisme, ni, pire encore, la fascination du néant. Mais à l'inverse, l'illusion entretenue, tenue pour vérité n'est que sottise. Entre les deux extrêmes, la Voie du Milieu.

Cette belle lucidité se remarque admirablement dans Epicure : sa vision du monde, sans concession, exprime sobrement la nature des choses : les atomes et le vide, la composition aléatoire, l'absence de finalité, de Providence, de raison dernière, la pluralité des mondes, l'insignifiance universelle. C'est le tragique pur. Mais nul ressentiment, nulle tristesse : "il faut tout ensemble rire et philosopher".

Outre la sobre beauté de l'expression, nous remarquerons l'association cardinale du rire et du philosopher, deux expressions, manifestement, de la même tendance plastique, de nature apollinienne. A l'insignifiance radicale du réel le philosophe oppose, non une illusion réconfortante comme fait le religieux, mais la puissance ordonnatrice de l'art, elle même fondée sur la pensée. Pensée de la mesure : nos craintes sont immotivées, reposant sur de pénibles fantasmes de culpabilité et de châtiment (la crainte des dieux), ou sur des opinions vides sur la non-vie (la crainte de la mort). "Le sage ne craint pas de ne pas vivre, car ni vivre ne lui pèse, ni il considère comme un mal de ne pas vivre". Pensée du plaisir comme norme du bien : préférer les plaisirs naturels et nécessaires, construire une île d'amitié et de sérénité sur l'océan de l'incertitude. Pensée artiste, car le rire est l'expression d'une heureuse distanciation, écart jubilatoire qui tamise le tragique sans le nier, par où la tragi-comédie humaine sera métaphorisée en spectacle : "Il sera plus charmé que les autres hommes par les spectacles" (DL, x,,121b). Cette citation, peu commentée, révèle une dimension importante de l'épicurisme, car si Epicure déconseille d'écrire de la poésie, tragédie et comédie, il en recommande la fréquentation, sans doute pour la catharsis, cette bienfaisante purgation que procure la vision des turpitudes humaines.

Rire et philosopher : deux activités par lesquelles nous construisons l'écart. On rit pour ne pas sombrer dans les larmes, pour se donner à soi-même une chance, un espace de liberté, une distance, où, tout en reconnaissant le mal, nous en relativisons les effets, riant de nous-mêmes au dernier chef, et nous dégageant. On philosophe pour comprendre les lois de nature, pour rectifier le jugement, pour construire une existence "belle et bonne". L'épicurisme est résolument apollinien, l'arc et la lyre, vérité tragique et métaphore artistique.

Cette interprétation pourra surprendre. Epicure n'est pas présenté, en général, comme un "artiste". On lui reproche un style sans grâce, une certaine pesanteur démonstrative, ses saillies contre la culture homérique et livresque. Mais il ne s'agit pas de cela. Je dépeins une attitude de fond face à l'existence, un certain choix de vie, que je qualifie d'artiste en ce qu'il développe la force plastique de composition, comme on dit d'un peintre ou d'un poète qu'il compose une vision du monde. Et cette vision a le caractère très particulier d'associer le tragique et la beauté, de concevoir la beauté (beauté de la vie) comme un réponse non religieuse, non idéologique au tragique indépassable de l'existence.

 

 

 

 

8 Du sourire, du beau et du tragique

 

 

 

Il est des sourires qu'on n'oublie pas. Ils habitent à jamais un continent de l'âme, réservé, discret, à nul autre accessible, où l'on va puiser de l'énergie par gros temps. Ils figurent à jamais une possibilité de vie, un style de vie, un art auquel on aimerait secrètement correspondre, tout en sachant par devers soi que c'est là une ambition démesurée, inaccessible à nos pauvres moyens, comme un rêve de beauté et de félicité dont la perfection même nous désespère. C'est là le signe irréfutable du beau. Toute beauté éveille une nostalgie infinie, un peu triste. Elle nous ramène à notre véritable mesure, creusant un écart accablant entre ce qui est et ce qui pourrait être. "Cela, jamais nous ne le serons" - c'est la leçon que nous en tirons, entre l'allégresse et le dépit. Dépit amoureux, dépit narcissique. Le réel et le beau sont métaphysiquement irréconciliables.

