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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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8 août 2015

CHAP XXI - Du FONDEMENT

 

 

                               CHAPITRE VINGT et UN : Du FONDEMENT   

 

 

 

TABLE

1 La vérité est dans l'abîme»

2 Méditation : Du Fondement I, II, III, IV

3 De la Faille et de la structure

4 De la Faille et du Fondement

 

  

 

1 « La  Vérité est dans l'Abîme »

 

L'abîme c'est d'abord notre indécrottable ignorance. Mais aussi l'incertitude de la raison qui découpe à la surface du réel des entités discrètes, y plaque des mots et par là s'imagine saisir des essences immuables. Vanité de nos constructions mentales, illusion de maîtrise. La science ne sera jamais qu'un îlot de vraisemblances surnageant sur l'océan de l'ignorance : abîme, dont Pascal encore se fera le chantre désabusé.

Plus profondément on peut voire dans cet abîme un écho tardif, mais encore perceptible, de l'ancienne conception hellénique selon laquelle la vraie sagesse est entre les mains des dieux, alors que les hommes ne peuvent, tout au plus, que recueillir, par fragments et approximations, ce que les dieux nous laissent entrevoir. L'abîme est une image dionysiaque. Dionysos est ce dieu du labyrinthe qui déchire et engloutit ses victimes. Figure de l'originaire le plus ténébreux, des profondeurs abyssales, des mystères impénétrables. Un abîme, c'est quand même autre chose qu'une simple brèche dans le savoir, qu'un interstice d'ignorance dans le savoir, c'est quand même quelque chose d'inquiétant, de terrifiant, de ténébreux, de caverneux, voire de monstrueux! Dans cette phrase tardive d'un sage tardif de la Grèce résonne encore une conscience tragique, une frayeur de l'Archè, une sourde panique de l'impénétrable, voire du sacré. C'est que Dionysos était un dieu plus qu'inconfortable, qui inspirait ces Bacchantes déchaînées, dévoreuses de chair crue dans le déchaînement de leur délire. A la belle "vérité" apollinienne de la connaissance, à la raison lucide et lumineuse qui préside aux dévoilements du dieu Apollon, (et encore en simplifiant, car Apollon n'est pas si commode!) il faut opposer ce vieux fonds de terreur qui est un élément fondateur et décisif de l'ancienne sagesse. Démocrite est aussi l'héritier, un peu réticent je l'avoue, de ce vieux fonds. Et cette sentence en témoigne, malgré tout ce que l'on veut bien dire sur la fameuse "rationalité" des Grecs.

De cet abîme pourtant Démocrite laisse entrevoir quelque chose. A l'origine du Tout la "dinè", le tourbillon. Au Chaos vide d'Hésiode Démocrite oppose une conception tourbillonnaire du réel. Il faut penser une multitude infinie de tourbillons d'atomes virevoltant, par masses innombrables, en tous sens, sans commencement et sans fin, une formidable danse des éléments à travers l'immensité du vide, engendrant ici des galaxies, des constellations, des flux et reflux incommensurables, et là, et en même temps, des plantes, des animaux, des appareils digestifs, des âmes si l'on veut, des processus de sensation, des combinaisons psychiques, en bref tout ce qui existe, et dont nous n'aurons jamais, nous autres, fruit du hasard, que des aperceptions douteuses et controuvées. L'abîme c'est, en termes spéculatifs, le tourbillon éternel, seul principe, seule Archè de tout ce qui existe. Non pas simple origine temporelle, mais réel perdurant, sempiternel, à la racine du Tout, et qui est Tout.

Bien sûr nous pouvons poursuivre notre oeuvre de connaissance. Démocrite lui-même n' a jamais fait que cela. Mais nous devons garder présente en nous, indéracinable, cette intuition de la Dinè, cette image de l'Abîme, par quoi nous restons rattachés à l'humilité de notre condition et à la docte ignorance qui devrait la fonder.