Freud, dans "Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci" s'interroge sur la fascination séculaire exercée par le sourire de Mona Lisa. C'est avec justesse qu'il y voit une "énigme", celle d'un rapport indicible entre l'enfant et sa mère, une secrète accointance amoureuse que rien ne peut briser ni ternir. Quelque chose de très tendre, de flottant, comme une aura de lumière douce entre terre et ciel, comme une aurore "aux doigts de rose" qui insiste dans les tréfonds de la conscience, inspire des oeuvres toujours nouvelles, lesquelles, à chaque fois, font revivre dans la pénombre le secret d'un amour inépuisable. Cette demi-teinte irisée, à chaque visage de femme, vient colorer subtilement le contour des lèvres, faire danser la flamme du regard, répandre sur les traits une fraîcheur d'aube. Le charme opère à chaque fois, irradiant l'apparence, la transposant dans un univers de mythe. D'où, sans doute, l'inépuisable beauté de cette peinture unique entre toutes.

J'avoue, quant à moi, un embarras : le sourire de Mona Lisa me semble inquiétant autant que fascinant. J' y vois une secrète cruauté qui ne dit pas son nom, une sorte de jubilation, celle de l'amante trop sûre de son pouvoir, convaincue, contre toute logique, de n'être jamais abandonnée, et jouissant en secret de la dépendance invincible qu'elle inspire. Beauté souveraine, mais diabolique : le lien ne sera jamais défait, Ulysse ne quittera jamais Calypso. Cette conviction inébranlable a quelque chose de terrifiant. Ambiguïté, ambivalence, à jamais, de la beauté. Valéry a raison : le beau c'est ce qui désespère.

Sourire de la mère, sourire de l'amante : séduction, fixation. Faut-il s'en plaindre? Qui pourrait supporter l'existence sans les mirages de la beauté? Qu'elle nous trompe, nous ridiculise même à l'aventure, rien n'y fait, nous sommes condamnés à l'aimer. Nietzsche encore : "Nous avons l'art pour ne pas périr de la vérité".

Je connais, heureusement, un autre sourire, celui de Bouddha, innombrable comme les flots de la mer. Je possède dans ma bibliothèque une humble carte postale, en forme de triptyque, représentant trois fois le visage de Bouddha. La première figure est noble, austère, altière, toute en intériorité, loin du monde comme une divinité hindoue. Dans la seconde, les yeux mi-clos, le regard tourné vers le dedans, Bouddha semble méditer le profond mystère de l'univers. C'est la troisième que je préfère. Visage d'un homme tout ordinaire, concentré mais simple, visage de guerrier pacifié, sans intentionnalité particulière, qui semble sourire à l'humanité entière, aux astres et aux dieux, à soi-même enfin, demi-sourire très fin, presque insensible, qui ne se fait gloire de rien, et qui, au plus près de l'existence concrète, enseigne la modestie de la connaissance, le dépouillement volontaire, la sérénité de celui qui sait, par de là le terrible et le monstrueux, tracer une route lumineuse vers le possible. Ce n'est pas le détachement ostentatoire de l'ermite, la provocation du yogin, c'est le non-attachement de celui qui a mesuré la nécessité et le péril de l'attachement, et qui, dans ce monde-ci, allie merveilleusement la connaissance tragique à l'exercice ordinaire de la vie. Ce sourire-là, c'est tout autre chose que la séduction, la tentation et la promesse de bonheur. C'est le calme au mileu de la tempête, sérénité d'une connaissance parvenue à sa pleine maturité.

Nietzsche a raison, nous ignorons tout de la véritable sérénité, que nous prenons à tort pour une absence de douleur, une disposition allègre, insouciante, divinement quiète. La vraie sérénité n'est jamais donnée, toujours conquise de haute lutte. Elle implique le voyage dans le ténébreux, le monstrueux et le terrifiant, elle implique ce courage guerrier d'aller y voir, mais aussi, et surtout, le courage de sortir de la grotte, de ne pas répéter l'erreur d'Eurydice, et de construire du possible sur les ruines de l'impossible. La vraie sérénité s'exprime dans un sourire, non de plat contentement ou de niaise satisfaction, mais de connaissance qui se surpasse elle-même, tragique exploré et connu, mais assumé dans un énigmatique amour.