    

 

 

2   Du Fondement

 

 

Méditation 1

 

 

Spinoza demandait que l'on méditât la vie et non la mort. L'intention est belle, mais comment séparer ce qui est joint en nature et nécessité? Cher Lecteur, si le propos de méditer cette vérité te rebute, passe outre gaillardement. Tu trouveras ailleurs de quoi alimenter ton goût de vivre.

Lorsque la mort vous frôle de son aile noire - accident, maladie grave, opération chirurgicale, décès d'un proche et autres occurrences funestes - il se produit un basculement extraordinaire qui emporte toutes vos précédentes certitudes, fait éclater vos opinions les plus chères, et ruine vos anciens attachements. Que reste-t-il de vos ambitions d'hier, de vos projets, que devient ce sentiment si familier des choses familières, que devient la confiance spontanée qui vous attache à la vie, à la perpétuation de la vie? Tout, soudain, devient étrange, presque inquiétant, menaçant même : nous croyions connaître les choses, nous imaginions pouvoir compter sur une paisible répétition, et voilà que les choses dressent une arête d'étrangeté entre elles et nous, une pointe d'hostilité incompréhensible, comme si soudain nous étions chassés de notre propre monde. Et c'est le corps, le corps douloureux, le corps indocile qui nous ramène à lui, à lui seul, et le voilà qui occupe tout l'espace, mange toute la pensée, la ramenant violemment au souci misérable d'une chair blessée. Ah qu'il est terrible de n'être plus qu'un corps, de n'être que la perception aiguë d'un corps, réduit à la présence omniprésente d'un corps qui plus que jamais est votre propre corps.

Que reste-t-il quand tout se défait, opinions, croyances, valeurs, sentiments, et que la perception elle-même s'en va de son côté, échappant à tout contrôle, comme prise de folie?

On dira, assez sottement : il reste la vie : il faut bien être vivant pour éprouver tout cela. Certes, mais cela suffit-il à faire de la vie le fondement de valeur indiscutable? Il en est qui souhaitent mourir, qui se laissent tout doucement glisser dans le linceul, et adieu la compagnie. D'autres refusent de vivre dans l'esclavage, se précipitant sous le feu de l'ennemi. C'est assez dire que la vie en elle-même n'est pas forcément la valeur fondamentale. Encore une fois - que reste-t-il quand tout s'en va?

Se voyant partir en petits bouts Montaigne décide de se resserrer sur l'expérience du plaisir, de le faire d'autant plus conscient et aigu que sa durée est incertaine. Ce programme est alléchant, mais il suppose un minimum de santé, une capacité préservée de sentir et de goûter. Mais si le goût s'étiole, que la sensation s'amollisse, qu'une écoeurante fadeur emporte tout plaisir? La qualité du plaisir est liée à la qualité de la vie. Le second argument se ramène au premier.

Il reste l'attachement à nos proches, à nos amours, à nos amis, le souvenir de moments merveilleux, et rien ne peut faire que ce qui a été n'ait pas été. Rien ni personne ne peut nous enlever la grâce et la beauté que nous avons cultivée en nous et hors de nous. Cela reste, mais cela s'en va aussi, puisque nous nous en allons. Nous emportons avec nous le mystère de notre destinée, avec ses splendeurs et ses misères. D'une certaine manière nous mourons en rejoignant la source de tous nos amours, de tous nos désirs, nous fondant enfin dans l'origine absolue dont nous nous sommes momentanément détachés. La vie, dans son déclin, consomme la boucle fatale qui nous ramène au point de départ. "Du berceau à la tombe...". Les Trois Grâces : la mère, l'épouse, la mort, pour finir n'en font qu'une, comme les Trois Fileuses de la mythologie.

Une immense nostalgie peut nous saisir en ces instants de méditation : n'ai-je vécu que pour me séparer sans cesse de ce que j'aime, le ciel d'enfance, les enjouements d'adolescent, les fièvres poétiques, le plaisir de la saine activité d'adulte, la sérénité de la pensée, les saisons qui vont et viennent, la nature étoilée, et les amis, et tout ce qui est beau et riche de par le monde? Vivre n'est-il qu'une perpétuelle déchirure, qu'un inévitable étiolement, qu'une course à rebours, dont le terme se confond avec le début, une boucle qui semble indéfiniment ouverte, dans les premières années, et qui se referme lentement, inéluctablement, vous enserrant à la fin dans son étreinte de fer? Comment imaginer un instant qu'il y ait une quelconque logique à cette mascarade, une finalité, une raison supérieure, ou tout simplement une utilité?

Les dévots de tout poil vont nous chercher quelque obscure transcendance pour y accrocher une raison de vivre, une justification, un idéal, mais qu'est-ce là si ce n'est illusion, illusion encore et toujours, rage de sens et désespoir? Je les envierais presque, si je ne les trouvais pitoyables!

C'est à cette aune qu'il faut mesurer toutes les augustes leçons de la philosophie, et faire le tri entre farcissures et vérité. Combien de baudruches savantes qui explosent, et combien de sentences qui sentent le rance? Que reste-t-il à l'heure grave des ultimes décisions? 

De ma vie il ne reste manifestement pas grand chose à vivre, quelques mois peut-être, si j'en réchappe encore une fois. Dans quelques jours, si je vais mieux, j'oublierai ces graves pensers, mais pas tout à fait, car ce qui est pensé ici ne peut s'effacer complètement. Et dans quelques mois je les retrouverai forcément, avec une acuité nouvelle. Disons qu'au fil du temps les racines de la croyance se font plus rachitiques, elles cèdent plus volontiers devant l'acuité des faits. Cela vous éloigne d'autant du monde ordinaire des vivants et de ses discours de parade. Vous vous resserrez sur l'essentiel. Mais lequel? Juste cette idée invincible que si votre propre vie est quasi finie elle suffit encore à sentir le fondement naturel, universel, qui, lui, ne vient ni ne part, et qui nous recueillera.

 

Méditation 2

 

   

     Tout lasse, tout casse, tout passe,

     Le fondement ne passe pas

     Il demeure identique à soi-même

     Il était là de toute éternité

     Il sera là de toute éternité 

     C'est lui qui donne l'espace et la durée

     C'est lui qui fait scintiller les étoiles

     Chanter le cours aimable des rivières

     Lui qui nourrit tous les vivants

 

 

     Console-toi mon âme, si tout passe

     Le fondement ne manquera jamais.

 

 

 

 

Méditation 3

 

 

 

La question : "que reste-t-il quand tout s'en va" devait tenter de saisir, dans l'imminence de la mort, ce qui pouvait faire fondement, à supposer qu'il existât quelque chose qui pût faire fondement, ce que la question avait justement pour fonction de faire émerger. Dans un tel décours la position cartésienne, qui pose comme fondement le sujet du discours - je doute, je pense, je suis - se révèle particulièrement inadéquate puisque ce sujet censé supporter l'édifice de la connaissance, plus encore, de la conscience de soi, est précisément en train de s'effondrer. Que le sujet cesse de penser, lui qui ne se soutient que de penser, et voilà la totalité des choses qui sombre dans le néant! Etrange philosophie qui donne au sujet ce qu'il retire au monde, lequel, soit dit en passant, n'attendait pas le sujet pour exister! Etrange retournement qui fait dépendre de la pensée ce qui, jusqu'à contre-ordre, conditionne l'émergence de la pensée. Etrange délire qui renverse l'ordre des choses, faisant de l'effet dépendre la cause!

Toute ma rationalité hellénique s'insurge contre ce mauvais procédé : ce n'est pas le sujet qui fait le monde, c'est le monde qui rend possible la pensée, la précède de toujours et lui survivra indéfiniment. L'origine absolue c'est le Tout, qui contient Tout, que le sujet le sache ou le méconnaisse. C'est devant cette évidence que l'homme sensé commence par s'incliner.