 

 

 

 

9 Tragique et position éthique

 

 

 

Le tragique c'est l'acceptation inconditionnelle d'une proposition de base : le besoin de sens est le fondement non-su de la posture religieuse, si bien que le tragique se définit à l'inverse comme accueil de l'Ab-sens. Le référent de la position tragique c'est le réel en tant que tel. La vérité n'est pas l'affirmation et la recherche du sens, mais la contemplation désintéressée du réel comme Ab-sens. Dés lors le savoir est toujours relatif, non pas nul mais sujet à doute, structurellement, dès le départ et jusque dans ses résultats, toujours amendables et perfectibles. L'essentiel est de bien saisir l'écart indépassable entre le savoir (plutôt les savoirs) et le réel, entre le mot et la chose, le discours et son "objet". C'est pourquoi nous parlons d'un impossible, d'une irréconciliation fondamentale. Ce point de vue n'est pas vraiment neuf, il se trouve des auteurs qui l'ont exprimé avant nous. Mais, comme par hasard, ils ont été peu entendus, voire pourchassés et exclus de la communauté philosophique. "Ci-gît Spinoza, crachez sur sa tombe!". Sans parler de la "disparition" suspecte des écrits de Démocrite, d'Epicure et des "hérétiques", tous plus ou moins assimilés aux "pourceaux d'Epicure". Quand on ne sait comment combattre une intuition géniale et dérangeante, on va chercher de honteuses inventions biographiques pour disqualifier l'auteur. Mais la ficelle est trop grosse. Je crois que nos jours il est possible de penser, de parler et d'écrire sans risquer le bûcher, du moins dans quelques pays qui n'ont pas encore sombré dans la barbarie. C'est un combat sans fin : élever le flambeau de la raison pour repousser les ténèbres de la confusion. Quant à nous, nous ne nous déroberons pas, et c'est déjà là une position éthique, la première, qui conditionne tout le reste.

Supposons acquise la position tragique. Comment construire une position éthique sans tomber dans la contradiction? On pourrait estimer que le tragique, en tant qu'il supprime la référence au sens, abolit de fait toute exigence éthique, abandonnant tout un chacun à l'arbitraire du nihilisme. La chute du sens entraînerait la chute des valeurs, égalisant toute conduite dans l'indétermination du relativisme, supprimant tout devoir moral, toute justification et toute responsabilité. C'est le reproche que l'on adressait régulièrement aux épicuriens, suspectés de nier toute morale, de légitimer le dérèglement des sens, de prôner la licence, la débauche, l'irresponsabilité, la mollesse et l'incurie, quand ce n'est pas le crime! Mais, dans les faits, force était de constater que ces mêmes épicuriens réputés dépravés étaient d'une vertu exemplaire!

Que faut-il entendre par éthique? L'éthos c'est le caractère, la manière d'être, l'habitude, la conduite pratique de la vie, d'où l'art de vivre - et de mourir. Pour un philosophe l'éthique dérive d'une conduite de connaissance, car il s'agit bien de fonder une existence juste et bonne sur une connaissance assurée. De tel type de pensée dériverait logiquement telle éthique, telle conduite de vie, telle option de valeur, tel comportement privé et social. Les Anciens avaient ce souci admirable de vivre leur pensée dans un engagement concret qui mettait en jeu la personne dans son intégralité. Notre question se formule donc de la manière suivante : sur la base d'une "métaphysique" de l'Ab-sens comment former une éthique concrète éclairée par la connaissance?

Les bases traditionnelles de l'éthique s'effondrent : la Providence, le Raison universelle (stoïcienne ou platonicienne), les valeurs a priori, les autorités et les conventions. Rendu à sa liberté fondamentale le sujet humain se découvre créateur de son existence, puisant en lui-même les mobiles, les motifs et les raisons de son activité. Considérant la nature il se découvre élément parmi les éléments, principe énergétique, à la recherche de son bien propre. Epicure dira : vivre selon la nature, accepter en soi, et manifester l'énergie vitale de la nature. Nietzsche dit plutôt : laisser jouer en soi les forces actives, devenir le créateur de soi dans l'affirmation de la volonté de puissance. Ethique de l'accueil et de la création. Il faut insister : il existe une gratuité de l'existence, une grâce (charis) originelle, toute semblable au jeu de Dionysos-enfant, inventivité de l'innocence. C'est cela qu'il garder comme le bien le plus précieux, don exquis de la nature, que l'état social tend de mille manières à corrompre. L'homme tragique sera nécessairement un résistant, et non un asocial, ou un pervers criminel. Se sentant coexistant de tous les éléments de la nature il se sait forcément en accointance avec autrui, mais libre de choisir, autant qu'il se peut, les compagnons de route et de destin : amitié philosophique, éthique de l'amitié et de la con-vivialité. "L'amitié mène sa danse autour du monde habité et nous invite tous à la vie heureuse". Tragique partagé, éthique de la rencontre et de la créativité commune.