C'est dire aussi que la modernité s'origine d'une "hubris", d'une sorte de meurtre symbolique. Dans sa mégalomanie titanesque le Moderne se pose comme origine absolue, confondant l'ordre du Savoir et l'ordre du Réel. Mais les choses sont les choses, que je les connaisse ou les ignore, et, précisément, c'est dans le moment de la conscience absolue, quand vacille l'existence elle-même, que l'ordre des choses se rappelle irréfutablement au sujet : que reste-t-il si je ne suis plus?

Ainsi posée, la question appelle nécessairement sa réponse : quoi qu'il en soit de moi, "il y a", il y eut, il y aura - quoi? - le Tout, l'univers, la Nature infinie, ou, en grec, l'Apeiron, autant de désignations pour la même réalité, la plus évidente et la plus inconnaissable.

C'est en ce point que les Anciens se rejoignent en dépit de la diversité des thèses : l'Etre de Parménide, l'Apeiron d'Anaximandre, le Feu éternel d'Héraclite, le Tout de Démocrite, la Physis d'Epicure, autant de visions divergentes, tant la chose est multiple dans son unité même, de ce fondement indicible, hors concept, qui nous excède, nous porte et nous emporte.

 

 

 

Méditation 4

 

 

"Cela" se réveille, "cela" ouvre les yeux, "cela" s'ébroue paresseusement dans les tiédeurs du matin calme : "le monde" est là, évident, immédiat, dans les impressions fugitives, indistinctes, mêlées, confuses mais si prégnantes, enveloppantes, indiscutables. Et quand je dis "le monde" je n'entends rien d'autre que la somme de ces impressions qui se donnent dans ma chair vivante, laquelle ne se détache pas encore de ce "monde" global, comme si "cela" faisait monde pendant que le monde est aussi bien "cela". Et si dis "cela" c'est pour ne pas dire "je", puisque de "je" il n'en existe pas encore à ce stade de l'immédiateté sensitive, où tout se mêle, se donne sans distinction ni médiation, hors langage, hors élaboration perceptive. Il est vrai que ce moment éblouissant du réveil ne dure guère, très vite les "choses" vont s'organiser en champ perceptif, se régler sur les normes intériorisées, très vite ce monde de la sensation globale va se différencier, se distribuer en catégories, pendant que le "sujet" va reprendre les commandes et s'attribuer les fonctions de différenciation : c'est alors que "je" m'éveille, que "je" perçois, que "je" décide de me lever ou de traîner au lit. Mais il parfaitement clair que le registre perceptif est totalement changé : je débarque dans le "monde" commun, socialement déterminé, immergé à nouveau dans le langage, par lequel je prétends me rendre maître, et de moi et des choses qui m'environnent.

Cette expérience du réveil passe volontiers inaperçue, pourtant elle est de la plus haute signification philosophique. Elle nous permet de saisir par l'expérience un mode immédiat d'être au monde, comme si chaque matin nous faisions un singulier voyage dans notre propre préhistoire mentale. Car enfin "nous étions enfants avant que d'être hommes", nous avons séjourné longtemps dans ces limbes de la sensation globale, nous avons beaucoup rêvé, rêvassé, recevant sans jugement les impressions environnantes, sans nous soucier spécialement de faire le tri entre l'intérieur et l'extérieur, sans savoir distinguer le subjectif et l'objectif, le réel et l'imaginaire, nous laissant bercer par les sensations vivaces et volatiles au gré du songe : le monde était pour nous cette somme indistincte de plaisirs et de déplaisirs, d'affects et de percepts, "narcissisme primaire" qui égalise le moi et le monde dans l'indistinction du principe de plaisir.

On ne dira jamais assez que le sujet est une construction tardive. Kant remarquait à juste titre que c'est l'irruption du "je" dans la parole de l'enfant qui signe son entrée dans un tout autre mode de représentation : la conscience de soi accompagnera dorénavant le pâtir et l'agir. C'est évidemment un gain très remarquable, mais qui se paie aussi par une perte, un oubli, une méconnaissance capitale : l'accès au symbolique conduira très rapidement à refouler ces premières expériences de l'immédiateté sensitive. Le sujet, auteur de la synthèse perceptive et intellective, en viendra fatalement à se penser comme source de la représentation : je pense, j'existe. Un pas de plus et voici l'illusion du libre arbitre : je veux, je peux. Et nous voilà en plein délire métaphysique ( Spinoza contre Descartes).