Bien sûr il y a la politique, il y a des Etats, les pouvoirs, les administrations, les restrictions de toute sorte. Il y a l'hétéronomie inévitable du social. Faire avec ne signifie pas abdiquer. Ici on peut choisir : s'engager dans la lutte, se retirer dans son ermitage. On peut également créer des communautés de pensée, élargir le cercle de la liberté, construire une sorte de contre-société de l'esprit. De toute manière, sur fond d'Ab-sens, le sens qui peut émerger est l'oeuvre de la pensée, de la parole, de la création. Le sens n'est autre chose que l'acte de la conscience qui accompagne le déploiement d'une énergie libre. Il naît avec l'action, il se développe dans l'acte, il survit quelque temps à l'acte, dans le souvenir, et la sédimentation des formes. Il serait vain de penser qu'il puisse prétendre à une quelconque immortalité, si, comme tout processus physique et psychique, il exprime la loi de l'impermanence universelle.

L'abolition du sens dans la reconnaissance de l'Ab-sens ne conduit au nihilisme que celui qui confond Ab-sens et Non-sens. L'éthique est au delà du ressentiment et du malheur. Elle fonde une autre intelligence de la vie, où le déploiement énergétique est l'essentiel. Le sens n'est pas un préalable, une condition, une forme a priori, une valeur en soi, mais un effet, et comme tel, secondaire et conditionné.

 

 

 

 

10 Tragédie et comédie

 

 

 

Pour Aristote la tragédie est d'abord une "poiésis", une fabrication, une création, un faire (poiein), qui s'exprime dans la composition d'une action dramatique (drama) mettant en scène des personnages considérables, des dieux, des rois, des héros confrontés à des situations extrêmes, le crime, le sacrifice, la mort, où se révèle la toute puissance du destin face à la précarité humaine. La tragédie mime (mimesis) plutôt qu'elle n'imite la réalité, condensée poétiquement dans le "drame". Son ressort émotionnel, son efficacité thérapeutique résident dans la participation du spectateur à la souffrance du héros confronté à la violence implacable du destin, suscitant la "terreur" et la "pitié". Terreur devant l'inévitable, pitié pour le héros, qui, de glorieux et majestueux, sombre dans le pitoyable, tel Oedipe apparaissant les yeux crevés à la fin de la pièce. Cette participation pathétique du spectateur au spectacle produirait en lui une purgation (catharsis) des passions, par quoi, paradoxalement, la violence inouïe de la tragédie contribuerait à apaiser, à purger les âmes, à produire le calme et la sérénité.

Cette interprétation classique, ne me satisfait qu'à demi, bien que, moi aussi, j'aie vécu l'effet thérapeutique, me demandant comment des situations aussi épouvantables pouvaient générer en moi une secrète jubilation. Il me semble qu'Aristote oublie le rôle, essentiel à mes yeux, de la beauté : beauté du texte, beauté du spectacle. La tragédie n'est pas un psychodrame. Elle est d'abord de l'art, et c'est par la métaphore artistique, la transposition du dramatique en oeuvre d'art qu'elle opère. La puissance poétique des Anciens est proprement stupéfiante et je ne sais rien de plus beau, de plus sublime que tel chant du choeur, dans Sophocle ou Euripide. Otez la poésie, il ne reste que l'horreur, l'épouvante et la folie déchaînée, telle qu'elle s'exprime, avec une rage sans limites, dans les "Bacchantes" d'Euripide. Décidément, il y a un paradoxe formidable dans la tragédie antique, horreur et beauté, comme dans Lucrèce, qui, du pire, parvient à extraire le meilleur.

La tragédie est la réponse artistique à la toute puissance du tragique : assomption et métamorphose.

Mais alors qu'en est-il du comique, si nous estimons que notre lot est de "rire et de philosopher"?