Une fois bâtie cette superstructure du sujet, et la scission subséquente du sujet et de l'objet, il est impossible de revenir à la conscience immédiate du monde immédiat. Dorénavant tout se pense et se déchiffre en dualité : l'âme et le corps, la nature pensante et la nature étendue, l'esprit et la matière, le sujet connaissant et le monde connu, variations infinies sur le thème sujet-objet. Toute la rationalité s'érige de là, avec les applications scientifiques et technologiques, dont les effets sont évidents. Mais dans cette ornière la perception du fondement est impossible.

Je posais la question : "Que reste-t-il quand tout s'en va?" Dans la perspective du dualisme la réponse est évidemment : rien. Si le sujet disparaît le monde disparaît avec lui, puisqu'il ne se soutient que du rapport contrasté sujet-objet. C'est d'ailleurs Descartes lui-même qui le signale : si le sujet n'existe que de penser, il cesserait d'exister dès lors qu'il ne pense plus. Etrange aveu, qui oblige le sujet à ne jamais cesser de penser sous peine de disparition instantanée. Mais ce sont là des chicanes de philosophe. Je sais bien que ma mort ne concerne que ma faible et inconstante carcasse, et que l'existence du monde ne dépend pas de moi. Il en résulte que si je veux penser le fondement comme indépendant de moi, auto-suffisant et absolu, je ne dois pas l'appréhender dans les termes de l'opposition sujet-objet, mais comme une donnée immédiate, antérieure à toute opposition, donc antérieure à l'émergence du sujet comme tel. Or nous avons parfaitement la possibilité de faire cette expérience : l'exemple du réveil en est une, la méditation une autre. A chaque fois que se défait l'image conventionnelle du monde, à chaque fois que le langage desserre son emprise sur les objets du monde, que le sujet se met en vacance, libéré de ses intérêts, de son désir, de son obsession de maîtrise, il se produit un écart, un vide perceptif qui est une nouvelle occasion de revenir à l'immédiateté sensorielle - ou, comme disent les phénoménologues "aux choses mêmes". Encore qu'à ce niveau je ne sais s'il faut parler de choses (sûrement pas d'"objets"), si par choses nous entendons quelque réalité extérieure à nous, - mieux vaudrait dire, au singulier, "quelque chose", en laissant à ce terme un caractère d'indétermination maximale : quelque chose, qui n'est pas rien, qui nous englobe complètement, à jamais étranger, dans son mode propre et singulier d'apparaître, à toute prise, à tout projet de connaissance : "il y a".

 

 

 

Méditation 5

 

 

 

    J'ai parfois le désir poisseux de m'endormir

    Tout doucement comme dorment les pierres

    De ne plus rien penser de ne plus rien sentir

    A tout jamais absent des choses de la terre

 

 

Qui suis-je, qui sommes-nous, humains d'un seul jour, entre un passé aux âges incalculables et un avenir sans forme ni certitude? Et pourtant nous ne pouvons manquer de nous interroger sur la place que présentement nous occupons, oh bien fragile place, juste une transition, quand déjà nos enfants nous poussent du coude, et que le passé nous semble une abstraction, sur quoi il serait bien téméraire de nous asseoir. Tout branle en nous et autour de nous, et pourtant nous vivons, nous vivons de notre mortalité même, suprêmement conscients de n'être que passage. C'est vertigineux, c'est grandiose aussi de quelque manière. Cette humble lumière de la conscience est tout ce que nous pouvons opposer à la dureté inflexible du monde, et cela devrait nous suffire : "j'aurai été" pourrions-nous dire à la fatalité, si alors nous pouvions parler encore. Mais nous ne parlerons plus, et il n'est pas certain que nos descendants parlent pour nous, disant ce que nous avons été. Il n'y aura sans doute nul poète pour célébrer des hauts faits que nous n'avons pas réalisés, nulle saga chatoyante, nul cantique, à peine la consonance trébuchante d'un patronyme pourra peut-être perpétuer un héritage incertain. Qu'importe, nous avons assuré la transition, en espérant contre les évidences qu'il en ira mieux pour eux que pour nous. C'est ce qu'on appelle la confiance en l'avenir, dont il serait bien difficile de se passer, malgré les avertissements de la raison. Disons que c'est l'inconscient cosmique, la conscience obscure de la terre qui nous fait croire que la vie a de l'avenir et que l'histoire n'est pas close. Ceci à titre de foi pour un incroyant indéboulonnable!

 

 

 

3 De la Faille et de la Structure

 

 

 

Mais la blessure ouvre sur quoi? Encore une fois c'est chez les Grecs que je trouve la réponse :

     "Or donc, tout d'abord, exista Faille, puis par après, Terre Large-Poitrine

     Base sûre à jamais pour tous les êtres" (Hésiode, Théodicée 116, 117).

Faille traduit Chaos : ouverture, baillement, hiatus. Elément primordial sans forme ni bord, qui n'est pas un non-être, mais pas davantage de l'être, si ce n'est comme potentialité indéfinie : apeiron (Anaximandre), le sans-limites, ou l'"arrythmiston" (Antiphon), le sans-figure, l'informe d'où naissent toutes les formes, et à qui elles retournent.

Ce qui me sollicite heureusement dans la présentation mythologique d'Hésiode c'est un modèle qui vaut pour l'univers en gestation, la naissance des principes, des dieux, des hommes, et de tous les êtres qui trouveront sur la terre, dans la mer et le ciel leur demeure, mais le modèle vaut également pour la psyché, d'autant que nos modèles de l'univers sont forcément des projections de la psyché. Ce modèle pose un élément fondamental, en creux, en abîme, le chaos, sur lequel s'édifient la structure formelle, la terre et les autres éléments. Le chaos est invisible, absent de la représentation, indéfinissable si ce n'est en négatif comme non-forme, non-structure etc, source obscure comme la grande Nuit d'où s'originent le Jour, et la Lumière, et tous les mondes. 

Entre la faille et la structure j'imagine une sorte de clapet qui tantôt s'ouvre et tantôt se ferme, dans un battement alternatif qui fait pour chacun son rythme psychologique fondamental. J'imagine ensuite la fonction du fantasme inconscient comme un quasi-fondement qui sert à colmater la faille, à repousser l'angoisse originaire, en donnant une direction et une signification à l'existence du sujet, au prix évidemment d'un éloignement, d'une occultation de la source. Le fantasme est une construction mentale qui donne une réponse imaginaire aux questions que nous ne pouvons manquer de nous poser, dans la déréliction où nous plonge l'énigme de notre propre existence : qui suis-je, suis-je désiré, aimé tel que je suis, ou tel que les autres voudraient que je sois ; quelle est mon origine, qui sont mes parents, de quelle rencontre suis-je le fruit ; suis-je garçon ou fille ; quelle est donc cette coupure que j'expérimente dans mon corps et dans ma psyché - toutes questions insolubles au jeune enfant, qui ouvrent sur l'énigme de la vérité, sur le statut insondable du réel, sur la faille en un mot, et à quoi on répondra en inventant ces fables intimes qui constitueront l'ossature du fantasme. De la sorte le clapet se ferme, et l'existence pourra s'édifier sur des mythes fondateurs, tantôt désastreux (je suis un mauvais objet, je ne suis pas aimé tel que je suis, me voilà condamné à fabriquer une identité controuvée, un "faux self" pour me faire accepter) tantôt positif et facilitant (je suis le plus beau, le meilleur, ce que je fais est nécessairement bien etc), et chacun voit instantanément les effets psychologiques et relationnels de cette construction archaïque, dont la "vérité" est pour le moins contestable. Cela peut marcher longtemps, mais aussi cela peut entraîner des catastrophes, et alors il y a lieu de revoir tout l'édifice, d'en modifier le fondement.