Nous dirons que le spectacle comique est une poiésis représentant la quotidienneté et la banalité des affaires humaines, des personnages ordinaires avec leurs vices et leurs faiblesses, dans des situations à la fois comiques et dramatiques, essentiellement ambivalentes, qui miment la réalité, mais en grossissant les traits et les effets, de manière à provoquer une autre sorte de catharsis, celle du rire, par laquelle le spectateur s'identifie aux personnages tout en entretenant une sorte de distance par laquelle il se désolidarise, riant de soi autant que de l'autre. Si la distance est insuffisante il se sentira agressé par le ridicule, et ne rira point. Si elle est excessive, il n'aura que mépris, et ne rira pas davantage. Pour rire il faut ce subtil équilibre entre l'identification et la distanciation. Tel est le secret du comique, et sa difficulté : à tout prendre il est plus difficile de faire rire que de faire pleurer.

Une petite maladresse de l'auteur, une réplique mal ajustée, et du rire nous basculons dans les larmes, ou dans le mépris, ou dans l'indifférence. Harpagon fait rire, mais l'avare impénitent ne rira pas, il sera touché au vif. Et si l'acteur exagère il est ridicule, et la pièce est gâchée. Quant au Misanthrope il inspire plutôt la pitié. Il n' y a qu'un pas, vite franchi, du comique au tragique. Aussi les vrais comiques sont-ils rares.

La catharsis comique est plaisante, vitalisante, énergisante : elle libère la puissance critique, affine le jugement, ouvre les poumons et le coeur, ventile tout le corps et stimule l'esprit. Le rire est un don magnifique de la nature, et, si elle ne dégénère pas en raillerie, sarcasme et moquerie, une superbe école de finesse et d'esprit. Epicure a raison : "il faut tout ensemble rire et philosopher".

Le rire est une réponse spirituelle et vitalisante au tragique : il l'accueille de manière indirecte, en adoucit les effets, le spiritualise dans une distanciation sans mépris. Il recrée de la joie. Il est intensément philosophique, comme on voit dans Démocrite, le maître incontesté du rire. Enfin, c'est le contre-dépresseur idéal, sans effets secondaires pernicieux.

Tragédie et comédie sont des poiésis, métaphores, transpositions d'un régime à l'autre. La violence insigne du réel est d'une certaine manière domestiquée, mais sans nous faire basculer dans les illusions consolantes et frauduleuses de la religion. Le réel reste le réel, simplement nous parvenons, un peu, par la médiation de l'art, à en affaiblir le tranchant, en créant ces oeuvres de parole où nous partageons avec autrui les affres et les splendeurs, et prenons notre modeste mais nécessaire revanche sur le destin. La beauté ne sauvera pas le monde, mais elle contribue puissamment à le rendre habitable.

 

 

 

 

11 « La mort à Venise » : Apollon et Dionysos

 

 

 

A quoi tient le charme exceptionnel de "La mort à Venise" de Thomas Mann? Le mot qui me vient c'est "envoûtement". L'envoûtement est un processus magique visant à fasciner quelqu'un pour le soumettre à notre volonté. Le livre fascine, en ce qu'il introduit le lecteur dans un monde enchanté, le conduit lentement par les dédales obscurs de la narration vers un abîme insondable, et le laisse pantelant aux rivages de la mort. Et tout cela sans pathos excessif, sans fioritures langagières, mais avec une logique imparable : dès que le héros, ce professeur vieillissant ne vivant que de culture et de livres, débarque à Venise pour quelques jours de villégiature, c'en est fait de lui, la nécessité tragique s'est enclenchée. Gustav Ashenbach, c'est son nom, littéralement "ruisseau de cendres" (est-ce un hasard?) s'est ému jusqu'au tréfonds de la beauté merveilleuse d'un jeune adolescent au prénom enchanteur, "Tadzio", "Tadziou", et voici que remonte en lui une immense nostalgie de la jeunesse, un désir vague et poignant, une sorte d'angoisse diffuse qui l'étreint, entre vénération et désespoir, désir et culpabilité, un amour absolu et ravageur de la Beauté, avec l'affreux pressentiment d'une issue catastrophique. Une épidémie de choléra se propage dans Venise. Toute la question, d'une simplicité racinienne, tient en deux mots : partir ou rester. La raison dit : "pars". La passion dit : "reste". Aschenbach reste.