Explorer le fantasme, sa structure, son origine, sa fonction est l'oeuvre spécifique de la psychanalyse, qui par là se distingue de toutes les autres psychothérapies. C'est dire aussi combien cette entreprise est difficile et risquée : sitôt qu'on approche de ces zones de douleur et de jouissance le sujet se rebiffe, et très souvent interrompt la cure.

Le sujet croit que le fantasme est son être même, alors qu'il n'en est qu'un masque aliénant. Si l'on peut parler d'une vérité du sujet elle serait plutôt dans ce domaine obscur qui se profile en deçà, dans ce vaste domaine de l'indéterminé, de l'informe, des pulsions originaires, dont la meilleure présentation, à mon avis, est donnée dans la théorie groddeckienne du çà, conçu comme substance universelle, fond informe et dynamique présidant à toutes les formations, actives et passives, symptomatiques ou créatives de la vie. "Nous sommes vécus par le çà" - par là Groddeck dépasse largement le point de vue freudien, et rattache l'individu à ce qui le fonde immédiatement dans la vie et la puissance universelles. C'est aussi une manière élégante de mettre fin au sentiment poignant de solitude qui étreint l'homme conscient de sa finitude en l'immergeant spéculativement dans le sentiment et la conscience de la Nature : natura naturans, substance infinie, et seule réalité véritable.

 

 

4 De la faille et du Fondement

 

 

 

La pensée est de nature portée à rechercher un fondement ultime, une "chose" première et dernière à partir de quoi se développerait le processus infini du devenir. Il nous est quasiment impossible de concevoir le devenir comme auto-suffisant, capable par soi de produire et de détruire, nous voulons, par une sorte de naïveté intellectuelle, que le changement porte sur quelque chose qui serait indépendant du changement, qui conserverait sa nature propre à travers les changements qui l'affecteraient du dehors, en somme nous nous obstinons à distinguer le changement de la chose qui change sans changer. Nous voulons de l'immuable, du solide, du constant, du substantiel, que nous appelons l'être, ou la substance, ou l'atome, ou l'idée, ou la matière, ou tout ce qu'on voudra. L'essentiel, au bout du compte, est de se rassurer, de satisfaire un besoin vital de certitude, et quel que soit le terme retenu, il fera l'affaire, s'il ne s'agit que de boucher le trou de l'inconnaissance. C'est en ce lieu précis que divergent les pensées, les unes, les métaphysiques, opteront pour le fondement, l'en soi, la chose, le principe ; les autres laisseront ouverte la brèche, accueillant le vent de l'espace infini, dansant avec les tourbillons.

Cette option, ou cette certitude, ne repose sur rien, s'il n'existe rien qui fasse fondement. Mais elle exprime une expérience de pensée, plus encore, une expérience radicale de la brèche. Elle n'aurait guère de valeur si elle n'était que le fruit d'une spéculation, fût-elle remarquable. Car en dernier ressort, que savons-nous de la structure de l'univers, s'il est fini ou infini, éternel ou non, et autres questions semblables? Et en quoi ces questions sont-elles vraiment significatives, si de toute manière, à notre échelle, toutes choses sont éphémères et périssables? Notre vision du monde, en dépit de tous les progrès de la connaissance, ne peut être autre chose qu'une projection, une interprétation à partir de la structure de notre cerveau, une extension hors de nous de toutes les capacités des sens et de l'intellect, une gigantesque toile d'araignée, une forêt de signes et de symboles par quoi nous croyons saisir la réalité, alors que nous ne pouvons faire autre chose que de déployer les artefacts de notre pensée. Le monde que nous pensons est toujours notre image, notre miroir spéculatif. Si bien que nous voilà contraints de faire retour à la question de départ : l'image du monde vient-elle confirmer l'image du moi comme structure close ou structure ouverte, clôture parménidienne ou dispersion démocritéenne, Etre en soi et par soi, ou Devenir infini?

Il me semble qu'il est de la plus haute importance de poser ce "rien" à la racine de toutes chose, quelles que soient les termes que nous utilisons, et qui tous sont insuffisants, trompeurs et controuvés : rien, vide, vacuité, apeiron, arrythmiston. Ajoutons que la langue elle-même, du moins celle de l'espace indo-européen, conspire, de par sa structure grammaticale, à nous induire en erreur, si en toutes choses elle nous contraint à distinguer un sujet et un verbe, opérant une séparation entre l'action et l'agent : pas d'action sans acteur, voilà notre mythologie. Nous disons : "il pleut", mais quel est ce "il" qui pleut? Le tonnerre gronde, mais comment séparer le tonnerre de son grondement? Le tonnerre pourrait-il ne pas gronder, est-il libre de gronder ou de ne pas gronder? Nous voilà à réifier un mythique tonnerre disposant du libre arbitre, comme sil s'agissait de quelque divinité homérique : on entrevoit tout l'arrière plan mythologique, la longue histoire des âges primitifs qui parle toujours encore dans notre langue, et conditionne notre appréhension des faits. Il en résulte entre autres choses une conception ontologique du sujet, conçu comme agent libre, séparé de l'acte, capable d'agir et de ne pas agir, sujet souverain, fondement universel. Un pas de plus et voilà Dieu en personne, créateur du ciel et de la terre : '"Dieu, cet asile de l'ignorance" (Spinoza).

Tout cela fait série : le sujet comme auteur de l'acte, le libre arbitre, la création ex nihilo, Dieu le père, et l'être comme fondement.

C'est évident, il faudrait un nouveau langage, capable de dépister les impensés de la langue, de les déplier dans la critique, d'exhiber ses prérequis implicites, de démythifier les mythes, d'étaler la surface plane de la signification, d'exhumer les présupposés idéologiques : travail préparatoire, avant que de songer à dire, car on se demandera fort légitimement s'il est encore possible de dire sans retomber malgré soi dans les errements de la mythologie.

A titre d'exemple : comment utiliser la notion de sujet sans verser dans l'idéalisme, la substantification ou l'ontologie? Méthodologiquement il faudra faire tout ce qu'il est possible pour se passer de référence au sujet, et n'y recourir qu'en désespoir de cause, tout en précisant à chaque fois que ce sujet n'est pas une substance, une identité, une permanence, rien que le signe inévitable d'une singularité irréductible, l'opérateur logique d'une effectuation. Et rappeler, une fois de plus, la quadruple aporie établie par Enésidème (à la suite de Pyrrhon), présente elle aussi dans la pensée bouddhique :

Du sujet je ne peux affirmer :

      il est

      il n'est pas

      à la fois il est et il n'est pas

      à la fois il n'est pas et il n'est pas non-étant.

Mais on pourra sans grand dommage se contenter de la formule d'Héraclite : "nous sommes et nous ne sommes pas ", l'essentiel étant d'éviter la thèse éternaliste (nous sommes) et la thèse nihiliste (nous ne sommes pas) et de poser un entre-deux suspensif, qui ne dit rien de stable, de définitif, tout en ouvrant la pensée à la féconde incertitude du non-fondement.

La difficulté est de penser un sujet multiple, évolutif, naissant, mourant et renaissant, devenir et processus, alternatif et suspensif, actif, passif et réactif, insaisissable, indéfinissable, imprédictible, aléatoire, voilé et dévoilant, et, à la manière d'Eros, daïmon errant à l'infini entre la vie et la mort. C'est évidemment plus inconfortable, plus déroutant que le bon vieux sujet de la métaphysique pétri de vaine certitude et d'indécrottable illusion.

En somme, fondement ou non-fondement? Oui et non. Oui, s'il existe nécessairement un "quelque chose" sans lequel je ne serais pas, encore que je ne puisse en réduire l'énigme. Non, si je crois déceler un quelconque Etre que je puisse connaître par la pensée. C'est sur le « et » qui sépare et relie les deux propositions qu'il faut faire porter l'accent, comme fait Héraclite, nous contraignant à l'inconfort d'un indépassable entre-deux.

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