Un roman ordinaire sur le retour d'âge eût fait chavirer banalement le vieil homme en présence de quelque naïade vénitienne, jeune fille écervelée à la recherche du père, ou femme jeune encore, comme cet "Ange Bleu" (Marlène Dietrich) qui fut la ruine du vieux professeur amoureux. Non, ici le beau est incarné par le garçon aux boucles blondes, au sortir de l'enfance, d'une beauté absolue, et où, pourtant, Aschenbach croit déceler les indices d'une secrète morbidité : "il ne vivra pas longtemps". Dès le début la ronde fatale de la beauté et de la mort entoure le héros fasciné de son sortilège : la beauté, hélas, ne serait-elle qu'un masque, la perfide, l'envoûtante figure de la mort?

L'intérêt exceptionnel de ce livre tient, à mon sens, dans les contrariétés insurmontables dont le coeur d'Aschenbach est le théâtre : la vieillesse ennemie, et la jeunesse triomphante, mais éphémère. La culture, à laquelle le héros a voué (sacrifié?) toute son énergie, au long d'une longue vie de création littéraire, face à la nature native et naïve, juvénile et souveraine, incarnée par l'adolescent ; et surtout, surtout, la beauté, filtre magique, trouble et incandescence, qui réveille tous les désirs enfouis, les pulsions secrètes d'un âme ardente, corsetée par la culture et la maîtrise de soi, la vocation artistique, la réputation et la moralité. Comment pourrait-il suivre l'appel de la passion, et d'une passion inavouable, si contraire à l'éthique chez un homme rassis et vieillissant, n'est ce pas le comble de l'absurdité? Et le vieil homme, qui connaît son Platon, se met à rêver : le voici dans les jardins d'Athènes, auprès de Socrate et de Phaidros, discourant sur l'amour du beau, la dialectique ascendante qui mène des beaux corps à la beauté de l'âme. Mais son âme, à lui Aschenbach, ne monte pas vers le céleste, tout au contraire, elle est transie toute par les remontées acides, les tourbillons infernaux, craquelée et fissurée de toute part, livrée à l'angoisse, déchirée entre le désir et sa condamnation. Il voudrait quitter la ville, fuir le choléra, rembarquer - il faudrait quitter Tadzio, ne plus le voir, ne plus le contempler - il ne le peut.

Mais la contrariété la plus saisissante, qui donne son épaisseur tragique au roman, c'est la discrète, mais persistante opposition entre Apollon et Dionysos, ces deux principes artistiques que Nietzsche avait exposés dans la Naissance de la Tragédie. Apollon, évidemment, apparaît à Aschenbach sous les traits de Tadzio, cet éphèbe parfait, grâce et beauté, promesse de bonheur, rêve éveillé, mirage et splendeur ineffables. Et, sous le charme, Aschenbach se met à platoniser - d'ailleurs cet amour lontain et chaste, cet amour tout de distance, de retrait et de silence, n'est-il pas "platonique", voire platonicien? Venise n'est-elle pas Athènes, et lui n'est-il pas Socrate, un Socrate barbu, un peu satyre, un peu bouffon, avec son allure empesée d'universitaire germanique, lui qui n'ose pas même s'approcher du jeune homme, encore moins lui parler, et rougissant comme un gamin à son approche? Mais les semaines passent, rien ne se passe, mais voilà l'épidémie de choléra, des morts, des mourants, la maladie abjecte et détestable, rampante et invisible. Aschenbach dort de plus en plus mal, il fait des rêves épouvantables, le gracieux adolescent cède la place aux Bacchantes enfiévrées, aux cortèges dionysiaques, au grotesque et au monstrueux, à la sauvagerie déchaînée, à l'ivresse et à la folie. On n'est plus dans le Banquet de Platon, mais dans les Bacchantes d'Euripide, avec la mort annoncée, la mère délirante déchirant le corps de son fils, et le triomphe du dieu. Nous nous souvenons soudain que Dionysos était vieux-jeune, enfant-vieillard, homme-femme, mortel-immortel, dieu de tous les masques et de toutes les métamorphoses, et qu'Apollon lui même est encore Dionysos. Alors?

Le livre s'achève très simplement. Et nous, nous rêvons longtemps. N'était-ce qu'un rêve? Ou bien est ce le rêve qui est réel? Et qu'est ce que la beauté? Un rêve, le rêve d'un rêve?

 

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